Roman K. en est, après Les trips insulaires de Carline et Tulle doré, à son troisième texte publié aux Éditions Dominique Leroy, et on peut dire que le petit dernier a tout pour séduire l’amateur de littérature érotique. Au fait, Shooting Mona, c’est du Roman K. tout craché, à commencer par un style serein qui garde toute sa clarté malgré les eaux troubles où naviguent les personnages, en passant par certaines préférences que se lèguent entre eux les protagonistes, comme un penchant pour les endroits pourris et l’uro, et surtout une approche directe et totalement décomplexée des choses du sexe, trait principal des protagonistes féminins. Après Carline, l’héroïne du premier texte, et la femme anonyme du deuxième, voici donc venu le tour de Mona, jeune fille délicieusement impudique de « pas tout à fait 20 ans » (Chap. 1), qui se laisse initier aux usages d’un monde quelque peu particulier, celui de la photographie érotique. Est-ce qu’il faut préciser qu’on est ici en plein territoire du fantasme et qu’il ne faut pas confondre ce texte avec le guide du petit top model en herbe ? Quoi qu’il en soit, Mona, une fois les premières frontières franchies, se laisse happer par l’inconnu (à moins qu’il faille utiliser le pluriel), et le plaisir extraordinaire que lui procure l’exhibition de son corps la pousse vers l’exploration des fantasmes et l’envie de pénétrer toujours plus loin dans le terrain inconnu et délicieux que les sessions de photographie (les shootings) lui font entrevoir.
Mona est une jeune femme qui a décidé de rompre les attaches et qui, fraîchement débarquée dans une ville inconnue où elle « ne connaissai[t] quasiment personne » (Chap. 3), y navigue plus ou moins au pif. Une jeune femme plutôt décomplexée, ce qui ressort assez vite des allusions qu’elle fait, au gré des chapitres, à son passé et surtout de ce qu’elle raconte de façon si laconique à propos de l’aventure qu’elle a vécue juste avant de prendre le train : croiser une fille et faire l’amour avec elle « dans un parc public mal éclairé, en pleine ville » (chap. 3). On l’imagine donc bien disposée à exploiter les possibilités que ne tarderont pas à lui faire entrevoir les proposition des adhérents du site internet dont Térésa (l’inconnue du parc) lui a donné les coordonnées et où elle vient de publier une fiche modèle. Une fiche avec des photos où elle pose nue. Les choses, on le devine, ne tarderont pas à se corser, et la première bite qui se présente à sa bouche au cours d’une session de photographie (dont on ne saurait même pas affirmer qu’elle aurait dégénéré) y est admise avec beaucoup de plaisir et très peu d’hésitation. Certes, Mona se pose des questions à propos des limites qui séparent la photographie érotique voire pornographique de la prostitution, mais de telles interrogations ne l’empêcheront pas d’aller encore beaucoup plus loin. Jusqu’à accepter de faire partie de scénarios qui n’ont plus rien de conventionnel – et qui feraient sans aucun doute peur à certains.
Shooting Mona, c’est un texte qui vit en très grande partie à travers ses appels incessants à l’imagination. Celle du lecteur, mais celle de la protagoniste surtout, dont la vie semble peu à peu transvidée dans les scénarios qui, seuls, lui permettent de s’épanouir, à travers les excursions dans les parcs et les demeures délabrées, théâtre des ses expéditions impudiques, mais surtout en voyageant jusqu’au bout des territoires fantasmatiques qui accueillent (seuls rendent possibles ?) ses jouissances. En dehors de cette imagination chauffée à blanc, une drôle de léthargie s’empare d’elle et elle se retire dans son appartement, en manque, privée des ressorts qui la font bouger, de la volonté qui la pousse en avant vers un prochain épisode des mises en scène où elle évolue au gré du prochain réalisateur. Ailleurs, la vie diminue, le plaisir est devenu pratiquement inconcevable, comme dans ce passage qui raconte la longue attente d’une journée qui s’étend vide devant elle, sans rendez-vous avec un de ses photographes. Elle ne sait que faire, met « une éternité à [s]e lever », la journée se vide, le monde perd ses contours dans un ciel blanc. Un peu comme une page blanche qui attend de se couvrir de caractères pour raconter une histoire. Même le plaisir se rétrécit, se dérobe : « Ma chatte me brûlait toujours. Je renonçai à trois reprises à me branler. » (chap. 7), une imagination qui tourne à vide, un moteur qui manque d’essence : « Seules des bribes d’images me traversaient l’esprit, décousues, figées. » (chap. 7). Un peu plus tard, les effets deviennent plus sensibles, et Mona se rend compte que ce n’est peut-être pas tellement la vie qui diminue, mais elle qui s’en éloigne :
« Je me sentis très loin du monde dans lequel je vivais, ce soir-là. Très loin des individus qui s’agitaient pourtant si près de moi, et si loin des sujets qui semblaient les préoccuper. Je me sentais étrangère. Une extra-terrestre venue prendre des nouvelles de la planète qui l’avait vue naître… » (chap. 10)
Mais l’écran blanc qu’est devenu Mona ne tarde pas à se couvrir d’histoires, de scènes tout droit sorties d’un film X comme l’épisode de la petite black (chap. 11) qui l’aborde en pleine rue pour lui proposer un plan à trois. L’imagination déborde dans la vie, s’en empare, l’engloutit. Shooting Mona peut donc aussi être compris comme le récit d’une dépossession, la transformation d’un être humain en personnage de fiction, de cinéma. À moins qu’il ne s’agisse de celui d’une dépendance – au sexe, aux fantasmes, aux scénarios pondus et réalisés par des metteurs en scène auxquels Mona confie son corps devenu la valeur qu’il faut mettre dans la balance pour obtenir la dose dont elle a besoin pour vivre – shooting Mona, un titre qui oscille entre les significations que peut avoir ce mot dans la langue de Shakespeare, un mot qu’on utilise pour désigner une série de photographies, mais aussi la dose que s’injectent les toxicomanes.
Le texte culmine dans un scénario qui emmène les personnages dans les terres de l’inceste voire de la pédophilie, le tout, évidemment, dans les têtes, derrière des parois bien épais, à l’abri des juges et de leur code pénal. Est-ce là une prise de position de la part de Roman K. à propos de la question de la liberté ? Une interrogation sur l’abolition de la vie qu’il faut supprimer pour vivre les fantasmes ? Je ne saurais vous donner une réponse définitive, je me borne volontiers à indiquer des pistes à suivre. Mais une chose me semble certaine – et largement suffisante pour faire de ce texte une lecture incontournable : on y trouve une chaleur à faire vibrer les corps les plus récalcitrants, une chaleur qui fait bouillonner les mots et les phrases, exacerbée par l’usage impeccable et la maîtrise du style qu’on a le droit d’attendre de la plume de Roman K.
Roman K.
Shooting Mona
Éditions Dominique Leroy
ISBN : 978−2−86688−952−4