On peut bien sûr se demander si le vécu est toujours la meilleure inspiration pour des textes littéraires, et le dicton de l’habitué bien rodé du Café de Flore affirmant sur un ton quelque peu dégoûté (comme s’il venait de marcher dans de l’autobiographique) que les premiers romans sont toujours autobiographiques, avec un sous-entendu que c’est après seulement que commence la littérature, n’est-il pas proféré à l’intention du potentiel lecteur qu’il s’agit bien sûr de mettre à l’abri de pareille mésaventure ? Quoi qu’il en soit, le Sanglier littéraire n’a jamais aimé les bons conseils, surtout en littérature, préférant de très loin l’expérience, l’émotion des découvertes, les expéditions vers l’intérieur des continents littéraires avec leurs innombrables taches blanches qui, à l’opposé de leurs contreparties géographiques, ont tendance à se multiplier comme des bonobos en rut…
Il y a à peu près six mois, une de ces expéditions en terrain numérique m’a conduit à la rencontre d’un jeune beatnik, Dan, poussé sur les routes du vieux continent par le vent de révolte qui a balayé une bonne partie des certitudes en cette fin des années 60. C’est dans Mes vingt ans, un premier texte qui se réclame ouvertement de ses racines autobiographiques, que Daniel de Kergoat raconte l’éveil de son alter ego suite à la lecture du livre culte d’une génération entière, On the road de Jack Kerouac. L’auteur tend la main à ses lecteurs pour les emmener dans ses voyages qui le mènent d’un bout de l’Europe à l’autre, des voyages qu’il raconte d’une plume de maître, libre de toute prétention, dans un ton aussi simple comme s’il s’agissait d’un récit au coin du feu accompagné de quelques verres de ce liqueur d’Écosse tellement apprécie par le Breton invétéré qu’il est. Je me suis senti bien seul quand j’ai réalisé, au bout du dernier voyage qui était plutôt une fuite mal déguisée, que c’était bel et bien terminé et que je devrais me résoudre à rentrer chez moi, seul, triste, mais plus riche de tout un univers grouillant d’émotions.
J’ai appris, quelques semaines plus tard, qu’il y aurait une suite aux escapades de Dan, et je me suis promis de me jeter dessus à la première occasion, malgré la petite voix dans ma tête qui essayait de me convaincre du fait qu’il était impossible d’atteindre par deux fois à de telles hauteurs. Et bien, je peux vous dire que Daniel de Kergoat a trouvé le moyen de rendre son deuxième texte, Mémoires d’un beatnik, aussi attachant que son premier, et vous finirez sans aucun doute par l’avoir dans la peau au même titre que votre serviteur qui a accepté, une fois de plus, de partir en voyage et de plonger dans un passé qui, s’il ne fut pas le sien, se pare pourtant des couleurs de la vie, une vie que vous aurez l’impression d’avoir partagée dans ses meilleurs et dans ses pires instants.
Un beau jour du printemps 1969, Dan reçoit donc un courrier pour le moins bizarre, un bout de carte Michelin qui, il s’en rendra compte après moultes réflexions, l’invite (ou mieux : le somme) à un rendez-vous dans l’extrême sud du Maroc. Libéré fort à propos de toute entrave sentimentale (l’intrigue proprement dite est précédée, en guise de prélude, de quelques rebonds anecdotiques ou l’humour côtoie de très près l’infâme), Dan accepte le défi et chausse une fois de plus ses bottes de routard. Et le voilà parti pour un voyage qui non seulement lui fera découvrir un bon bout de terre africaine, mais qui surtout le poussera à la rencontre d’hommes et de femmes dont certains finiront par devenir siens, en lui laissant un bout de leurs histoires, de leurs vies, des morceaux de mémoires vives qu’il sera obligé d’emporter dans ses pérégrinations à travers la vie – la sienne et celles des autres.
Les journées se suivent, et les noms qui font rêver s’égrènent au rythme du lent progrès de l’auto-stoppeur : Malaga, Algéciras, Tanger, Casablanca, Marrakech, et enfin les espaces sans fin du désert. Mais les noms de villes, ce sont surtout les synonymes de celles et de ceux qu’on y croise, avec lesquels on fait un bout de route, passe une nuit, échange quelques anecdotes. Des êtres humains qui désormais occupent un minuscule terrain de l’univers qu’on trimbale un peu partout, jusqu’au bout de la route justement : L’ange de la Sierra, Johnny, Colette et Steve, Izem, Silina. Sinon, il ne se passe pas grand chose dans ce texte à l’haleine longue, à la mesure des grands espaces qu’il évoque et qu’il fait défiler devant les yeux du lecteur. Qui ne regrette pas un seul mot des dialogues qui se nouent entre d’éphémères camarades, ou des descriptions et des réflexions parfaitement mesurées qui accompagnent le progrès de notre routard. Tout cela peut paraître bien banal à certains, comparé aux discours grandiloquents qu’aiment tenir les habitués des cercles germanopratins, éternels invités des émissions qui font jaser, mais ce qui se passe vraiment, c’est que Daniel de Kergoat saisit à grandes mains l’essence humaine de celles et de ceux qui peuplent son passé, qu’il remplit le noir de nos imaginations d’une humanité qu’il s’agit de préserver du néant, une humanité nourrie par la tendresse des minuscules points de lumière, croisés, à peine entraperçus, certains aussitôt éteints, mais cueillis quand même et rendus vivants par quelques phrases à l’allure modeste et qui pourtant recèlent des mondes entiers.
La grande force de Daniel de Kergoat réside dans sa façon de raconter sa vie comme si, justement, il ne s’agissait pas de raconter, mais bien de vivre. Ses récits sont une évidence qui s’impose par sa simple présence, une présence qui ne demande rien sauf sa petite place près du feu, pour partager avec nous une chaleur humaine trimbalée à travers autant de routes et autant d’années, chaleur que fait irradier un feu nourri aux souvenirs d’une vie entière, riche de tant de rencontres avec leurs joies et leurs douleurs, digérées et transfigurées par la voix de cet immense conteur qu’est Daniel de Kergoat.
Mise à jour
Daniel de Kergoat a opté, après s’être dans un premier temps embarqué sur le navire Numériklivres, pour l’auto-édition chez Amazon Kindle. Si le titre, la couverture et le mode d’édition ont changé, le contenu est toujours aussi haut de gamme.
Daniel de Kergoat
Mémoires d’un Beatnik bas-breton
Auto-édition Kindle
ASIN : B071XWJ7C8