Depuis le temps que j’en parle, je suppose que chaque visiteur de la Bauge littéraire a pu se faire au moins une petite idée à propos de ma ravissante consœur ChocolatCannelle, une femme extraordinaire qui s’est taillé, grâce à ses fonctions multiples, une place de choix dans le domaine érotique : blogueuse, éditrice chez Dominique Leroy et auteure de quelques très beaux textes dont certains sont entrés dans la Bauge du Sanglier.
Il y a quelques jours, elle a publié un petit article à propos du rôle de l’auteur dans ses propres créations, des différentes voix qu’utilise celui-ci pour tisser ses textes : Je n’est pas l’auteur. Tout texte littéraire étant donc un véritable écheveau où s’emmêlent une multitude de voix, il y a parfois (même souvent) des lecteurs qui tombent dans le piège et confondent le personnage fictif, tel qu’il est présenté à travers les commentaires du narrateur ou d’un autre personnage, voire à travers une voix qui prétend être celle de l’auteur, avec les faits et gestes et les opinions de l’être humain qui a eu le mérite (parfois fort discutable) d’agencer plus ou moins savamment les mots et les phrases du récit que le lecteur en question est en train de lire. Je ne peux que recommander cet article fort pertinent, mais ici n’est pas le lieu de renouveler une discussion fort ancienne ou de tourner en dérision la confusion des lecteurs, confusion que certains auteurs, ne l’oublions pas, se plaisent à faire naître et à entretenir. J’ai par contre profité de l’article très riche en pistes à explorer pour lire le texte à l’origine des remarques que ma consœur s’est vu adresser par une lectrice, texte entré depuis longtemps dans ma liseuse où je l’avais tout simplement oublié et où il était en train de ramasser plein de poussière virtuelle : À voyeur, voyeur et demi. Merci donc à la lectrice inconnue qui me donne ainsi l’occasion de pénétrer un peu plus loin encore dans l’univers érotique créé par ChocolatCannelle. Et je conseille à chacun de lire les deux textes l’un à la suite de l’autre, le petit récit et l’article qui en est le parfait compagnon.
L’intrigue est vite résumée, d’autant plus qu’on peut à peine parler d’intrigue dans le cas présent. Hélène, la protagoniste, habite un immeuble dont les murs ont l’épaisseur du papier-bible et sont donc très mal insonorisés. Ce qui, compte tenu du fait qu’elle jouit d’une imagination très vive, la rend capable de se créer une multitude de fantasmes sur base des bruits qui lui parviennent des autres appartements. Et puis, comme le proprio n’est pas seulement un tantinet avare, négligeant le maintien des installations, mais encore un vieux dégueulasse (les auteurs américains l’auraient traité de « dirty, old man ») qui ne se prive pas, quand l’occasion se présente, de profiter des charmes d’une demoiselle en détresse, celle-ci est servie. S’il ne se passe donc pas grand chose sur les quelques pages du récit, le lecteur a le plaisir d’assister à quelques joyeuses parties de baise déclenchées par les réflexions de la protagoniste. À moins que tout ça ne se passe dans sa tête. Et là, soudain, c’est le déclic. Parce que, après tout, tout ça n’a aucun rapport avec les faits extérieurs de la vie. Cela se passe dans les têtes et nulle part ailleurs, dans celle de l’auteure, dans celles des lecteurs, et la protagoniste serait la seule à échapper à cette malédiction ? Comment le savoir, d’autant plus qu’une autre voix, celle qui se prétend émaner de l’auteure, s’en mêle, une voix qui précise qu’il s’agit bien d’un texte érotique, basé sur ce que son personnage « peut ressentir, imaginer », un texte dans lequel la réalité telle qu’on la connaît, est abolie au profit d’une autre, construite, celle-ci.
Le texte n’est donc rien qu’une petite fantaisie, un jeu avec la multiplicité des réalités, construites peut-être, mais toujours vécues, une mise en garde contre la confusion que l’exposition au monde fantasmatique de la littérature peut engendrer, confusion rendue plus vive encore quand il s’agit d’une littérature qui s’adresse aux pulsions humaines les plus profondes et les mieux enfouies. Faut-il souligner le fait que tout ceci est rendu plus flagrant encore par l’usage que fait ChocolatCannelle des scénarios les moins originaux qu’on puisse imaginer ? Comme celui du plombier ? Ou, justement, du proprio salace ? Quelle façon plus efficace pour indiquer qu’on est en territoire de fantasme ? À moins de l’écrire dessus, peut-être, mais bon, il y a des limites à respecter quand même…
C’est grâce à ce petit jeu pas si innocent que se permet ChocolatCannelle que le texte nous rentre dans la peau, mine de rien, sournoisement presque, se glisse dans nos têtes, y fait régner une belle confusion, malgré (ou à cause ?) de la mise en garde, et nous fait voir de toutes les couleurs. Ce n’est peut-être qu’un exercice de style, mais un exercice, il faut l’avouer, fort réussi. Et comme il incite à remettre en question toutes les histoires, on ne saurait s’étonner de ce qu’il soit maltraité par ceux qui ne demandent rien d’autre qu’une belle – histoire.
Une dernière remarque avant de conclure : ChocolatCannelle parle aussi, dans son article, d’une certaine vulgarisation de la littérature érotique, suite sans doute au succès des 50 nuances ineffables. Et c’est précisément cette vulgarisation qui attire un grand nombre de lectrices qui confondent la littérature érotique avec un de ses sous-genres, la romance (parfois très légèrement) érotique. On ne s’étonne pas de voir ces lectrices-là fuir un texte comme celui dont on vient de parler de façon aussi élogieuse. Je parle d’ailleurs en connaissance de cause, il suffit de relire l’article consacré à mes Chattes par les Reines de la Nuit. La littérature érotique va beaucoup plus loin, une de ses caractéristiques principales étant justement de déranger, d’obliger le lecteur à remettre en question sa façon de concevoir le monde. Et c’est là le terrain hanté par des auteurs comme ChocolatCannelle.
ChocolatCannelle
À voyeur, voyeur et demi
Editions L’ivre-Book
ISBN : 978−2−36892−035−0
2 réponses à “ChocolatCannelle, À voyeur, voyeur et demi”