Kerkadek, donc. Un nom comme la foudre qui, la nuit, déchire les cieux au-dessus du Finisterre et appelle les âmes à la vadrouille, les arrachant au confort d’un chez soi cozy et à l’amour des prochains pour les exposer à la furie des éléments que nul ne sait évoquer comme ce Comte bourlingueur, originaire du far west breton, grand habitué des océans et des routes qui sillonnent le continent mythique qui s’étend de l’autre côté de l’océan, au-delà des nos rêves à nous autres Européens, nostalgiques de cette manie cuvant au fond des entrailles des ancêtres, manie qui poussait ceux-ci à partir à la poursuite du bonheur, peu importe le prix qu’il faudrait, tôt ou tard, payer.
Avec Mississippi Blues, le Comte revient à sa terre d’élection, l’Amérique – celle, plus précisément, des États-Unis. Et cette fois-ci, il se paie une chevauchée infernale qui le mènera, lui et ses compagnons, dans le cœur du Sud, à la quête des racines du Blues, jusqu’à ce carrefour où Robert Johnson, bluesman mythique des années 30, aurait vendu son âme au diable pour maîtriser la guitare avec un art à la hauteur de son dégoût de la vie et de ses ambitions.
Le sujet est donc d’emblée indiqué : le pacte avec le diable. Un sujet ayant mille fois servi sans pour autant perdre de sa fascination qui compense largement du manque d’originalité. Fascination des plus morbides aussi qui illustre la volonté de dépasser les limites de l’humain, et à laquelle ont succombé quelques-uns des plus grands noms de la littérature européenne : Marlowe, Gœthe, Berlioz. Mais le Comte Kerkadek, quand il s’est emparé de ce sujet noble entre tous, n’a pas pu s’empêcher d’y laisser sa marque et de faire des siens. Qu’il suffise de citer, juste pour donner un aperçu de l’ambiance qui y règne, cette réflexion de l’archange Gabriel, lâché en toute naïveté pendant qu’il survole le continent américain à la recherche de celui qui pourrait dissuader Robert Johnson de conclure le pacte fatal, réflexion qui fait éclater le lecteur de rire et qui laisse celui-ci en même temps au bord d’un abîme rempli de larmes :
« Les Blues Brothers allaient sauver le monde. » (chap. 7)
Le moins qu’on puisse dire, c’est que le Comte Kerkadek, en acceptant de mesurer ses forces à l’aune de celle des plus grands, ne manque pas de couilles. Chapeau !
Fidèle à l’exemple donné par Gœthe, le drame est précédé d’une sorte de Prologue dans le ciel où sont posées les prémices de l’intrigue. Cette fois-ci, contrairement à l’enjeu du Faust, il s’agit de sauver non pas une seule âme et de démontrer par là la volonté de l’homme de se réclamer du bien, mais de bêtement éviter un nouveau Déluge, idée dont l’entourage du Très Haut rebat les divines oreilles depuis qu’il se murmure un peu partout dans l’éther que l’homme se serait laissé tenter par le Diable. Encore heureux qu’il y ait des amateurs de blues parmi les habitués des cieux, et c’est l’archange Gabriel qui se fait fort de trouver la personne qui puisse éviter à Robert Johnson de succomber à la tentation du Malin et de fournir ainsi un prétexte pour ouvrir les vannes. Vous aurez compris, chers lecteurs, chères lectrices, que la personne appelée à s’opposer à Satan n’est nul autre que notre Comte qui, fort de l’expérience de ses démêlées avec le roi du poulet, le docteur Furtado, se lance une nouvelle fois dans la course pour sauver le monde.
Je ne vais certes pas vous révéler ici les détails d’une intrigue qui a tout pour vous couper le souffle, mais je vous demande d’accepter un conseil : accrochez-vous ! Après tout, vous êtes près de vous embarquer dans une aventure des plus délirantes, une aventure qui vous emmènera, au départ de la cabane pourrie de Roscoff qui sert d’abri au Comte en proie aux ravages de la drogue, jusque dans le sud des États-Unis hanté par le racisme et la ségrégation et sillonné par les conjurés du Ku-Klux-Klan, en passant par la grisaille de la petite délinquance des années 80 et le parfum envoûtant des sixties avec leurs festivals placés sous le signe des drogues psychédéliques et de la flower-power.
Une fois arrivé à destination, rejoint en route par un des plus célèbres guitaristes du XXe siècle, le Comte sera forcé de constater que la chasse à l’homme s’avère plus difficile que prévue, mais de nombreuses rencontres, les unes plus pittoresques que les autres avec leurs relents de cordite et d’alcool de contrebande, dédommagent notre héros (et ceux qui, à bout de souffle, le suivent dans ses pérégrinations) qui, toujours occupé à échapper aux pièges tendus par le Malin, n’aura pas le temps de s’embêter.
Cette nouvelle excursion du Comte Kerkadek à travers l’espace et le temps est l’œuvre d’un écrivain au mieux de sa forme, une forme pleinement retrouvée avec ce retour aux sources après une escapade plutôt malheureuse dans les contrées asiatiques. On sent, à chaque phrase, à quel point Kerkadek est amoureux de sa terre d’élection, de ces immenses terrains à moitié sauvages des États-Unis continentaux qui s’étendent au-delà de l’imagination et où naissent les délires de l’âme moderne comme par exemple ce blues parti à la conquête du monde depuis le coin perdu des terres confédérées contraintes de lâcher leurs âmes damnées. Et la magie opère à chaque fois que Kerkadek évoque un de ses paysages, ceux surtout où se mélangent les éléments, composés de terre et d’eau :
« Cela fait déjà dix minutes que Jonas, petit garçon de douze ans natif de la ville de Clarksdale, scrute le bouquet de saules au milieu de la rivière avec une anxiété croissante. Les grillons, l’ombre des cyprès, des pins et des pacaniers, les éclats de lumière qui inondent ses bras, ses pieds nus, tout ceci aurait du le ravir de bonheur. » (Chapitre 18)
Ou encore cette impression de la traversée du Mississippi, tirée du même chapitre que la citation précédente :
… le chalutier se balançait, immobile au milieu du fleuve. On n’entendait que le grattement de l’eau contre la coque, et le tapotement de la pluie sur le pont, sur le mât, les ris, l’eau qui s’écoulait des voiles carguées dans un gros ploc monotone.
C’est l’amoureux qui parle, l’obsédé qui doit revenir à ses expériences, doit déterrer ses souvenirs pour en tirer les merveilles dont je viens de donner un maigre aperçu, ces merveilles qui confèrent au texte son caractère hypnotique.
Le nouveau roman du Comte Kerkadek n’est pas simplement un hymne au blues, c’est un plain chant à la gloire d’une littérature qui fonce, qui va de l’avant avec un brio digne de Berlioz, le compositeur ayant dressé le tableau sonore de la Damnation de Faust, une littérature qui mène ses héros au milieu d’une mêlée épique, après avoir passé par un scénario digne des déboires des Blues Brothers. Honnêtement, cela fait longtemps que le Sanglier a pu se farcir un morceau aussi riche.

Chers lecteurs, si vous saviez à quel point je vous envie, vous qui avez encore tout à découvrir des merveilles concoctées par le Comte Kerkadek…

Comte Kerkadek, Merci pour ce macchab”

Comte Kerkadek, L’homme qui n’aimait pas Paris

Comte Kerkadek, Atlantido

Comte Kerkadek, Pacifico
Comte Kerkadek
Mississippi blues
Éditions de Londres
ISBN : 9781910628621