J’ai eu l’occasion, très récemment, de consacrer un article à l’édition numérique et à quelques questions que pose le développement de cette branche puînée de l’édition, dont le dynamisme est loin de faire l’unanimité. Le point de départ de cet article a été fourni par une interview concédée au Nouvel Observateur par Franck Spengler, des Éditions Blanche, à l’occasion du succès des Fifty shades dont on continue à parler un peu partout, et dont on a voulu conclure que, une fois encore, ce serait la « pornographie » [1]Vaste domaine que celui-ci. Qu’il me soit permis de renvoyer les curieux à cet autre article dédié au dernier Brighelli, « La société pornographique » qui impose un nouveau média (même si l’exemple des magnétoscopes souvent invoqué me semble peu concluant). Quoi qu’il en soit, j’ai décidé de profiter de l’occasion pour faire passer en revue quelques maisons d’édition qui animent ce monde en fermentation en fournissant les contenus – érotiques ! – qu’attend impatiemment l’armée de liseuses, de tablettes et d’autres gadgets dont le déploiement continue sans rencontrer d’obstacles majeurs.
La petite série commence par un éditeur qui ne date certes pas d’hier, mais qui s’est récemment converti au numérique et se fait depuis remarquer par un beau dynamisme. J’ai nommé les Éditions Dominique Leroy, dont les activités tournent depuis plus de quarante ans essentiellement autour de l’érotisme, sujet légué par le père, libraire spécialisé dans ce domaine, à la fille qui instaure ainsi une tradition de famille. À la liste déjà longue des titres, en voie de numérisation, est venue se rajouter, il y aura bientôt un an, un choix de textes érotiques – courts et bon marché – principalement rassemblés dans la collection e‑ros que dirige la vaillante ChocolatCannelle. Une quinzaine de titres est désormais disponibles dans les formats les plus courants, à savoir le PDF pour ceux qui continuent à lire sur l’ordinateur, le MOBI pour les inconditionnels de la méga-librairie américaine et de son Kindle, et l’EPUB pour pratiquement tous les autres.
Un des points forts de cette collection est l’importance que la maison accorde à la nouveauté, et c’est pour cela que la quasi-totalité de ses titres sont des inédits, par des auteurs aux voix encore fraîches, comme celles d’Isabelle Lorédan, d’Ian Cecil ou Jean-Claude Thibaud (et tant d’autres que vous trouverez facilement sur la page de la collection). Mais, au lieu d’ennuyer mes lecteurs avec des élucubrations à propos de la ligne éditoriale d’un éditeur et de ses exploits dans le numérique, suivons le bon exemple de celui-ci et laissons la parole aux textes de la collection dont la directrice a bien voulu mettre à ma disposition quelques parutions récentes. Et n’oublions jamais que, si l’éditeur ne vit qu’à travers ses auteurs, en puisant ses forces à la source des ruisseaux et des rivières que fait couler l’imagination des hommes et des femmes rassemblés sous sa bannière, la même chose est vraie des blogs littéraires, dont l’intérêt principal est après tout de faire résonner de nouvelles voix et d’arracher au silence celles des auteurs d’antan.
Isabelle Lorédan, Que la chair exulte
Cette Franc-Comtoise, qui est tout doucement en train de se construire une renommée, a contribué à plusieurs recueils pour des éditeurs réputés [2]« Folies de femmes », « Transports de femmes » et « Secrets de Femmes » pour les Éditions Blanches ; « Osez 20 histoires d’infidélités » et « Osez 20 histoires de soumission & domination » pour la … Continue reading. Elle a fait pareil chez Dominique Leroy, où elle est présente dans deux recueils (« À mon amante » et « Lettres à un premier amant »), mais c’est à cette dernière maison que revient le mérite de lui avoir fourni l’occasion de publier des textes plus importants, dont elle assume la responsabilité à part entière :
- « Un, deux, trois nous irons en croix » (2011) et
- « Que la chair exulte » (2012)
Dans le cadre de cet article-ci, je me bornerai à parler de son dernier titre en date, mais je vais sûrement revenir plus tard vers cette auteure de plus en plus incontournable.
Le texte, divisé en quatre chapitres, raconte l’histoire d’une affaire, d’une rencontre improvisée qui se prolonge, entre, d’un côté, Louise, en train de surmonter son passé et de reconstruire sa vie après quatre ans d’un tourbillon de folie, et, de l’autre, un inconnu rencontré sur un de ces célèbres sites internet où il y a abondance d’individus en mal de partenaire et / ou de chaleur humaine. Isabelle Lorédan nous introduit dans la compagnie de Louise au moment où celle-ci assume enfin le réveil de ses sens après un an « totalement anesthésié à toute forme de plaisir ». Prenant son courage dans ses deux mains, elle s’inscrit sur un site de rencontre et décide, après quelques heures de conversation, de lâcher prise et de passer à l’acte. Décision dont elle profitera énormément, parce que l’inconnu qu’elle invite dans sa vie lui fera ensuite connaître, en entravant son corps et en la privant – provisoirement – de sa liberté, les joies du désir, de la découverte et de l’abandon au plaisir – au sien et à celui des autres.
On peut se poser la question si un tel comportement est probable dans le cas d’une femme qui voudrait reprendre sa vie en main. En même temps, compte tenu du fait qu’elle se trouve de plus en plus sous l’emprise de ses désirs renaissants, on peut concéder une décision qui semblerait quelque peu légère, pour ne pas dire irresponsable. Mais, franchement, dans un tel récit, la crédibilité psychologique importe peu devant la finesse et la chaleur des descriptions de ce que vivra Louise dans les bras de celui qui l’accompagnera pendant une partie de son parcours. Et dont le trait principal est le respect profond pour l’être humain en détresse qui lui est tombé dessus. Une rencontre qui libère la protagoniste et qui donne au lecteur l’occasion de passer des instants très agréables en compagnie de ce couple de fortune. Une lecture donc qui plaît et qu’on ne peut que recommander.
Isabelle Lorédan
Que la chair exulte
ISBN : 9782866886059
Ian Cecil, Sexagésime
On ne connaît pas le nom de celui qui se cache derrière le pseudonyme d’Ian Cecil, mais on peut impunément affirmer une chose : c’est un amateur des recueils à l’image du Décameron, du Boccace, des Fabliaux médiévaux et de toute la veine toujours fertile qui a enfanté les Gargantua, Pantagruel et autres géants du plaisir dont les exploits mémorables nous saluent du fond des temps reculés. Même la tradition du manuscrit perdu et retrouvé ne manque pas au rendez-vous où se trouvent force récits véridiques racontés pendant les orgies d’une assemblée obscure qui a élu domicile « dans un château du sud de la France ». Depuis la fille noble mal mariée et débauchée par sa servante (« L’Art de jouir en bouche au Moyen Âge »), en passant par l’idiot du village bien bâti que se disputent les femmes de tous les âges (« Le Fouloir et la belle-mère ») jusqu’aux belles chattes des « Chroniques vénitiennes », on y retrouve des personnages et le décor d’une tradition grivoise populaire qui peut toujours plaire en plein XXIe siècle. C’est une imagination débridée qui est à l’origine des nombreuses « machines à plaisir » du premier récit, des amusements populaires du « Club des chattes » et du sort du mari de « La Boîte magique », obligé par sa femme de goûter à sa propre médecine. Le style est plutôt « rustique », et ce ne sont pas les amateurs de finesse sentimentale qui apprécieront ces quatre récits. Mais ceux capables de savourer la grivoiserie, doublé d’une irrésistible joie d’invention, y trouveront facilement leur compte.
Ian Cecil
Sexagésime
ISBN : 9782866885960
Jean-Claude Thibaud, La résidante du palais
Voici un véritable bijou de la collection, dont la lecture m’a fortement impressionné. C’est sur la piste des champignons, qu’un été extraordinaire a fait pousser à foison, que le narrateur nous fait pénétrer dans les forêts cévenoles où :
« les bois regorgeaient de trompettes-des-morts, de girolles, de trompettes-chanterelles, de cèpes, de lactaires, de tricholomes équestres, de cortinaires, d’armillaires couleur de miel… »
Derrière la muraille verdoyante des arbres, le narrateur mène la vie retirée d’un forestier, bien à l’abri de la civilisation et des – femmes. Le lecteur sait déjà que c’est une configuration assez particulière de son corps qui lui a fait choisir cette vie aux allures monacales, qui sera pourtant perturbée par l’apparition de la belle et sensuelle Cynthia. Celle-ci, attiré tout d’abord par les champignons que le narrateur vend au marché, se révèle bientôt être une digne rivale de la divine chasseresse et se met aux trousses de notre ermite qu’elle arrive à débusquer dans son terrier. L’inévitable se produit, et l’histoire à la « boy meets girl » se termine évidemment, fidèle aux préceptes du genre, dans la couche du solitaire finalement pas si farouche que ça, et le couple s’enfonce dans une nuit torride où il se transformera dans la légendaire bête à deux dos, métamorphose que n’aurait pas désavouée le célèbre exilé de la Mer Noire. Le charme de ce texte réside principalement dans l’évocation des interminables bois des Cévennes, avec leur nature luxuriante et son caractère sauvage qui déteint sur les rencontres humaines et leur restitue la force et la beauté primitives d’une nature à l’abandon. Le récit est ponctué d’instants inoubliables, comme celui de la douche improvisée avec sa belle poésie rustique, ou la tendre passion du narrateur pour les champignons. Passion amplement récompensée parce que ce sont eux finalement qui ont établi le contact entre le forestier et sa belle citadine. Dommage seulement que l’auteur ait choisi une construction assez compliquée pour un texte finalement très court, avec plusieurs cadres dont le dernier, complètement étranger au récit, n’apporte strictement rien à l’intrigue. Il aurait mieux valu faire confiance au bistouri du médecin, interlocuteur du narrateur, pour s’en débarrasser. Mais ce petit bémol n’enlève rien à la beauté de l’histoire de la « Résidante du palais », dont je recommande très fortement la lecture.
Jean-Claude Thibaud
La résidente du palais
ISBN : 9782866886066
Références
↑1 | Vaste domaine que celui-ci. Qu’il me soit permis de renvoyer les curieux à cet autre article dédié au dernier Brighelli, « La société pornographique » |
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↑2 | « Folies de femmes », « Transports de femmes » et « Secrets de Femmes » pour les Éditions Blanches ; « Osez 20 histoires d’infidélités » et « Osez 20 histoires de soumission & domination » pour la Musardine |
5 réponses à “Une affaire de famille – les Éditions Dominique Leroy”
Bonjour,
En complément d’information, il faut juste préciser que les éditions Dominique Leroy ont le mérite de publier sous la forme décrite par « le bauge de Tom » des récits inédits. Le concept (textes courts, numériques et bon marché) a semble t‑il été pillé par plus d’un éditeur parmi lesquels quelques grandes maisons qui ne craignent pas de verser dans l’érotisme, voire de s’y consacrer exclusivement. Mais elles ont le défaut de se contenter, le plus souvent, de recycler des textes anciens sous cette forme nouvelle. Investissement nul (ou quasiment) et rendement maximum j’imagine !
Et l’on se prends à se demander où est le vrai travail d’éditeur, celui qui cherche de nouvelles plumes et prends le risque de publier du neuf sous la forme moderne du e‑livre (pourquoi e‑book ?) ou ancienne et désuète du bon vieux livre de papier !
Quoiqu’il en soit, on trouve chez Dominique Leroy de fort jolies choses.
Bonnes lectures
Eric
Bonsoir, et merci pour votre intervention ! Je me permets de citer le passage d’un article qui parle exactement du phénomène que vous montrez du doigt :
« Vous l’aurez remarqué, il y a quelque chose qui cloche entre l’annonce, d’un côté, de textes inédits et, de l’autre, ce recyclage. Y aurait-il un problème de communication entre ceux qui lancent des communiqués et ceux qui fournissent le contenu ? Toujours est-il que, à regarder de près le catalogue des Éditions 12–21, l’on y découvre des titres déjà parus antérieurement dans un recueil, comme p.ex. « À perdre alène », de Françoise Rey, paru une première fois dans « Folies de femmes »5. S’il n’y a rien à blâmer dans un tel procédé, il faudrait quand-même veiller à faire passer des informations correctes. » (L’édition numérique – ou braderie littéraire ?)
Ce qui me semble étonnant, c’est cette cavalcade des éditeurs vers les textes courts, tandis que l’exemple si souvent invoqué des Fifty Shades est une démonstration du contraire. Mais bon, permettez-moi de me servir, pour terminer ce commentaire, de vos propres mots, en leur donnant un sens légèrement plus universel : « Quoiqu’il en soit, on y trouve de fort jolies choses. »
Bonjour,
Pour compléter l’article de Tom, j’ajoute que le fait qu’un éditeur recycle ces textes à l’infini peut se comprendre. Une maison d’édition doit aussi faire rentrer de l’argent qu’elle oriente vers les nouveaux supports numériques ces auteurs pourquoi pas. Disons simplement que Dominique Leroy s’est fait piller son concept de livre numérique pas cher en faisant le pari de nouveaux auteurs par des maisons qui se contente de proposer du vieux sous forme neuve. La prise de risque est donc nulle. Et parfois paraît-il on (les maisons d’édition en question) cherchent à tromper le lecteur en faisant passer le vieux pour le neuf. Pas bien !
Mais sur le net il y a d’autres pratiques moins innocentes. Le site « revebebe » publie par exemple des nouvelles érotiques inédites après un travail de correction, remise en forme et avec des auteurs qui proposent les textes. Depuis quelques temps, ce site se fait piller par « eroprose » qui vient y faire son marché puis « copie et colle » sur son propre site … Si l’auteur refuse cette parution, Il doit cliquer sur un lien bien mal identifié pour ne pas être publié. Certes, il n’y a pas d’argent en jeu (mais justement, à quoi bon ?) mais le procédé est tout de même douteux !
Voilà, c’est la face cachée du monde de l’édition. Mais cela ne doit certes pas nous dégoûter de la lecture !
Eric.
Bonjour,
je ne saurais pas dire s’il y a « pillage » systématique, voire douteux, mais une recherche Google permet de constater la présence de certains textes issus de « revebebe » sur eroprose.com (j’ai vérifié sur une dizaine d’échantillons). Un clic sur le lien mène, au moins dans les quelques cas que j’ai vérifiés, sur une page qui annonce que « le texte que vous souhaitez consulter n’est pas encore disponible ou a été retiré par son auteur ». Un tel procédé me semble effectivement assez singulier, et il reste à espérer que les responsables d’eroprose ont contacté les auteurs des textes en question avant de les avoir mis sur leur site.