On sait depuis quelques jours que la Commission Européenne allait poursuivre son action contre la France et le Luxembourg afin de contraindre ces deux pays à appliquer le taux normal de la TVA aux livres numériques. Dans le cas de la France, cela reviendrait à une augmentation de 12,6 points, avec un passage de 7 % à 19,6 %. Mais est-ce qu’on serait déjà engagés dans une voie qui mènerait vers une abolition du taux réduit de la TVA ?
Regardons cela de plus près. Le 24 octobre, la Commission a adressé des « avis motivés » aux deux pays, la deuxième étape de la procédure d’infraction après les lettres de mise en demeure en juillet, et la dernière avant de saisir, éventuellement, la Cour de Justice. La France dispose maintenant d’un délai d’un mois pour se conformer – ou non – aux exigences de Bruxelles. On verra donc très bientôt si le gouvernement de M. Hollande choisira de défendre ses principes, proclamés haut et fort par M. Ayrault et Mme. Filipetti, devant le tribunal européen. En attendant, la lecture attentive des documents de la Commission se révèle des plus intéressantes. Dans le bref communiqué de presse [1]Procédures d’infraction du mois d’octobre : principales décisions relatif à l’avis motivé, il est fait mention de la nouvelle stratégie TVA que poursuit la Commission depuis 2009, contenue dans le document IP/11/1508. Mais que se cache donc derrière cette désignation sortie tout droit du grimoire Bruxellois ?
Le document, daté du 6 décembre 2011, porte le beau titre : « Vers un système de TVA plus simple, plus robuste et plus efficace, adapté au marché unique », titre qui trouverait sa place dans le programme électoral de n’importe quel parti libéral, grands champions de l’abolition d’une fiscalité soi-disant prohibitive. Il s’y trouve aussi des passages relatifs aux taux réduits de TVA que les pays membres ont le droit d’appliquer dans certains cas bien précis (d’où le combat judiciaire qui se profile sur l’horizon soudainement sombre de l’édition numérique).
Commençons par l’évidence : Les taux très divergents de TVA dans les pays de l’UE ne facilitent pas la vie des entreprises engagées dans le commerce transfrontaliers. Les taux ne sont pas les mêmes partout, et tandis que certains pays choisissent d’appliquer un taux réduit, d’autres ne le font pas. On comprend donc le besoin d’agir que ressent la Commission. Mais on commence à se poser des questions, quand on lit la phrase suivante :
Élargir l’assiette de la TVA et limiter le recours aux taux réduits permettrait de générer à moindre coût de nouveaux flux de recettes ou […] de réduire de manière significative, sans incidence sur les recettes, le taux normal actuellement en vigueur. (p. 10)
S’agirait-il donc non pas de la tentative de faire converger les taux de TVA appliqués dans les pays membre, mais de faire disparaître, à moyen terme, les « exceptions » auxquelles s’appliquerait le taux réduit ? D’autres parties de la communication en question indiquent la volonté de certains d’aller dans un tel sens. On y parle des « exonérations [qui] seraient susceptibles de créer des distorsions » (p. 11), et on prétend que « l’utilisation des taux réduits n’est souvent pas l’instrument le plus adapté aux objectifs poursuivis » (p. 11).
Si tout ça reste encore assez vague, la phrase suivante a au moins le mérite d’être claire :
Aucune possibilité visant à élargir l’assiette d’imposition ne devrait être rejetée à ce stade. (p. 10)
Dans les articles parus depuis l’annonce, par Les Échos, des mesures prises par Bruxelles, on a souligné le clivage entre la volonté de la Commission de propager le numérique et l’augmentation du prix des livres numériques qu’entrainerait l’application du taux normal de la TVA. On a soulevé à ce propos la question de « l’égalité de traitement des produits qui sont disponibles à la fois sur support traditionnel et en ligne » (p. 12), question qui n’a pas échappé aux commissaires de Bruxelles. Mais les amateurs du numérique seront étonnés d’apprendre que, dans le document en question, on pourrait fort bien utiliser cet argument pour aller dans le sens contraire et justifier la suppression du taux réduit appliqué actuellement, avec l’aval de la Commission, aux livres. Et si donc l’attaque du numérique ne serait que l’annonce d’une guerre beaucoup plus ambitieuse qui viserait à supprimer tout à fait les « exonérations » ? Une telle interprétation n’est au moins pas à exclure, et elle entrerait tout à fait dans une politique de la « mise en œuvre du principe de l’imposition au taux normal » (p. 6).
La Commission justifie ses efforts en vue de l’harmonisation des taux de TVA par la réduction des coûts générés par le système actuel et par la possibilité que « l’harmonisation des procédures en matière de TVA pourrait se traduire par une hausse non négligeable des échanges [entre pays membre] et du PIB » (p. 7). C’est sans doute une intention louable, surtout en ces temps-ci de crise économique, mais il ne faut pas oublier que l’économie n’est pas l’unique voie du salut, et qu’il y a d’autres buts à défendre que la croissance à tout prix. Parce que, le gonflage du PIB dû à l’exportation de plus de voitures allemandes vers la France, ou la course de pays scandinaves aux réacteurs nucléaires français, rendus moins chers suite aux mesures de la Commission, est-ce que cela compenserait l’écroulement du marché littéraire ? La disparition de librairies et de maisons d’édition ? La monoculture de best-sellers américains ? Ce sont des questions qu’il faut se poser, et il importe de s’opposer aux effets néfastes que peut engendrer la foi aveugle accordée aux marchés et le rejet des outils dont les sociétés (à travers leurs parlements et leurs gouvernements) se sont servis pendant longtemps pour rendre la culture accessible à tous et pour empêcher le paysage toujours si riche de la civilisation du livre – dans toutes ses formes – d’entrer dans le catalogue des espèces en voie d’extinction.
Références