Comment ça, un livre qui parle de poulets ? Et non seulement de poulets, mais d’une terrible machination qui se servirait de ces bêtes afin de mettre la main sur le continent américain ? S’agirait-il d’une sorte de remake de Minus et Cortex qui, exilés parmis la gent gallinacée, auraient trouvé le moyen d’accomplir leur projet diabolique et de conquérir enfin (!) le monde ? Vous comprenez, cher lecteur, que je n’ai pu résister à de telles question, et que je me suis jeté sur le texte du Comte Kerkadek dès que mes maigres finances me l’ont permis.
Et oui, je peux vous l’assurer désormais : des poulets, il y en a, et sous toutes les formes, sauf celle du volatile à l’état naturel. Je dirais même que, une fois la lecture terminée, le lecteur en saura beaucoup plus long – et peut-être même trop – à propos de la fabrication de ces délices à base de volailles que dispensent par millions les chaînes de fast food pour satisfaire à la demande d’une armée de clients en général peu regardant sur la qualité. Mais les aspirations de l’auteur ne se bornent pas à cette question de détail de la chaîne alimentaire, évidemment, et le financement du travail éditorial ne doit rien, à ce que je sache, aux militants de l’association PETA.
Il y a effectivement un grand nombre de choses à découvrir dans ce texte, qui est tout d’abord l’histoire assez classique de deux jeunes, fraîchement débarqués aux États-Unis. Ceux-ci, Gaspard et Léo, une fois qu’ils ont touché le sol américain, ne tarderont pas à se mettre sur les traces de leurs illustres prédécesseurs imaginés et décrits avec profusion par, entre autres, William S. Burroughs, Charles Bukowski, ou encore Jack Kerouac, même si la partie de leur aventure qui se passe on the road se limite à quelques navettes entre l’aéroport et l’hôtel et à une tournée dans quelques villes voisines de New Haven pour acheter une voiture d’occasion. C’est à cet héritage littéraire qu’on doit les hôtels sordides avec leur population peu fréquentable, les quartiers pourris, et bien entendu les beuveries et les bagarres épiques dont un exemplaire particulièrement bien réussi clôt d’ailleurs le texte. Les amateurs du genre y trouveront largement leur compte.
Si on peut donc lire le texte du Comte Kerkadek comme le témoignage d’une inspiration américaine, une telle exclusivité lui ferait tort, car son intérêt principal est ailleur. Pacifico, c’est tout d’abord un grand jeu narratif où se mêlent les voix de différents narrateurs dont une prétendra même être celle de l’auteur. Celle-ci, on l’entend résonner dans la Préface de l’auteur et dans le premier chapitre, avant de la voir (l’entendre ?) céder le pas à celle du narrateur, Gaspard. On voit donc l’auteur présumé du texte se promener aux côtés de sa créature à laquelle il confie la tâche de narrer leurs aventures, tandis que la créature en question, ce faisant, se permet force remarques sur celui qui est censé l’avoir inventée. Il faut surveiller ses mots pour parler de ce texte-ci, parce qu’on oublie vite sur quel niveau d’abstraction on se situe et qui est en train de parler qu nom de qui. Un dédale imaginaire qui ressemble à celui qui s’ouvre au bout des allées qui s’enfoncent dans la jungle des quartiers à l’abandon de New Haven, petite ville de la Nouvelle Angleterre. Décor qui, lui aussi, est d’ailleurs un clin d’œil discret au lecteur, parce qu’il s’agit de la ville qui abrite une des universités les mieux cotées de la planète, à savoir celle de Yale, que le lecteur connaît sans doute à travers les épisodes de la vie mouvementée des Filles Gilmore. Et cela risque de lui faire un drôle d’effet d’apprendre que les bottes de la caillera foulent ces mêmes rues qui ont vu déambuler la gentille Rory en compagnie de ses copains de la haute.
Un autre clin d’œil, si on peut dire, mais dans un domaine bien différent, s’adresse aux amateurs des théories du complot, élevés au lait exceptionnellement nourrissant des élucubrations des Mulder & Cie., de tout ce qui bouge dans le giron des Illuminati ou encore dans l’univers unidimensionnel de platitude de ce cher polygraphe, Dan Brown. Le seul fait de vouloir donner un aperçu du scénario imaginé par le Comte constitue déjà un exploit, vu le vertige qui suit invariablement cet effort de très près. Laissons donc la parole au Comte lui-même et à son éditeur :
Pour les passionnés de la théorie de la conspiration, « Pacifico » est évidemment une délectation, un orgasme littéraire. En effet, on y découvre enfin le lien entre la disparition de La Pérouse au large de Vanikoro, la publication des Chants de Maldoror de Lautréamont, l’assassinat de Trotsky à Mexico, l’avance trop rapide de l’armée Rouge en 1944, la recette des tamales de la grand-mère de Santana, et le succès mondial de Woodstock en 1969, année pour le moins érotique. [1]Pacifico, présentation sur le site des Éditions de Londres
On peut constater que le texte se nourrit de sources et d’influences aussi nombreuses que diverses, et on peut se demander s’il n’en devient pas illisible. Il n’en est rien, et le résultat se dévore plutôt qu’il ne se lise, fait qui est dû en grande partie aux efforts stylistiques de l’auteur qui manie le rythme et l’agencement des phrases d’une poigne de fer et qui sait les dompter juste assez pour leur conserver leur fougue primitive – qu’il fait ensuite servir à sa principale intention : celle de faire sombrer le lecteur dans un univers déjanté qui lui fait oublier que tout ça n’est que de la fiction. À moins que…
Une remarque, avant de conclure, à propos du nom de l’auteur tel qu’il figure sur la couverture. Le Comte de Kerkadek serait issu, comme il l’indique dans le premier chapitre, du Finistère (on ne comprend pas très bien si c’est de la partie méridionale de celui-ci ou de celle sise au nord de ce bout de péninsule), ce qui pourrait expliquer les consonnances bretonnantes de son patronyme. Tandis que chaque estivant susceptible aux charmes armoricains a déjà eu ses oreilles chatouillés par le préfixe ker signifiant chez, la deuxième partie du nom, kadek, pourrait être dérivée de kad, breton pour combat. Sinon, et c’est une piste qui mène peut-être plus loin dans le dessein de dépister les intentions de l’auteur, il y a comme une étrange familiarité phonétique entre Kerkadec et Kerouac, un des modèles, on l’a vu, de ce si beau texte, dont le Comte lui-même et son narrateur se seraient inspirés [2]« J’appréciais mieux les poésies de Ginsberg et les nouvelles de Kerouac en fumant. », chapitre 4 de la deuxième partie et « Son style puise dans […] le bouddhisme « Beat » à la … Continue reading. À moins, évidemment, que tout ceci ne soit pas confiné au seul domaine littéraire et que le récit qui s’étale sous nos yeux contienne une vérité autrement plus dérangeante.
Comte Kerkadek
Pacifico
Les Éditions de Londres
ISBN : 978−1−909053−26−7
Références
↑1 | Pacifico, présentation sur le site des Éditions de Londres |
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↑2 | « J’appréciais mieux les poésies de Ginsberg et les nouvelles de Kerouac en fumant. », chapitre 4 de la deuxième partie et « Son style puise dans […] le bouddhisme « Beat » à la Kerouac », in : À propos de l’auteur. |