Le livre numérique aura connu le chaud et le froid, ce 23 octobre, entre, d’un côté, l’étude du Pew Research Center qui montrerait, selon Actualitté, que « les lecteurs attendent une offre de livre numérique en bibliothèque » et, de l’autre, l’annonce, par Les Échos, de l’ultimatum imminent lancé par la Commission Européenne contre la France et le Luxembourg afin d’obtenir l’augmentation du taux de TVA sur les livres numériques par ces deux pays.
L’info, rapidement relayée sur les réseaux, a causé une certaine indignation dans les milieux numériques, et on se demande comment seront affectés les « Pure Players », ces petites maisons qui misent sur le numérique et rien que le numérique, et qui ne disposent pas des recettes d’une « filière papier ».
Contrairement à ce que l’on pourrait croire au premier abord, il ne s’agit pas, pour la Commission, d’entraver l’essor à peine amorcé du numérique, mais bien d’arrêter une concurrence déloyale. Et ce n’est sans doute pas la France la première visée, mais bien le Luxembourg , véritable pays de Cocagne en terme de fiscalité, qui applique un taux de 3 % sur les livres (papier et numériques). Du coup, on peut imaginer pourquoi Amazon a choisi d’y installer son quartier général européen. Selon les propos d’Olivier Bailly, porte-parole de la Commission dans l’Unité « Croissance et emploi », recueillis par challenges.fr, le taux hyper-réduit aurait « transféré plus de 90% du business de l’UE au Luxembourg » ce qui aurait entraîné des « emplois perdus partout ailleurs ».
La concurrence déloyale est une sorte d’incarnation du manque de solidarité et du chacun pour soi, à l’origine de maintes disputes entre pays pourtant largement liés par une organisation économique partagée. On a pu voir, par le passé, la Grande-Bretagne proposer des conditions favorables aux entreprises qui choisiraient de s’installer outre-Manche, entraînant des délocalisation et des pertes d’emploi, en France ou ailleurs. Et la politique d’imposition très « accueillante », menée dans les années 90 par l’Irlande afin d’attirer des investisseurs et de créer des emplois, n’a pas fait l’unanimité dans les régions qui ont vu partir des entreprises vers l’île verte. D’où la réaction mêlée d’une joie maligne quand l’Irlande a succombé à la crise économique et financière, quand certains ont voulu lier des subventions à l’augmentation des taux d’impôt. On comprend donc que la Commission, gardienne des traités européens, ait voulu réagir :
Il [i.e. M. Barroso, Président de la Commission Européenne] constate en effet que des opérateurs économiques du secteur choisissent à l’heure actuelle de s’établir dans l’un ou l’autre des deux Etats membres concernés du fait de leur taux deTVA réduit, au clair détriment du fonctionnement normal de la libre prestation de services et de la liberté d’établissement au sein de l’Union. [1]Procès-verbal de la réunion de la Commission du 3 juillet 2012
Et pourtant, une telle mesure ne menace-t-elle pas de porter un sacré coup à l’édition numérique, au moment précis où les conditions sont enfin réunies pour permettre à celle-ci de décoller après des années d’un travail peu rémunéré ? Donnons la parole à Jean-François Gayrard, de Numériklivres :
Tout ceci est une aberration, un non sens. D’un côté on fait une loi sur le prix du livre numérique, non pas pour défendre les intérêts des lecteurs qui mettent la main au porte-monnaie mais pour préserver le corporatisme d’une profession en perte de vitesse et pour le coup on reconnait que le le format numérique est un livre comme les autres mais d’un autre côté, on ne veut pas appliquer le même taux de TVA. C’est du grand n’importe quoi. C’est la création littéraire que l’on est en train de tuer avec ce genre de lois inutiles qui datent d’un autre siècle. Pour autant, Numeriklivres ne changera pas sa politique de prix et nous trouverons des solutions alternatives le moment venu si la TVA devait passer à 19.6% sur le format numérique.…
Ou encore à Paul Leroy-Beaulieu, éditeur des Éditions Edicool :
Pourquoi est-ce qu’un livre numérique est un service et un livre papier un bien culturel ? Un texte, peu importe la forme qu’il revêt, est bien une œuvre de l’esprit, non ? C’est évidemment une mauvaise nouvelle pour le livre numérique qui a déjà du mal à décoller en France. Ça n’aidera pas les pure players et ceux qui se battent hors des sentiers battus. Cependant, pour Edicool cela ne changera pas le prix de nos livres, nous nous efforcerons de ne pas pénaliser le lecteur.
Effectivement, si des petits éditeurs feraient l’effort de maintenir leurs prix malgré une hausse substantielle des taux de TVA, cela signifierait une baisse des revenus générés par les ventes. Un exemple ? Le prix net d’un livre vendu à 3,99 aujourd’hui, est de 3,77 €. Au taux non réduit de TVA, le prix de vente passerait à 4,51 €, ce qui engendrerait une perte de 0,53 € si l’éditeur veut maintenir le prix actuel. On imagine les sacrifices que cela demanderait à des gens dont beaucoup s’investissent à fond dans la cause numérique tout en acceptant des gains plutôt symboliques. Ce qui est vrai pour les auteurs autant que pour les éditeurs. D’autres pourraient évidemment accepter, poussés par pure nécessité économique, de faire monter les prix de leurs livres. Mais cela ne serait pas vraiment favorable aux efforts de promouvoir des auteurs souvent très peu connus.
Au sein de la Commission, des voix se sont faites entendre exprimant la contradiction entre de telles mesures et la politique de promotion du numérique affichée par Bruxelles. Algirdas Šemeta lui-même, commissaire européen à la Fiscalité, « convient que les décisions proposées peuvent apparaître difficiles dans le contexte de la politique européenne en faveur du développement du numérique » [2]p. 12 du procès-verbal cité supra Peu importe, à la fin ce sont des considérations assez théoriques sur la légitimité et le droit qui permettent à M. Barroso de constater l’accord de la Commission, malgré la « marge d’appréciation qui est la sienne dans l’exercice de son rôle de gardienne des traités. [3]lc, p. 13
Il faut reconnaître que la situation n’est pas facile, parce que, comme le dirait l’adepte de Gertrude Stein, un contrat est un contrat est un contrat est un contrat. Et il faut éviter de rendre le jeu des coudes entre pays européens encore plus brutal. Mais pourquoi prendre le risque de voir s’écrouler la filière cadette de l’édition, quand on est en train de chercher des solutions à ce problème précis, notamment en prônant l’égalité des supports :
[la Commission travaille à] proposer en 2013 une nouvelle législation visant l’égalité de traitement de biens et services similaires et contribuant ainsi à la promotion des nouvelles technologies.[4]lc, p. 13
On pourrait croire que, si de nouvelles mesures seront proposées en 2013, on les verra s’appliquer avant qu’un jugement ne puisse être prononcé contre la France ou le Luxembourg, mais quand on sait que les discussions entre les 27 États pourraient prendre des années, on est déjà moins optimiste. Reste à espérer que le gouvernement de M. Ayrault se rappelle, cette fois-ci, ses promesses, contrairement à ce qui s’est produit dans l’affaire du budget du Ministère de la Culture.
En attendant, on peut toujours aller se promener sur les sites des éditeurs numériques, et se laisser tenter par les titres qu’ils proposent. Sans doute la meilleure façon de soutenir l’édition numérique.
Références
↑1 | Procès-verbal de la réunion de la Commission du 3 juillet 2012 |
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↑2 | p. 12 du procès-verbal cité supra |
↑3, ↑4 | lc, p. 13 |