Voici tout simplement un des plus beaux textes que j’aie jamais eu le bonheur de lire. Un texte où j’ai été accueilli par son auteur, comme s’il m’avait introduit dans sa vie, à la façon d’un copain croisé sur cette route qu’on partage tous, usée par des milliards de pieds, toujours neuve pourtant, toujours imprévisible et différente. Quelqu’un qui consent à m’emmener sur les traces de sa jeunesse, à me faire découvrir ce que fut, pour un jeune adulte, l’année 68, entre les barricades de mai et les échappées estivales en auto-stop. Un auteur qui, lecteur lui-aussi, me fait assister au coup de foudre qu’a été – pour lui et pour tant d’autres – la découverte de ce fameux bouquin écrit quelques dix-sept ans plutôt, On the road de Jack Kerouac, emblème de toute une génération, auteur mort l’année même qui termine le récit des pérégrinations de Dan le frenchie, parti sur sa route à lui pour s’engouffrer, au moins pendant les quelques semaines de liberté de ses permissions, dans les entrailles d’une jeunesse palpitante, d’une vie qu’on étreint au risque de se faire très mal, propulsé dans les régions terribles où l’adolescence frôle l’âge adulte, où les illusions se nourrissent du manque d’expérience et où les blessures sont si profondes qu’elles font mal pendant longtemps encore.
J’ai eu l’occasion, il y a quelques mois, de dédier un article au bouquin de Guillaume Chérel, Sur la route again, texte inspiré, son nom ne laisse pas subsister le moindre doute, par la lecture de On the road, ou plutôt par la volonté affichée de son auteur de se mettre sur les traces du grand Jack et de revivre ses aventures, trempées à la sauce du XXIe siècle. Ce livre, je l’ai dit et je le maintiens, ne m’a pas convaincu. On y trouve des parties intéressantes, des réflexions sur lesquelles on peut s’attarder, et même, de temps en temps, une phrase bien écrite. Mais c’est à la lecture du pavé de Daniel de Kergoat que je réalise le principal défaut du récit des voyages de Guillaume Chérel : Cela manque de vie. C’est le résultat d’un projet réfléchi et mené à plus ou moins bon terme, tandis que le récit de Dan est une tranche de vie bien juteuse, d’une vie éclaboussée dans les bourbiers d’un continent qui restait à découvrir malgré ses millénaires d’Histoire, d’une vie écorchée, banale peut-être aussi, démultipliée par les expériences d’une génération entière, mais vécue sans préméditation et assumée. C’est le fruit d’une expérience traduite en vie, le récit d’une initiation comme il y en a certes tant, rien d’original dans tout cela, mais un récit qui bouleverse par l’immédiateté des souvenirs, par les forces vives qu’on y voit à l’œuvre, capables d’orienter une vie entière, d’engendrer la vison d’un monde. Certes, Dan aussi a voulu suivre l’exemple de Kerouac, mais tandis qu’il a fini par trouver sa Route à lui, simplement en mettant un pied devant l’autre, d’autres sont restés de simples épigones, condamnés à la stérilité par leur désir de refaire une expérience.
Mais quel est donc ce texte dont je décline à longueur de paragraphes les mérites sans pourtant vous les montrer de près ? Ce sont les aventures de Dany, jeune homme de 20 ans coincé entre l’adolescence et l’âge adulte, que nous croisons pour la première fois à la sortie de la gare de Brest, un jour du mois d’août 1967, prêt à s’embarquer pour quelques semaines de vacances avec un ami d’enfance. C’est le temps des premières fois, vécues ou racontées, les premiers amours, la découverte de Kerouac, un premier départ en auto-stop pour aller de l’avant, à la découverte des gens. Nous le retrouverons à Paris au milieu des émeutes, sur la route d’Istanbul, dans les bras des amantes de passage. Finalement, c’est la route du Danemark, pour y retrouver, après avoir bravé les fêtes foraines allemandes, les bois infestés de putes et les champs enneigés de la Basse Saxe, la même Anna quittée quelques mois plus tôt. Et puis, c’est le départ, début janvier 1969, la mort dans l’âme et la bite usée, en proie à cette douleur qui semble réservée aux seuls adolescents, aussi grande au moins que la soif de vivre et d’aimer. Ce sont dix-huit mois dans la vie d’un jeune homme, quelques semaines passées sur la Route, entre Gibraltar, Istanbul et Copenhague, le temps de croiser un grand nombre de voyageurs, de fréquenter, le temps d’un séjour, les autochtones, de se mêler à des vies qui laisseront des traces dont les souvenirs ne sont que la partie émergée. Ces mêmes souvenirs dont Daniel de Kergoat, nom de plume de Daniel Le Roux, a eu la bonne idée de tirer un texte juteux, un pavé de plusieurs centaines de pages, initialement paru en 2008 sous le titre Avoir 20 ans en 68 sur le site Je livre mon histoire et en version papier à petit tirage pour une diffusion locale.
Accompagner le jeune sous-officier provisoirement échappé à la monotonie de sa vie de reclus jusqu’au Portugal, se promener avec lui sur les rochers de Gibraltar, le suivre dans les rues de Paris balayées par les CRS, se glisser derrière lui dans les ruelles du bazar d’Istanbul, affronter avec lui toujours les salauds, et lire dans les yeux d’Anna la douleur face à l’impossibilité de l’aimer, ce fut une aubaine, un bain de fraîcheur, un seau d’eau glacée pour nous arracher à la monotonie des best-sellers trop faciles. On ne saurait remercier assez primo cet invité inconnu qui, à force de « débiter un monceau d’âneries sur les Babas cool et autres soixante-huitards attardés » [1]« Qui êtes-vous Daniel de Kergoat ? » a lancé le défi à Daniel de Kergoat de faire de ses souvenirs un livre, et secundo les Éditions Numériklivres, d’avoir sorti ce beaux texte de sa niche peu fréquentée sur la toile où il risquait de passer inaperçu, réservé aux heureux trop peu nombreux qui l’auraient dégoté au fond des méandres de son site originel. J’ai lu ce texte presque d’une seule traite, dévorant les chapitres à la façon de Berty le Danois glouton, descendant page après page comme une liqueur corsée et brûlante sans trouver le temps d’un répit, attiré presque malgré moi par la perspective d’une fin dont je savais instinctivement qu’elle ne tremperait pas dans l’eau de rose, mais qu’elle ouvrirait à notre héros bien ordinaire la voie de la vie. Et qu’elle donnerait aux lecteurs l’occasion de se poser un tas de questions à propos de ce qu’est, pour eux, la vie.
Mise à jour
Daniel de Kergoat a opté, après s’être, dans un premier temps, embarqué sur le navire Numériklivres, pour l’auto-édition chez Amazon Kindle. Si le titre, la couverture et le mode d’édition ont changé, le contenu est toujours aussi haut de gamme.
Daniel de Kergoat
Avoir vingt ans en 68
Auto-édition Kindle
ASIN : B06ZY4WZWJ

Références
↑1 | « Qui êtes-vous Daniel de Kergoat ? » |
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