Découvrir un monde assiégé par la brume, une vie qui s’accroche aux cimes des montagnes et qui ne prospère plus que dans les villes construites sur les hauteurs, se glisser au cœur des caravanes qui, dans les périodes de répit, s’aventurent sur les sentiers qui relient entre elles les villes éparses, frôler avec les voyageurs exténués les abîmes où grouillent, à l’abri des regards, des horreurs entraperçues de loin en loin, telle est l’aventure que propose Sophie Fischer à ses lecteurs dans ce texte remarquablement bien écrit, Les Marcheurs de Brume, paru chez Walrus Books en mai 2014.
Du monde, il ne reste plus que les cimes des montagnes. Dans les vallées autrefois fertiles stagne le Nibel, sorte de brume empoisonnée qui change les êtres vivants en monstres, et dont les vagues montent parfois à l’assaut des derniers rivages humains, poussées par un mécanisme aussi incompréhensible qu’impitoyable. Dans ce monde estropié, nous croisons Rikke et Ulrik, deux orphelins en route pour la grande ville où ils comptent trouver le moyen de faire opérer Ulrik dans l’espoir de lui rendre la vue. Leur caravane avance aux flancs de la montagne, seul moyen d’échapper au Nibel dont les remontées sont une menace constante qui pèse sur les voyageurs. Ceux-ci sont obligés de se livrer corps et âmes aux guides, seuls familiers du terrain, seuls capables de percer, dans une certaine mesure, la mécanique qui régit les assauts du Nibel et de ses créatures. Poussés par la volonté de fer de Friedhelm Answald, les hommes avancent dans la douleur de leurs membres usés, réduits à l’état d’un troupeau de vaches mené en alpage, réduits au silence par la peur et l’imminence du danger.
C’est sur le fond d’un monde cerné de partout qu’évolue l’intrigue, compliquée par des rencontres funestes, des expéditions au fond du passé de Friedhelm Answald, une romance discrète qui se tisse et une remontée sans pareil du Nibel qui s’apprête à engloutir la ville et de nettoyer la montagne de ses derniers vestiges d’humanité. Mêlée à tout ça se trouve la question du péché, des fautes qui auraient appelée la vengeance de Dieu, en l’occurrence ce brouillard qui ne ressemble à rien autant qu’à un drap mortuaire. Et Rikke et Ulrik ont le plaisir peu enviable de croiser en route le partisan principal de cette idée de punition divine, un évêque avec ses deux acolytes, et de devenir peu après les témoins privilégiés de sa petite croisade privée déclenchée par le poison.
Il ne faut sans doute pas s’attarder trop longtemps sur les morceaux du puzzle dont Sophie Fischer a composé le monde des Marcheurs de Brume. Après tout, on est dans un texte fantastique qui n’a aucune vocation à (re-)construire le monde dans lequel nous sommes obligés d’évoluer à chaque fois que nous sortons de chez nous, un texte qui pose ses jalons et nous le fait savoir. Il faut encore moins se laisser distraire par les consonances bizarres des noms aux relents germaniques dont elle a choisi d’affubler ses personnages et qui font parfois trébucher la langue. Par contre, et c’est là qu’elle a livré un travail vraiment solide, on constate que ses personnages sont non seulement crédibles dans leurs motivations, leurs peurs, leurs inhibitions et leurs prouesses, mais qu’ils sont attachants au point de rendre captif le lecteur qui suit leurs aventures, qui se hisse avec eux sur les murs d’enceinte pour regarder, transi de froid, couver le brouillard, qui parcourt avec Rikke les rues d’une ville-nid d’aigle à la recherche du frère aveugle, qui se précipite avec les protagonistes au fond de la cathédrale pour voir surgir de l’obscurité les yeux jaunes de l’ennemi.
J’ai particulièrement apprécié, dans cette histoire toute en demi-teinte, qui évite tout ce qui est trop bruyant, l’art de la narration de Sophie Fischer, une narration qui captive depuis l’instant où l’on découvre une jeune femme qui vient de se réveiller sur les hauteurs de la montagne jusqu’à celui qui, interrompant la conversation finale d’Answald et de Ulrik, annonce l’arrivée de cette même jeune femme, instant qui, au lieu de clore l’intrigue, ouvre des perspectives et laisse songeur quant à l’avenir vers lequel s’acheminent ces vies qu’on vient de voir passer dans le ciel comme des étoiles filantes perdues dans la nuit. Et il y a une profonde humanité dans la douceur de la voix qui raconte cette histoire ; qui raconte l’intimité d’une sœur et d’un frère pris dans un combat à peine perceptible opposant l’infirme à celle qui s’obstine à vouloir le sauver de sa condition ; qui, à force d’allusions et d’éclairs de mémoire, arrache le corps et l’esprit mutilés du guide aux voiles où il voudrait se cacher ; qui se fait tout doux, chuchotement à peine audible, pour révéler l’amour naissant entre deux personnes blessées au cœur même d’une humanité à fleur de peau.

Sophie Fischer
Les marcheurs de brume
Walrus Books
ISBN : 978−2−363−76243−6