
Je viens de relire le Mission statement de la Bauge littéraire, et voici un passage qui, aujourd’hui, à la lumière de l’annonce publiée le 13 juin 2018 sur le blog des Éditions Walrus, me laisse en désarroi :
La Bauge littéraire vous […] propose des débats autours des questions liées à l’édition numérique et à l’auto-édition
Et il fut un temps où j’ai en effet activement participé à de tels débats, où la question de la possibilité d’une édition « différente », d’une autre façon de donner accès aux textes, de démocratiser ou peut-être plutôt de faciliter, à l’heure du net et de l’omniprésence de nouveaux moyens technologiques, l’accès à la littérature, de répondre au défi de la numérisation et de la facilité de copier du contenu à l’aide de quelques lignes de code informatique, il fut donc un temps où tout cela m’a fortement occupé. Que ce soit en tant qu’auteur, en tant que collaborateur d’une structure pure player, ou en tant que blogueur. Depuis, si je ne participe plus activement aux débats, le sujet continue à me passionner, et dès que je flaire une piste prometteuse, je fonce. Il est sans doute vrai que la passion pour l’Art a en partie supplanté celle pour les questions littéraires et éditoriales, mais là, ayant appris la mort annoncée et combien prématurée de Walrus, éditeur numérique et largement pure player de la première heure, je me pose la question si cette réorientation ne serait pas due, au moins en partie, au manque d’effervescence observable depuis un certain temps dans le milieu éditorial numérique.
Mais partons du début – qui, en l’occasion est aussi et surtout une fin. Le 13 juin, Julien Simon, éditeur de Walrus, a donc publié un communiqué annonçant la disparition imminente de la maison :
« Walrus va fermer ses portes dans quelques semaines. » [1]Walrus ferme ses portes, le communiqué du 13 juin 2018 n’est plus disponible sur la toile, et plus de traces dans la Wayback Machine, non plus. C’ets pour cela que je redirige vers le site … Continue reading
Quelques lignes plus tard, on apprend qu’il n’y a rien d’aussi dramatique qu’une faillite ou un procès qui compromettrait l’avenir de la maison en faisant s’évanouir dans l’air les profits. Non, la vérité est bien plus banale que cela :
Le constat est implacable : nous n’arrivons plus à toucher de nouveaux lecteurs, et les anciens s’essoufflent. Les ventes sont ridicules, parfois jusqu’à frôler l’absurde, et couvrent à peine nos frais. [2]Walrus ferme ses portes, communiqué du 13 juin 2018, cité dans l’article sus-mentionné d’ActuaLitté.
Cela n’a pas manqué de me rappeler la fin d’Edicool, aventure éditoriale où j’ai été impliqué en tant que directeur d’ouvrage, aux commandes de plusieurs titres réalisés par l’équipe entière avec un enthousiasme sans faille. Mais, malgré tous les efforts, l’aventure s’est soldée par un échec pur et simple sur le plan commercial. Ensuite, après une période de remises en question et de recul, le tout s’est terminé, comme dans ces lignes de T.S Eliot : « Not with a bang but a whimper », comme un sifflement d’air qui s’échappe d’un ballon ou d’un pneu – de façon très peu spectaculaire avec un résultat pourtant sans appel. Bis repetita non placent, certes, mais cela ne les empêche pas de se produire, et j’ai donc dû prendre connaissance de la décision de Julien de terminer le périple du Morse.
Après Edicool, House made of Dawn, Black Books, La Bagatelle et tant d’autres, c’est donc au tour du Morse de mettre la clé sous le paillasson et de rejoindre le cortège des espèces en voie de disparition. Certes, d’autres maisons se créent dont quelques-unes connaissent même un certain succès (que je mesure ici très subjectivement en termes de notoriétés, n’étant pas au courant de leurs chiffres d’affaire), offrant ainsi aux auteurs et à leurs créations un havre au moins temporaire. Parce que, quand un éditeur disparaît, le plus grave est peut-être que les textes sombrent avec lui, et que tant d’univers s’effacent, parfois sans le moindre espoir de retour. Et ceci est bien plus vrai pour les textes édités en numériques qui, privés de support matériel, deviennent tout bêtement – indisponibles. Aucun antiquaire ni bouquiniste, nulle part, qui puisse proposer au chaland le moindre titre immatériel, et le sort de ces mondes, créés à travers des enchaînements de uns et de zéros, ressemble à celui des ombres ou des bonhommes de neige devant un soleil trop resplendissant – ils se dissolvent dans l’air.
Walrus – laboratoire d’écriture pulp
Pour ce qui est de Walrus, difficile pourtant de trouver une maison avec plus de potentiel. Julien Simon, l’éditeur inséparable de son alter ego, Neil Jomunsi, véritable personnage des réseaux sociaux où il a régulièrement alimenté les débats autour des questions relatives aux publications à l’ère d’internet, a fait preuve d’une créativité sans bornes, impliqué dans une approche littéraire qui ne recule devant rien et allant jusqu’à plier les habitudes de sa vie aux exigences littéraires. Souvenons-nous de l’expérience titanesque que fut le Projet Bradbury, une nouvelle par semaine pendant un an – quel exploit !
Quant à la maison elle-même, son programme littéraire est en grande partie centrée sur les séries telles que Time Trotters animé par l’excellent Nicolas Cartelet, Jason et Robur créé par Jacques Fuentealba ou encore Jésus contre Hitler, pondu par Simon lui-même sous l’identité de son alter ego, mais on y trouve aussi des one-shots, des textes plus classiques, si on veut, tels que Les Marcheurs de Brume ou La voix brisée de Madharva, des textes dont je garde un excellent souvenir, et qui ne méritent tout simplement pas de sombrer dans l’oubli !
À côté des séries et des one shots, Walrus propose aux lecteurs des textes issus d’une autre passion de l’éditeur, le Pulp, et les titres, avec leurs couvertures qui se font remarquer dans n’importe quelle collection par l’agressivité de leur couleur orange « flashy » et leurs dessins aussi trashs que simples, ont tout pour séduire l’amateur. Mais quand il s’agit de Pulp, Simon ne fait pas dans la demi-mesure, et la création du Walrus Institute avec ses
« Monstres sanguinaires, cellules capitonnées, orang-outans explosifs, cabinets de torture et cyborgs littéraires »
a attiré la fine fleur des auteurs et autrices adeptes du genre. Et quand on sait que les trois anthologies issus du travail des membres de l’Institute sont proposées gratis aux lecteurs, on se demande si Simon
- a) est tout simplement un philanthrope ignorant jusqu’à l’existence de vocables comme rentabilité ou chiffre d’affaires
- b) n’a pas vu que le monde n’est pas encore prêt pour un modèle économique centré sur le partage libre et la remise en question du droit d’auteur tel qu’on le connaît depuis le XIXe siècle
- c) s’est fait bouffer la cervelle par une de ses créatures et mérite tout ce qui lui arrive
La Radius Experience – sommet d’un parcours littéraire
Quelle que soit la réponse retenue, on ne peut qu’admirer Julien Simon pour le courage et le dévouement dont il a fait preuve au service de sa maison, de ses auteurs et – surtout – de ses lecteurs. Mais n’allez pas croire que l’énumération des qualités de Walrus se borne à ce que vous avez déjà pu lire dans les paragraphes précédents. Et comme je sais ménager mes effets, je vous réserve le meilleur pour la fin en évoquant un des projets les plus fascinants de ces dernières années, la Radius Experience. Là encore, il s’agit d’un effort collectif – décidément une des marques de la maison – réunissant six auteurs (Aude Cenga, Vincent Corlaix, Stéphane Desienne, Jacques Fuentealba et Julien Morgan) et un scénariste (qui n’est rien d’autre que Neil Jomunsi en personne) dans une expérience consistant à marier le livre (numérique) et le web, misant sur la sobriété de la présentation et une mise en valeur du texte remis au centre de l’expérience. Chaque auteur incarne un personnage, et le lecteur peut ensuite choisir la façon qui lui convient pour lire les textes. Soit dans un ordre chronologique, sautant d’un personnage à l’autre, soit en endossant, à tour de rôle, la perspective des personnages et en suivant l’aventure à travers le prisme des regards multiples pour aborder les événements par des angles différents.
Belle expérience littéraire pour illustrer le jeu des perspectives et la dynamique des expériences, pour démontrer à quel point celles-ci sont personnelles et difficiles à partager. Quant à moi, et cela n’engage évidemment que moi, Radius est le point culminant de la carrière littéraire et éditoriale de Walrus, une maison qui respire et qui vit à travers celui qui l’a animée depuis le début, le grand et infatigable Julien Simon.
Cet article est bien trop court pour rendre compte de tout ce que Walrus a contribué à la littérature. Je ne peux que vous inviter à vous rendre sur le site et les librairies virtuelles afin de profiter du répit de quelques semaines avant la fermeture définitive et de vous procurer un maximum des titres qui font la richesse de la maison et du domaine numérique et littéraire, fortement influencé par l’existence de Walrus. Et il nous reste l’espoir de voir Julien Simon revenir sur les devants de la scène pour renouer avec un engagement qui aura laissé sa marque sur bien des esprits.
Références
↑1 | Walrus ferme ses portes, le communiqué du 13 juin 2018 n’est plus disponible sur la toile, et plus de traces dans la Wayback Machine, non plus. C’ets pour cela que je redirige vers le site d’Actualitté. |
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↑2 | Walrus ferme ses portes, communiqué du 13 juin 2018, cité dans l’article sus-mentionné d’ActuaLitté. |