J’ai très récemment lu un article intitulé « Être auteur numérique, qu’est-ce que ça change ? », paru dans le blog de ChocolatCannelle, une consœur des Éditions Dominique Leroy. Dans cet article, il est question du statut d’auteur numérique et des changements qu’un tel statut pouvait engendrer par rapport aux moyens d’entrer en contact avec les lecteurs, posant ainsi la question, sans explicitement la formuler, du traitement des différentes modes de publications par une partie des acteurs du marché. C’est la notion d’auteur numérique qui m’a intrigué et qui m’a incité à m’interroger à mon tour sur les implications qu’un tel statut pouvait apporter. Je ne prétends aucunement au titre de spécialiste d’édition numérique, je laisse ce plaisir à d’autres, mieux réputés que moi, je voudrais seulement apporter quelques idées à un débat qui me paraît intéressant.
Une recherche Google indique que le terme auteur numérique est pratiquement absent du débat intellectuel avant 2008, date du premier Bookcamp qui s’est tenu à Paris, le 14 juin 2008 et où a été proposé aux participants un workshop intitulé « Les comportements et usages des auteurs numériques, vers une nouvelle espèce de créateur ? ». Cet événement est à l’origine de nombreuses réflexions sur le sujet [1]cf. par exemple le travail de Delphine Le Dudal, Sarah Millet et Mathilde Pruvot, « Les auteurs numériques, une nouvelle espèce de créateur », et on peut dire qu’il a largement contribué à faire entrer le concept d’auteur numérique dans les habitudes du langage.
Qu’est donc un auteur numérique ? Tout d’abord, il faut savoir qu’en 2008, le paysage était encore largement différent de ce qu’il est à l’heure actuelle. Le format EPUB venait d’être publié (en 2007) et était loin de s’imposer, et les principales plate-formes de publication numérique actives sur le marché français (TheBookEdition, Edilivre et Lulu.com) proposaient en premier lieu l’impression à la demande, avec en annexe seulement la possibilité d’acheter le texte en format PDF [2]Depuis, tandis qu’Edilivre et Lulu.com sont passés aux fichiers EPUB, TBE continue à miser sur le seul PDF..
Les auteurs numériques de l’époque étaient donc principalement caractérisés par :
- la volonté (ou la nécessité) de se passer d’un éditeur et, étroitement lié à cela
- la nécessité d’assumer d’autres fonctions que celle de créateur [3]« L’auteur numérique doit donc assumer d’autres fonctions que celles d’écrire le texte », Delphine Le Dudal, Sarah Millet et Mathilde Pruvot, L’auteur numérique au travail
On peut donc dire qu’un auteur numérique, à l’origine du terme, n’est rien d’autre qu’un auteur auto-publié. Le travail de Delphine Le Dudal, Sarah Millet et Mathilde Pruvot, « Les auteurs numériques, une nouvelle espèce de créateur », est, de ce point de vue, très révélateur, les notions d’auto-publication et d’auteur numérique y coïncidant :
L’auto-publication ne change donc rien au travail d’écriture de l’auteur, si ce n’est que l’auteur numérique jouit d’une plus grande liberté quant au contenu de son ouvrage [4]l.c., L’auteur numérique au travail
L’auto-édition n’est pourtant pas un phénomène lié, de près ou de loin, à l’avènement du numérique. Mais quand on sait que publie.net a été créé précisément en 2008 et que les autres acteurs pure players de l’édition numérique sont arrivés bien plus tard encore [5]Edicool date de 2009, Numériklives de 2010. S’il est vrai que le site onlit.net a été créé en 2006, c’était d’abord sous forme de revue PDF téléchargeable, les ONLIT EDITIONS n’existant que … Continue reading, on comprend pourquoi les acteurs de l’époque ont dû avoir une vision quelque peu abrégée de l’auteur numérique. On pourrait même se demander comment le concept a pu être inventé à ce moment-là, si ce n’est à travers une simple « extension littéraire » de ce qui existait déjà ailleurs, sur la toile, à savoir les auteurs d’un blog ou d’un site internet, numériques par définition. L’invention du concept, aurait-elle précédé l’émergence du phénomène ?
D’un autre côté, l’auteur numérique ne peut pas simplement être celui qui se sert d’outils informatiques pour la rédaction de ses textes. Aujourd’hui, on serait obligé d’appliquer cet épithète à la quasi-totalité des écrivants, ce qui rendrait superflue la notion même. Cela n’empêche évidemment pas de s’interroger à propos de l’influence des outils sur l’écriture elle-même, surtout quand on considère que le fait de travailler sur ordinateur implique, dans une très large mesure, une connexion sur internet et d’avoir donc accès à l’extraordinaire richesse de la toile, ce qui permet des excursions instantanées à des milliers de kilomètres et de tisser des liens avec le monde environnant, de pouvoir en explorer les détails les plus exotiques et de créer une foule d’associations par le jeu des hyperliens.
De l’article déjà cité de ChocolatCannelle, il ressort clairement que l’auteur numérique n’est plus, en 2013, ce qu’il a pu être en 2008. D’auto-édité il est devenu celui qui est publié en numérique, dont la lecture nécessite donc un support numérique [6]L’auteur ne le dit pas clairement, mais elle établit le lien quand elle parle de la « vente d’eBooks » qui profiterait de l’usage des réseaux sociaux par les auteurs.. Si, en 2008, l’auteur numérique était principalement caractérisé par le fait de télécharger un fichier, il est devenu, cinq ans plus tard, un des acteurs principaux d’un paysage éditorial dématérialisé. C’est précisément entre 2008 et 2011 qu’on a pu assister à l’émergence de structures éditoriales d’un nouvel ordre qui, profitant des avantages d’une publication en numérique dans la mesure où elles peuvent se passer, au moins en partie, de services intermédiaires coûteux comme les imprimeurs, les distributeurs ou encore les libraires, revendiquent la qualité d’un travail éditorial classique. Ce sont donc des structures qui, s’ils comblent les lacunes des plate-formes citées plus haut, ont adopté les caractéristiques des acteurs traditionnels, à savoir, entre autres, une ligne éditoriale, un comité de lecture et un tri parfois assez sévère parmi les manuscrits envoyés.
Est donc auteur numérique, en 2013, celui qui est retenu et ensuite publié par une de ces nouvelles structures éditoriales, un éditeur numérique « pure player ». Cette définition est devenue assez courante, au point que des auteurs revendiquent un tel statut, comme p.ex. Anita Berchenko, autrice et éditrice déléguée chez Numériklivres, dans un entretien en mars 2012, concédé au magazine en ligne Numéritérature.
C’est donc l’éditeur numérique qui a d’abord, en quelque sorte, créé l’auteur numérique tel qu’on le connaît aujourd’hui. Ne serait-ce donc pas plus pertinent de modifier la question initialement posée par ChocolatCannelle : « Être publié exclusivement en numérique, qu’est-ce que ça change ? » Tout en sachant que le propos de l’article en question porte sur un point bien précis, à savoir la « communication via Internet » entre les auteurs et leur public.
Le temps est venu de faire un petit tour d’horizon des formules de publication qui se pratiquent à l’heure actuelle pour voir ensuite s’il y a effectivement des différences entre elles quant à la communication des auteurs.
On peut recenser au moins trois catégories [7]Je ne ferai pas à mes lecteurs la disgrâce de parler du compte d’auteur qui ressemble plus à une arnaque qu’à une forme de publication sérieuse, et qu’on pourrait d’ailleurs classer comme de … Continue reading:
- les maison « classiques » qui optent en premier lieu pour le papier et utilisent le numérique avec plus ou moins de réticence, le plus souvent comme un circuit de distribution supplémentaire [8]Les « Gallimion » si allègrement créés par Jean-Louis Michel dans son polar Sang d’Encre.
- les pure players qui, comme Numériklivres, Edicool, ONLIT ou encore Dominique Leroy, misent sur le 100 % numérique
- l’auto-édition qui se fait aujourd’hui, contrairement à ce qui se pratiquait en 2008, en très grande partie en numérique et surtout via le programme KDP d’Amazon
Les deux premiers cas présentent beaucoup de points communs, notamment en ce qui concerne les auteurs. Ceux-ci font confiance à un éditeur qui, lui, se charge non seulement de travailler sur le texte et de mettre celui-ci au point, mais encore de se battre pour lui acquérir un lectorat. Si les auteurs de la première catégorie sont en général largement sollicités pour des campagnes de promotion, à savoir des dédicaces, des apparitions dans les salons ou encore des interventions dans les médias, les auteurs de la deuxième catégorie sont par contre sensiblement moins présents (voire pas du tout) dans de telles manifestations qui font pourtant partie de l’arsenal publicitaire des éditeurs établi de longue date :
« Ils [les auteurs numériques] n’interviendront pas dans une librairie pour dédicacer leurs livres. Le contact avec les lecteurs a lieu sur la toile… »
L’intérêt des éditeurs étant pareil dans les deux cas (promouvoir les auteurs pour vendre des livres), faut-il y voir une certaine réticence de la part des autres acteurs, comme les libraires, les médias traditionnels ou encore les organisateurs de foires et de salons ? Réticence qui peut s’expliquer, notamment dans le cas des libraires, par des velléités concurrentielles, si ce n’est par des phobies sentimentales qui font craindre le contact avec toute manifestation numérique potentiellement nuisible aux propres profits.
Pour remédier à cette lacune, les auteurs numériques et leurs éditeurs ont dû apprendre à se servir des réseaux sociaux et des blogs, moyens facilement accessibles à tous sans générer de grands frais et qui permettent effectivement d’établir un contact avec des lecteurs (potentiels). Il ne faut pourtant pas se faire d’illusions à propos de la réelle portée d’un individu sur Facebook, peu importe le nombre de ses « amis » ! Les réseaux sociaux étant contraint de générer des revenus, leurs services publicitaires sont payants. Et pour faire connaître un blog, il faut travailler dessus de façon permanente, ce qui n’est pas nécessairement à la portée d’un auteur qui a besoin de travailler pour gagner sa vie et qui aime mieux consacrer le temps libre à l’écriture de son prochain texte qu’à celle d’un article de blog.
On peut évidemment classer ces activités-là dans la rubrique des interventions médiatiques, avec la différence pourtant que, dans la plupart des cas, il n’y a pas d’intermédiaire (journaliste, présentateur, chargé de communication) pour filtrer les propos, les auteurs jouissant d’une assez grande liberté pour y déployer leurs efforts communicatifs et publicitaires. Il est clair par contre que ce domaine-là n’est pas réservé aux auteurs numériques, et on y trouve bon nombre d’auteurs de la première catégorie, ce que souligne ChocolatCannelle dans l’article cité :
Se faire connaître, faire connaître les textes que l’on a publiés, échanger avec des lecteurs : tout cela passe par le net. Or, les auteurs de publication papier font parfois davantage d’efforts en ce sens que les auteurs numériques…
Reste à savoir si la présence de ceux-ci sur les réseaux est due à un intérêt et une implication personnels ou aux efforts rémunérés d’une agence de marketing… Quoi qu’il en soit, il n’y a, a priori, aucune raison pourquoi on n’ouvrirait pas les plateaux télé où les stands des salons à la deuxième catégorie d’auteurs, dont certains ont pondu d’excellents textes. Si leurs éditeurs finissent par se faire remarquer, à force de textes de qualité et de persévérance, on les fera entrer dans le sérail des rentrées littéraires et autres gadgets publicitaires.
Dans ma petite énumération des modes de publication, on a vu apparaître, dans la catégorie des auto-édités, le programme KDP d’Amazon, ouvert en France depuis octobre 2011. Contrairement aux plate-formes d’auto-édition déjà passées en revue, Amazon a tout de suite misé sur le numérique, tant pour la production que la distribution. Le succès a été énorme, et des milliers de titres sont aujourd’hui disponibles. Si le géant de Seattle, à l’instar de ses concurrents, n’inclut pas non plus des services éditoriaux, il est, de par sa popularité et son implantation mondiale, devenu pratiquement incontournable et ouvre un moyen facile de publication à un grand nombre d’auteurs. Ceux-ci sont certes publiés en numérique, mais est-ce qu’on peut pour autant parler d’auteurs numériques ? Dans la mesure où on ne peut pas savoir si ces auteurs-là ont écrit leurs textes en visant la publication en numérique, ou si celle-ci n’est qu’un pis-aller faute de mieux, j’ai des doutes à propos de la pertinence d’une telle désignation.
Les auteurs de la troisième catégorie se trouvent confrontés aux mêmes problèmes que ceux qui, en 2008, ont fait confiance à Lulu.com ou TBE, à savoir la pénurie de services éditoriaux et la nécessité de s’occuper eux-même de la promotion. L’absence de cette dernière et le fait de se trouver dans un milieu ou des milliers d’auteurs se disputent l’attention du lecteur a posé avec plus d’acuité encore la question de la visibilité, au point que des services spécialisés se sont créés qui en promettent davantage à leurs clients, une pratique qui a récemment soulevé une véritable querelle. Quoi qu’il en soit, rares sont les auteurs auto-édités qu’on ne trouve pas, de façon plus ou moins visible, sur la toile. Il y a certes des cas particuliers, comme celui de la traductrice qui s’est lancée, le temps d’une petite série de nouvelles, dans l’écriture érotique, et qui ne tient pas particulièrement à ce que l’on puisse identifier la personne qui se cache derrière le pseudonyme qu’elle s’est octroyé pour donner libre cours à sa créativité, mais il me semble que de tels cas ne sont pas très fréquents.
Paradoxalement, c’est dans cette même catégorie, celle des auto-édités qui ne bénéficient du soutien d’aucun éditeur, qu’on trouve des cas qui ont fait parler d’eux de façon assez spectaculaire, comme Agnès Martin-Lugand avec son blockbusteur littéraire Les gens heureux lisent et boivent du café, qui a réussi, après des milliers de ventes sur la plate-forme numérique d’Amazon, à intégrer la première catégorie en se faisant remarquer par l’éditeur Michel Lafont. Il y a sans doute d’autres auto-édités qui arrivent à générer de modestes revenues, mais c’est en lisant les blogs, justement, qu’on se rend compte que le succès se fait attendre et que les remises en question sont à l’ordre du jour. On ne peut de défendre de l’impression que l’auto-édition est tout d’abord perçue par une bonne partie des auteurs concernés comme un moyen de s’imposer, malgré tout, après avoir essuyé les refus des éditeurs classiques [9]Il ne faut pourtant pas oublier qu’il y a des auteurs auto-édités dont les textes ont tout pour séduire !.
Qu’en est-il donc, avec tout cela, de l’auteur numérique ? Il me semble que c’est principalement aux auteurs de la deuxième catégorie qu’il faut appliquer cette désignation, ceux qui assument l’environnement numérique et qui veulent pousser plus loin pour savoir où les mènera le développement technologique et quel impact celui-ci aura sur leur créations. On peut citer l’exemple de Jeff Balek, auteur Numériklivres d’abord et créateur d’univers parallèles ensuite, pour illustrer cette thèse. Il y a certes des auteurs très engagés dans les milieux de l’auto-édition, dont les textes feraient baver les scouts littéraires des grandes maisons, si seulement ils les connaissaient, mais leurs efforts, dans la grande majorité des cas, ne tournent pas principalement autour des possibilités de la révolution numérique, mais plutôt autour de la volonté de s’imposer sur le marché « classique », dominé par les maisons traditionnelles.
Références
↑1 | cf. par exemple le travail de Delphine Le Dudal, Sarah Millet et Mathilde Pruvot, « Les auteurs numériques, une nouvelle espèce de créateur » |
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↑2 | Depuis, tandis qu’Edilivre et Lulu.com sont passés aux fichiers EPUB, TBE continue à miser sur le seul PDF. |
↑3 | « L’auteur numérique doit donc assumer d’autres fonctions que celles d’écrire le texte », Delphine Le Dudal, Sarah Millet et Mathilde Pruvot, L’auteur numérique au travail |
↑4 | l.c., L’auteur numérique au travail |
↑5 | Edicool date de 2009, Numériklives de 2010. S’il est vrai que le site onlit.net a été créé en 2006, c’était d’abord sous forme de revue PDF téléchargeable, les ONLIT EDITIONS n’existant que depuis 2011 |
↑6 | L’auteur ne le dit pas clairement, mais elle établit le lien quand elle parle de la « vente d’eBooks » qui profiterait de l’usage des réseaux sociaux par les auteurs. |
↑7 | Je ne ferai pas à mes lecteurs la disgrâce de parler du compte d’auteur qui ressemble plus à une arnaque qu’à une forme de publication sérieuse, et qu’on pourrait d’ailleurs classer comme de l’auto-édition qui se donne des allures d’édition classique |
↑8 | Les « Gallimion » si allègrement créés par Jean-Louis Michel dans son polar Sang d’Encre. |
↑9 | Il ne faut pourtant pas oublier qu’il y a des auteurs auto-édités dont les textes ont tout pour séduire ! |