En-tête de la Bauge littéraire

Daniel de Ker­goat, Avoir vingt ans en 68

Voi­ci tout sim­ple­ment un des plus beaux textes que j’aie jamais eu le bon­heur de lire. Un texte où j’ai été accueilli par son auteur, comme s’il m’a­vait intro­duit dans sa vie, à la façon d’un copain croi­sé sur cette route qu’on par­tage tous, usée par des mil­liards de pieds, tou­jours neuve pour­tant, tou­jours impré­vi­sible et dif­fé­rente. Quel­qu’un qui consent à m’emmener sur les traces de sa jeu­nesse, à me faire décou­vrir ce que fut, pour un jeune adulte, l’an­née 68, entre les bar­ri­cades de mai et les échap­pées esti­vales en auto-stop. Un auteur qui, lec­teur lui-aus­si, me fait assis­ter au coup de foudre qu’a été – pour lui et pour tant d’autres – la décou­verte de ce fameux bou­quin écrit quelques dix-sept ans plu­tôt, On the road de Jack Kerouac, emblème de toute une géné­ra­tion, auteur mort l’an­née même qui ter­mine le récit des péré­gri­na­tions de Dan le fren­chie, par­ti sur sa route à lui pour s’en­gouf­frer, au moins pen­dant les quelques semaines de liber­té de ses per­mis­sions, dans les entrailles d’une jeu­nesse pal­pi­tante, d’une vie qu’on étreint au risque de se faire très mal, pro­pul­sé dans les régions ter­ribles où l’a­do­les­cence frôle l’âge adulte, où les illu­sions se nour­rissent du manque d’ex­pé­rience et où les bles­sures sont si pro­fondes qu’elles font mal pen­dant long­temps encore.

J’ai eu l’oc­ca­sion, il y a quelques mois, de dédier un article au bou­quin de Guillaume Ché­rel, Sur la route again, texte ins­pi­ré, son nom ne laisse pas sub­sis­ter le moindre doute, par la lec­ture de On the road, ou plu­tôt par la volon­té affi­chée de son auteur de se mettre sur les traces du grand Jack et de revivre ses aven­tures, trem­pées à la sauce du XXIe siècle. Ce livre, je l’ai dit et je le main­tiens, ne m’a pas convain­cu. On y trouve des par­ties inté­res­santes, des réflexions sur les­quelles on peut s’at­tar­der, et même, de temps en temps, une phrase bien écrite. Mais c’est à la lec­ture du pavé de Daniel de Ker­goat que je réa­lise le prin­ci­pal défaut du récit des voyages de Guillaume Ché­rel : Cela manque de vie. C’est le résul­tat d’un pro­jet réflé­chi et mené à plus ou moins bon terme, tan­dis que le récit de Dan est une tranche de vie bien juteuse, d’une vie écla­bous­sée dans les bour­biers d’un conti­nent qui res­tait à décou­vrir mal­gré ses mil­lé­naires d’His­toire, d’une vie écor­chée, banale peut-être aus­si, démul­ti­pliée par les expé­riences d’une géné­ra­tion entière, mais vécue sans pré­mé­di­ta­tion et assu­mée. C’est le fruit d’une expé­rience tra­duite en vie, le récit d’une ini­tia­tion comme il y en a certes tant, rien d’o­ri­gi­nal dans tout cela, mais un récit qui bou­le­verse par l’im­mé­dia­te­té des sou­ve­nirs, par les forces vives qu’on y voit à l’œuvre, capables d’o­rien­ter une vie entière, d’en­gen­drer la vison d’un monde. Certes, Dan aus­si a vou­lu suivre l’exemple de Kerouac, mais tan­dis qu’il a fini par trou­ver sa Route à lui, sim­ple­ment en met­tant un pied devant l’autre, d’autres sont res­tés de simples épi­gones, condam­nés à la sté­ri­li­té par leur désir de refaire une expérience.

À lire :
Daniel de Kergoat, Mémoires d'un Beatnik bas-breton

Mais quel est donc ce texte dont je décline à lon­gueur de para­graphes les mérites sans pour­tant vous les mon­trer de près ? Ce sont les aven­tures de Dany, jeune homme de 20 ans coin­cé entre l’a­do­les­cence et l’âge adulte, que nous croi­sons pour la pre­mière fois à la sor­tie de la gare de Brest, un jour du mois d’août 1967, prêt à s’embarquer pour quelques semaines de vacances avec un ami d’en­fance. C’est le temps des pre­mières fois, vécues ou racon­tées, les pre­miers amours, la décou­verte de Kerouac, un pre­mier départ en auto-stop pour aller de l’a­vant, à la décou­verte des gens. Nous le retrou­ve­rons à Paris au milieu des émeutes, sur la route d’Istanbul, dans les bras des amantes de pas­sage. Fina­le­ment, c’est la route du Dane­mark, pour y retrou­ver, après avoir bra­vé les fêtes foraines alle­mandes, les bois infes­tés de putes et les champs ennei­gés de la Basse Saxe, la même Anna quit­tée quelques mois plus tôt. Et puis, c’est le départ, début jan­vier 1969, la mort dans l’âme et la bite usée, en proie à cette dou­leur qui semble réser­vée aux seuls ado­les­cents, aus­si grande au moins que la soif de vivre et d’ai­mer. Ce sont dix-huit mois dans la vie d’un jeune homme, quelques semaines pas­sées sur la Route, entre Gibral­tar, Istan­bul et Copen­hague, le temps de croi­ser un grand nombre de voya­geurs, de fré­quen­ter, le temps d’un séjour, les autoch­tones, de se mêler à des vies qui lais­se­ront des traces dont les sou­ve­nirs ne sont que la par­tie émer­gée. Ces mêmes sou­ve­nirs dont Daniel de Ker­goat, nom de plume de Daniel Le Roux, a eu la bonne idée de tirer un texte juteux, un pavé de plu­sieurs cen­taines de pages, ini­tia­le­ment paru en 2008 sous le titre Avoir 20 ans en 68 sur le site Je livre mon his­toire et en ver­sion papier à petit tirage pour une dif­fu­sion locale.

À lire :
Jean-Baptiste Ferrero, Mourir en août. Lectures estivales t. 3

Accom­pa­gner le jeune sous-offi­cier pro­vi­soi­re­ment échap­pé à la mono­to­nie de sa vie de reclus jus­qu’au Por­tu­gal, se pro­me­ner avec lui sur les rochers de Gibral­tar, le suivre dans les rues de Paris balayées par les CRS, se glis­ser der­rière lui dans les ruelles du bazar d’Is­tan­bul, affron­ter avec lui tou­jours les salauds, et lire dans les yeux d’An­na la dou­leur face à l’im­pos­si­bi­li­té de l’ai­mer, ce fut une aubaine, un bain de fraî­cheur, un seau d’eau gla­cée pour nous arra­cher à la mono­to­nie des best-sel­lers trop faciles. On ne sau­rait remer­cier assez pri­mo cet invi­té incon­nu qui, à force de « débi­ter un mon­ceau d’âneries sur les Babas cool et autres soixante-hui­tards attar­dés » [1]« Qui êtes-vous Daniel de Ker­goat ? » a lan­cé le défi à Daniel de Ker­goat de faire de ses sou­ve­nirs un livre, et secun­do les Édi­tions Numé­rik­livres, d’a­voir sor­ti ce beaux texte de sa niche peu fré­quen­tée sur la toile où il ris­quait de pas­ser inaper­çu, réser­vé aux heu­reux trop peu nom­breux qui l’au­raient dégo­té au fond des méandres de son site ori­gi­nel. J’ai lu ce texte presque d’une seule traite, dévo­rant les cha­pitres à la façon de Ber­ty le Danois glou­ton, des­cen­dant page après page comme une liqueur cor­sée et brû­lante sans trou­ver le temps d’un répit, atti­ré presque mal­gré moi par la pers­pec­tive d’une fin dont je savais ins­tinc­ti­ve­ment qu’elle ne trem­pe­rait pas dans l’eau de rose, mais qu’elle ouvri­rait à notre héros bien ordi­naire la voie de la vie. Et qu’elle don­ne­rait aux lec­teurs l’oc­ca­sion de se poser un tas de ques­tions à pro­pos de ce qu’est, pour eux, la vie.

Mise à jour

Daniel de Ker­goat a opté, après s’être, dans un pre­mier temps, embar­qué sur le navire Numé­rik­livres, pour l’au­to-édi­tion chez Ama­zon Kindle. Si le titre, la cou­ver­ture et le mode d’é­di­tion ont chan­gé, le conte­nu est tou­jours aus­si haut de gamme.

Daniel de Ker­goat
Avoir vingt ans en 68
Auto-édi­tion Kindle
ASIN : B06ZY4WZWJ

Daniel de Kergoat, Avoir vingt ans en 68

Réfé­rences