En-tête de la Bauge littéraire

Manuel Blanc, Carnaval

Voi­ci donc Car­na­val, le titre qui inau­gure la col­la­bo­ra­tion entre Sté­phane Mil­lion, fon­da­teur des Édi­tions homo­nymes, et Hugo Roman, édi­teur qui fait par­tie de la « mai­son d’é­di­teurs » Hugo & Cie, la struc­ture qui abrite, entre autres, les Édi­tions Blanche sous son toit mer­veilleu­se­ment large. Car­na­val est donc un pre­mier roman à plu­sieurs titres, tout d’a­bord celui de son auteur, le comé­dien Manuel Blanc, mais aus­si celui de la nou­velle collection.

L’i­mage ci-des­sus est la cap­ture d’é­cran d’un clip pro­mo­tion­nel qui n’est plus dis­po­nible sur You­Tube. Il a sans doute été reti­ré suite à une ques­tion de droits d’au­teur. Inutile donc de cli­quer, cela ne vous mène nulle part.

Car­na­val, c’est un récit livré à la pre­mière per­sonne par un nar­ra­teur res­té ano­nyme, acteur de son état, qui, après avoir été délais­sé par son amant, part pour un voyage à des­ti­na­tion de Ber­lin. Un chan­ge­ment de train à Cologne en décide autre­ment, et le nar­ra­teur s’embarque à la décou­verte d’une ville hiver­nale enga­gée à fond dans la « cin­quième sai­son », c’est à dire que le car­na­val y bat son plein. En plus, c’est dans la métro­pole rhé­nane que l’a­mant dis­pa­ru lui a fixé ren­dez-vous « dans une quin­zaine de jours devant la cathé­drale de Cologne » (p. 10).

Le séjour com­mence par quelques (faibles) touches de cou­leur locale : une bière, une sau­cisse et le spec­tacle des pas­sants dégui­sés qui annonce la folie des jours à venir. Ensuite, c’est la recherche d’un abri, l’ins­tal­la­tion dans un pre­mier hôtel, le dégui­se­ment (en gorille), un pre­mier jour pas­sé en soli­taire, hap­pé par la ville et l’ef­fer­ves­cence des évé­ne­ments qui se pré­parent. Le len­de­main, c’est la ren­contre d’une équipe de tour­nage impro­bable à laquelle le nar­ra­teur se lie, le temps de quelques prises, tou­jours dégui­sé en pri­mate, avant de tro­quer son cos­tume contre un autre, le jour sui­vant, celui de Bat­man. Entre temps, il y a eu chan­ge­ment d’hô­tel et la ren­contre d’E­duar­do, jeune Ita­lien venu pour une phe­ro­mone par­ty. Par le plus grand des hasards, le nar­ra­teur croise son amant per­du et se met à le filer, plan­tant là l’é­quipe sou­dai­ne­ment à court de super-héros. Le nar­ra­teur appren­dra plus tard que sa fila­ture s’est dou­blée d’une autre et qui lui-même a atti­ré un pour­sui­vant, à savoir le pho­to­graphe de l’é­quipe de tour­nage. L’in­trigue elle-même se fau­file entre des entre­tiens avec Eduar­do, des réflexions sur les états de pri­mate et de super-héros, la soi­rée annon­cée dédiée aux odeurs et aux attrac­tions chi­miques, de nou­velles pour­suites à tra­vers les rues gla­ciales et noc­turnes, quelques esca­pades sexuelles, hono­rant les deux sexes de façon équi­table, et une pro­po­si­tion presque méphis­to­phé­lique de la part du pho­to­graphe qui aime­rait immor­ta­li­ser (!) le moment des retrou­vailles des deux hommes, sans pour­tant (vou­loir) connaître la nature des liens qui peuvent exis­ter entre ces deux per­son­nages à lui incon­nus. Le tout se ter­mine sur une plage ita­lienne, l’a­mant per­du ayant été rem­pla­cé par un autre, avec peu avant la conclu­sion un fait divers pour don­ner du relief au pho­to­graphe, per­son­nage énig­ma­tique dont les contours seule­ment se des­sinent sous la lumière des projecteurs.

Reve­nons un peu à ce mot de « pro­jec­teurs » qui clôt le para­graphe pré­cé­dent. Manuel Blanc est, je l’ai dit, acteur, et il y a, dans son roman, un grand nombre d’élé­ments qui ren­voient au monde du sep­tième et du hui­tième Art. Il y a, bien évi­dem­ment, la ren­contre pro­lon­gée avec l’é­quipe de tour­nage, et l’é­pi­sode capi­tale du pho­to­graphe, mais on trouve dans ce texte d’autres élé­ments encore rele­vant du même domaine, des élé­ments plus obs­curs, mais qui montrent par cela même à quel point le dis­cours fic­tion­nel est empreint des ori­gines (pro­fes­sion­nelles) de son auteur. Qu’on ne pense qu’à ce fait tiré de l’a­do­les­cence du nar­ra­teur, à savoir la ren­contre avec un autre ado dont il vient de regar­der (!), de façon sans doute un peu trop appuyée, « la bosse au niveau de son maillot », et qui ensuite le met en garde de manière peu ambiguë :

« Si tu me regardes encore une fois comme ça, t’as plus de tête. » (p. 115)

Ou la vue plon­geante sur la phe­ro­mone par­ty, le regard du nar­ra­teur, mon­té au pre­mier étage, embras­sant la salle bon­dée, véri­table varia­tion moderne du pro­cé­dé clas­sique de la teichoscopie :

Je m’ar­rête contre la ram­barde de la cour­sive, m’y accoude, observe les dan­seurs enva­hir la piste. (p. 99)

Si cela n’é­tait pas suf­fi­sant, qu’on pense à la vidéo à pro­pos des pri­mates que visionne le nar­ra­teur, au per­son­nage de Bat­man, héros « visuel » par excel­lence, de BD d’abord et de plu­sieurs films ensuite, ou encore à une ques­tion de détail comme celle de la rage du nar­ra­teur qui, confron­té à l’as­su­rance enva­his­sante du pho­to­graphe, aime­rait lui « refaire son por­trait » (p. 123).

À lire :
La France qui bouge : Du plaisir de recevoir des amis

Une telle obses­sion jus­qu’au moindre détail ne laisse pas indif­fé­rent, et le contexte fait res­sor­tir le per­son­nage (ano­nyme tou­jours) du pho­to­graphe comme un des élé­ments les plus impor­tants (et les plus tou­chants en même temps) du texte, ce pho­to­graphe qui ne peut se sépa­rer de sa camé­ra deve­nue un véri­table attri­but du per­son­nage comme s’il devait incar­ner la Pho­to­gra­phie avec majus­cule dans une sorte d’al­lé­go­rie moderne du hui­tième art. Per­son­nage, au demeu­rant, à la sta­ture légen­daire, subis­sant une peine à la hau­teur de celle d’un Tan­tale ou d’un Sisyphe, condam­né à revivre l’ins­tant le plus ter­rible de sa vie pour l’a­voir éter­ni­sé, même acci­den­tel­le­ment, et cher­chant à trou­ver, sur les figures de ses modèles, la vio­lence et la peur (cf. la ren­contre du pho­to­graphe et du nar­ra­teur aux pages 118 – 126, une des scènes les plus longues du roman).

Quant à l’in­trigue prin­ci­pale, celle du nar­ra­teur à la pour­suite de son amant, dis­pa­ru d’a­bord et mira­cu­leu­se­ment réap­pa­ru ensuite , elle m’a lais­sé assez indif­fé­rent. On ne sait pas grand chose du nar­ra­teur, mais on n’ap­prend car­ré­ment rien à pro­pos de son amant, sinon qu’il est d’o­ri­gine « lati­no ». Celui-ci reste un véri­table fan­tôme qui hante les rues de la ville et les rêves du nar­ra­teur, mais c’est sans doute trop peu pour per­mettre au lec­teur de créer un quel­conque lien avec ce per­son­nage et de s’in­té­res­ser un tant soit peu à son sort. Pareil pour la majo­ri­té des rôles secon­daires, comme le réa­li­sa­teur un peu fou, l’I­ta­lien ado­ra­teur de culs, l’in­quié­tant concierge turc à la vio­lence sou­ter­raine et mal conte­nue. Avec l’ex­cep­tion notable de l” « assis­tante au tour­nage » croi­sée à la phé­ro­mone par­ty et qui finit, contre toutes les attentes, entre les bras – et dans le lit – du nar­ra­teur. Mais même Eduar­do, le tou­riste ita­lien, cama­rade de chambre et ensuite de douche et de vacances de notre héros, ne réus­sit pas vrai­ment à sou­le­ver l’in­té­rêt voire l’at­ta­che­ment du lec­teur, res­té bien trop pâle mal­gré son teint de médi­ter­ra­néen et ses boucles noires.

À lire :
Agnès Martin-Lugand, Entre mes mains le bonheur se faufile

Il y a un autre élé­ment encore du roman qui reste éton­nam­ment pâle par rap­port à ce qu’on aurait pu en tirer, et ce sont les lieux où se déroule l’ac­tion. On y trouve cer­taines « confi­gu­ra­tions » locales (la pelouse avec vue sur le Rhin, le musée d’art construit sur les ruines d’une église), mais elles sont loin de confé­rer un carac­tère aux lieux, de les rendre uniques, iden­ti­fiables. On se doute que M. Blanc ait pu pas­ser par là, mais sans vrai­ment s’im­pré­gner de cou­leur locale. Cela est vrai aus­si d’ailleurs pour ce qui est du car­na­val qui appa­raît plu­tôt comme un détail folk­lo­rique, mal­gré cer­tains élé­ments inquié­tants comme l’en­trée en scènes des loups-garous avec leurs yeux injec­tés de sang. Qu’on veuille me per­mettre de sou­li­gner un détail par­ti­cu­liè­re­ment moche : Quand le nar­ra­teur sort, dans son cau­che­mar, de la cathé­drale de Cologne, il est « aveu­glé par le soleil » (p. 129), au point de devoir pro­té­ger ses yeux des rayons brû­lants. Et pour­tant, les cathé­drales ne sont pas orientées pour rien ! On y entre et on en sort, et c’est bien le cas de celle de Cologne, par le por­tail prin­ci­pal qui se trouve coin­cé entre les deux tours, oppo­sé donc au chœur, et s’ou­vrant par consé­quent du côté – occi­den­tal. Et comme la scène se passe très tôt le matin et que ex oriente lux, il n’y a aucun moyen de voir du soleil dans une telle confi­gu­ra­tion. Cela peut paraître mes­quin, mais je vous assure que cela m’a pro­fon­dé­ment aga­cé, compte tenu de toutes les heures que j’ai employées à étu­dier les cathé­drales pour pou­voir par­ler d’une seule entre elles de façon à peu près valable.

J’ai, mal­gré cer­taines remarques peut-être un peu rugueuses, aimé ce bref texte. Mais Car­na­val est un roman qu’il faut impé­ra­ti­ve­ment lire au moins deux fois pour sai­sir et cap­ter le réseau très dense qui ali­mente et lie les per­son­nages – réseaux de regards prin­ci­pa­le­ment. Et c’est à la deuxième lec­ture que le texte révèle ses plus belles par­ties qui ne sont pas néces­sai­re­ment celles qu’on croit. Si la plu­part des per­son­nages néces­si­te­rait, selon moi, un tra­vail plus appro­fon­di pour les rendre plus « com­plets », plus « vrais », il y en a au moins un qui arrive à se conqué­rir une place dans le Pan­théon des grands mau­dits. Cela me montre que M. Blanc, dans ses meilleurs moments, dis­pose de l’art de dres­ser un por­trait en quelques coups de pin­ceau, et je lui conseille­rais vive­ment de nous don­ner d’autres exemples encore de ces coups-là !

Manuel Blanc
Car­na­val
Hugo Roman
ISBN : 978−2−75561−500−5

8 réponses à “Manuel Blanc, Carnaval”

  1. anne

    La vidéo devrait com­por­ter un aver­tis­se­ment pour les épi­lep­tiques, s’ils la visionnent ils vont faire une crise à coup sûr. En géné­ral, ce genre d’a­ver­tis­se­ment est sur beau­coup de jeux, de logi­ciels, vidéos etc…dont les cou­leurs, les mou­ve­ments et les flashes sont des fac­teurs déclen­cheurs de crises.
    Sinon, la cou­ver­ture, je n’aime pas du tout, j’i l’im­pres­sion de sen­tir l’hu­mi­di­té et l’ha­leine du groin…mais bon, s’il s’a­git de regards je pense que ma curio­si­té va l’emporter.
    öte-moi d’un doute Tho­mas, Ste­phane Mil­lion, n’est pas Ste­phane Mil­lon édi­teur ? Parce que je vois mal chez Hugo, je sais pas pourquoi

    1. Si, si, c’est le même Sté­phane Mil­lion. L’at­ta­chée presse de Hugo me l’a confir­mé. Je m’é­tais fait la même réflexion que toi…

      1. anne

        je ne com­prends pas trop cette manoeuvre édi­to­riale, il a une mai­son d’é­di­tion qui édite des textes avec un ton par­ti­cu­lier, que vient-il faire chez Hugo ? Je vais lui poser la question :))

        1. Tu sais, je ne m’en plains pas. M. Mil­lion ne m’a jamais cru digne d’un exem­plaire SP de ses titres, tan­dis que les atta­chées de presse de chez Hugo m’ont tout de suite envoyé le roman…

          1. anne

            ça m’in­trigue quand même, j’aime bien com­prendre moi…

  2. anne

    je cherche le for­mat de ce livre, c’est éton­nant aupa­ra­vant sur le site des édi­teurs ou sur Fnac ou Ama­zon figu­rait le nombre de pages des livres et aujourd’­hui je ne le vois plus men­tion­né nulle part, tu as remar­qué cela Tho­mas ? Car­na­val fait com­bien de pages ?

    1. Cou­cou Anne, mer­ci d’a­voir lais­sé des com­men­taires :-) Le livre compte à peu près 150 pages et se lit dans quelques petites heures.

      1. anne

        mais peux tu m’ex­pli­quer pour­quoi cette men­tion a dis­pa­ru chez les édi­teurs et à chez les libraires sur le web ?