Tulle doré est le deuxième texte de Roman K. édité par les Édition Dominique Leroy dans l’espace de quelques mois, et comme le premier, Les Trips insulaires de Carline, m’a laissé une très bonne impression, je n’ai pas tardé à me procurer ce nouveau titre paru le 22 avril 2014.
Dans quatre brefs chapitres, Roman K. raconte une série de rencontres entre un auteur de scénarios de film et une belle inconnue, personnage énigmatique à l’identité plutôt floue. Ils se croisent dans la brasserie où l’auteur, profitant d’une « bourse d’aide à l’écriture » (chap. 1) a l’habitude de passer une bonne partie de son temps, fasciné par le spectacle offert par la place animée et bien visible derrière les « larges baies vitrées ». En bon cinéaste, il profite même de la disposition du bar « afin de ne pas limiter [s]es observations à des angles spécifiques de la place » (chap. 1).
Un jour, il découvre donc une belle inconnue blonde qui, tout simplement, « apparut un jeudi matin ». Peu à peu, fasciné par sa beauté, les rouages s’enclenchent dans la tête du cinéaste / spectateur, et une lente évolution des idées, nées de l’observation, fait naître des fantasmes, le spectateur frôlant les limites du voyeurisme, changeant la belle inconnue avec son extérieur soigné qui la classe dans une caste professionnelle tout ce qu’il y a de plus sérieux (et de potentiellement inaccessible) en objet sexuel :
Je quittai la brasserie dans le quart d’heure suivant et rentrai chez moi pour me masturber en la projetant. (chap. 1, dernier paragraphe)
Contrairement à la masturbation (« rapide » selon ce que révèle le début du chap. 2), l’observation a besoin de temps et le détail de ces mêmes observations révèle une obsession en train d’engloutir le narrateur. Rien ne lui échappe, même pas le nombre de boutons défaits ou encore le fait de ne pas sucrer son café.
Rendu plus hardi par la peur de la voir cesser de fréquenter le bar, le narrateur prend son courage entre ses deux mains et l’approche avec la plus vieille technique de drague possible, faisant preuve d’une imagination plutôt bornée (ce qui promet pour ses scénarios). L’offre sera poliment déclinée, et notre héros qui, « la queue entre les jambes » (chap. 2), se croit éconduit une bonne fois pour toutes, est bon pour une surprise. Plusieurs en fait. Parce que non seulement la belle revient à sa table pour lui proposer de l’accompagner, mais encore le conduit-elle dans un immeuble assez maussade où il reçoit l’ordre de s’occuper d’elle d’une façon qu’il n’aurait sans doute pas imaginée pendant ses sessions de plaisir solitaire.
Cette rencontre n’est que la première d’une petite série dont chacune, séparée des autres par un intervalle de temps assez long, prend un caractère de plus en plus insolite. Les lieux deviennent de plus en plus sordides, passant d’une cour encombrée d” « une infinité de planches, de caisses, de bouts de bois, de bordel » pour culminer dans une maison abandonnée dont je me borne à vous indiquer un minuscule détail pour ne pas priver mes lecteurs des plaisirs de la découverte :
« Le sol mangé par la mousse, les dépôts et les excréments décomposés de générations de squatters, à l’évidence, qui avaient marqué leur passage à coups d’inscriptions à la bombe sur des vestiges de papier peint… » (chap. 4)
Le sexe est à la hauteur de l’habitat choisi par la belle, et les deux partenaires ne se privent pas d’ajouter leurs liquides à ceux qui déjà moisissent le matelas nauséabond sur lequel leurs ébats se produisent.
Après un tel paroxysme, la fin est malheureusement des plus banales, et le narrateur nous révèle qu’il a profité de ses expériences pour boucler le scénario d’un film X. Quant à l’inconnue, le reste est silence et le lecteur se retrouve quelque peu désemparé à la sortie de cette succession de rencontres pour le moins insolites, sans la moindre idée à propos du sort futur des personnages dont il vient d’être le témoin de leurs ébats. En fait, tout semble s’arrêter à la surface, faisant des protagonistes et du décor un monde étrangement plat, comme si ceux-ci étaient réduits aux deux dimensions d’un film. Mais c’est là une des conséquences de l’approche « cinéaste » qu’a choisie Roman K. pour la mise en scène de ce texte. Tout n’y est que regard, tout mouvement, tout développement naît du regard, mais celui-ci ne peut percer la couche épaisse de l’extérieur, capable tout au plus d’alimenter des réflexions et des fantasmes. C’est pour cela que l’inconnue nous échappe tout à fait, enfermée dans l’anonymat qu’elle s’est choisie – que l’auteur a choisi ! – pour s’embarquer dans sa quête de l’immonde. Nous disposons de rien, ne connaissant même pas son prénom ni son activité professionnelle, ni son passé, et nous en sommes réduits à imaginer les raisons de ses préférences sexuelles peu communes voire repoussantes.
Roman K. reste fidèle, dans ce deuxième texte, au procédé narratif si bien mis en œuvre dans les Trips insulaires : Il met en scène des rencontres entre des inconnus, sans s’embarrasser outre mesure du côté sentimental de la chose, sans grandement se soucier de leurs motivations non plus, laissant au lecteur le plaisir (ou l’obligation) de continuer le récit, de pousser plus loin la narration, d’imaginer des suites possibles sans buter contre les lettres qui composent le mot FIN qu’on voit planer au milieu de l’écran tendu par cet écrivain peu opportun qui laisse ainsi sa part de responsabilité au lecteur, traitant avec lui d’égal à égal.
Tulle doré, avec son approche minimaliste, l’action se réduisant à un jeu de petit théâtre avec ses deux protagonistes et ses quelques figurants réduits au silence, a l’avantage de concentrer l’attention du lecteur, lui offrant un foyer sur lequel le regard se braque presque automatiquement faute de diversion, lui offrant donc la totalité du spectacle créé par les soins de l’auteur qui assume (et distribue) les rôles, au gré des nécessités du tournage, de metteur en scène et de caméraman. Le petit texte permet donc de se faire une idée assez précise quant à l’acte de création et des moyens mis en œuvre pour alimenter l’illusion. Je dirais pourtant que l’élément principal de l’art de Roman K. est la force de ses descriptions, une force qui le met à même de créer des endroits vivants et des personnages qu’on n’a aucun mal à voir descendre de l’écran pour continuer à mener leurs vies indépendamment de la volonté de celui qui les a d’abord animés. C’est pour cela aussi que j’ai gardé un aussi bon souvenir de la lecture des Trips insulaires, et c’est à ce titre que je regrette la brièveté de Tulle doré, même si j’apprécie l’aperçu que celui-ci nous permet sur l’art d’écrire propre à Roman K.
Tulle doré
Éditions Dominique Leroy
ISBN : 978−2−86688−881−7