Comte Ker­ka­dek, Atlantido

Après la ronde infer­nale que fut Paci­fi­co, le pre­mier roman du Comte Ker­ka­dek, celui-ci en donne la suite avec un texte dont le titre, lui aus­si, apporte son hom­mage aux océans qui ont ber­cé la jeu­nesse du Comte : Atlan­ti­do.

On se sou­vient de la danse macabre aux allures de mael­ström qui clôt le pre­mier volume de la Saga de l’a­poyotl, mena­çant d’en­glou­tir, dans un tour­billon de volaille abat­tue et de haine inter-eth­nique, Gas­pard et Léo, duo dont la pré­ten­tion à la gloire ne se fonde pas uni­que­ment sur leur pas­sé de rôtis­seurs de pou­let mais encore et sur­tout sur le sta­tut de pro­ta­go­nistes du récit dont ils sont en même temps res­pec­ti­ve­ment le nar­ra­teur et l’auteur.

Le nou­veau volume s’ouvre sur une scène digne des meilleurs polars avec la fuite du couple impro­bable à tra­vers la Nou­velle-Angle­terre jus­qu’à New York où ils espèrent se faire oublier par les flics. Pas de bol, après les pou­lets (ceux qui portent du bleu), ils auront très bien­tôt de nou­veaux potes sur le dos, à savoir une bande de dea­lers por­to-ricains, sou­cieux de ven­ger leur biz­ness cou­lé sous les coups du fusil à pompe d’un nou­veau per­son­nage pro­pul­sé à l’im­pro­viste dans le récit, Ani­bale Pon­te­qua­dra­to. Le lec­teur l’au­ra bien­tôt devi­né, celui-ci ne se borne pas à sau­ver la vie de nos deux gaillards, il les remets en contact avec  d’autres per­son­nages qui sau­ront don­ner un coup de paluche dans la quête de l’a­poyotl, cette plante qui, dans la meilleure tra­di­tion cel­tique, dont le comte peut se récla­mer, ouvre les portes de l’autre monde.

Contrai­re­ment à ce que le titre pour­rait lais­ser croire, ce n’est pas l’o­céan atlan­tique qui four­ni­ra le cadre du récit, mais bien le conti­nent tout entier. Comme des légions d’a­ven­tu­riers avant eux, Léo et Gas­pard seront embar­qués dans un périple qui leur fera tra­ver­ser l’A­mé­rique, des brumes de New York jus­qu’à San­ta Moni­ca sur le Paci­fique, où, à la fin du trip, « le soleil des­cen­dait len­te­ment vers l’horizon » [1]cha­pitre 26. Sur cette route-là, ils pas­se­ront par Washing­ton, « Capi­tale Impé­riale » ; l’A­la­ba­ma où le Clan conti­nue à sévir, suite à une pan­dé­mie de mys­té­rieuses copu­la­tions inter-eth­niques ; les bayous de la Loui­siane ; la Nou­velle Orléans où ils croi­se­ront une des­cen­dante de l’u­ni­vers empor­té par le vent de Mar­ga­ret Mit­chell, en train de s’en­fi­ler le meilleur attri­but de la troupe entière de ses domes­tiques ; la Cali­for­nie, enfin, où ils débar­que­ront après des pas­sages-éclairs par le Texas, le Nou­veau Mexique et l’A­ri­zo­na. C’est là-bas que le Doc­teur Fur­ta­do entre pour de bon dans le récit, après avoir été entra­per­çu à maintes reprises, et conti­nuel­le­ment avoir glis­sé entre les doigts de ses poursuivants.

Avec lui, Léo et Gas­pard pénètrent dans un uni­vers qui ne rap­pelle rien autant que les films de James Bond, avec leur grand vilain au milieu de sa toile d’a­rai­gnée d’où il tisse ses pro­jets de conquête du monde, déjoués à la der­nière seconde par les soins de l’agent du bien quand tout saute dans une confla­gra­tion impres­sion­nante qui aura néces­si­té au moins une bonne par­tie de l’ar­se­nal conven­tion­nel d’une puis­sance moyenne. Seule­ment qu’au lieu de finir leur course entre les bras d’une belle Sirène, nos deux héros auront droit à une excur­sion mys­tique qui se ter­mi­ne­ra pour­tant par un trait ras­su­rant : Saint Pierre, lui aus­si, aime Elvis.

Tout comme dans le pre­mier volume, le lec­teur est vite empor­té par l’i­ma­gi­na­tion débri­dée du Comte, jus­qu’à en oublier de se poser des ques­tions à pro­pos de la per­ti­nence de l’u­sage de tel ingré­dient, comme p.ex. l’ap­pa­ri­tion du Ku-Klux-Klan dont les membres se révé­le­ront très dif­fé­rents de ce que l’on pour­rait croire, ou encore les évo­ca­tions mul­tiples des rai­sins de Bari « dont la cou­leur est indé­ter­mi­née » [2]cha­pitre 2, oscil­lant entre le blanc et le noir. Mais peu importe fina­le­ment dans cette chasse inter­con­ti­nen­tale où les miles sont par­cou­rus à la vitesse d’une comète qui passe dans le ciel noc­turne, lais­sant seul un écho lumi­neux [3]Oui, dans un récit qui parle sans cesse de sub­stances hal­lu­ci­no­gènes, une petite synes­thé­sie me semble la bien­ve­nue ! au fond des orbites.

À lire :
Comte Kerkadek, Merci pour ce macchab'

Si quel­qu’un se met­tait dans la tête de vou­loir cher­cher l’ins­pi­ra­tion de cet opus bien sin­gu­lier, il me semble qu’il devrait lor­gner prin­ci­pa­le­ment du côté du ciné­ma. À côté des traces lais­sées par les clas­siques comme James Bond ou Autant en emporte le vent, on trouve encore celles de Pulp Fic­tion (le séjour à New York), de Mis­sis­sip­pi Bur­ning (le juge­ment som­maire de Len­ny) et, évi­dem­ment, de tous ces films dont le sujet est la tra­ver­sée de l’A­mé­rique mys­tique, dans la lignée des Easy Rider, sans oublier l’hé­ri­tage lit­té­raire prin­ci­pa­le­ment four­ni par Kerouac, son roman culte Sur la route et la géné­ra­tion entière des Beat­niks dont Gas­pard et Léo par­tagent au moins l’a­mour des sub­stances pro­pices à l’é­lar­gis­se­ment de la perception.

Il me semble pour­tant que les prin­ci­paux contri­bu­teurs sont les films et séries ins­pi­rés par les théo­ries du com­plot – aus­si innom­brables que lou­foques et immor­telles -, pra­ti­que­ment impo­sés par le choix du sujet, à com­men­cer par X‑Files, ter­rain de jeux légen­daire de tous ceux qui aiment ima­gi­ner qu’il y a des choses qu’on nous cache, sans oublier les navets tirés des bou­quins de Dan Brown. Un bel exemple en est four­ni par le bref séjour des pro­ta­go­nistes au cime­tière mili­taire d’Ar­ling­ton (cou­lisse presque incon­tour­nable de tout film de ce genre qui se res­pecte) en com­pa­gnie d’un vieux cher­cheur impli­qué dans un pro­jet ultra-secret du « Dépar­te­ment des Études Éso­té­riques de la CIA » [4]cha­pitre 18. Il faut relire ce cha­pitre après avoir vu (ou lu) le Le Code Da Vin­ci pour en appré­cier le ton faus­se­ment sérieux d’un auteur / nar­ra­teur qu’on ima­gine, après coup, près de se mouiller de rire.

En par­lant d’ins­pi­ra­tions, je ne vou­drais pas pas­ser à côté d’un petit détail qui m’a paru par­ti­cu­liè­re­ment char­mant, détail qui se trouve à la fin du cha­pitre 24 où est raconte le séjour des pro­ta­go­nistes dans la for­te­resse sou­ter­raine du Doc­teur Fur­ta­do. Après la des­truc­tion des labo­ra­toires, les cou­loirs sou­ter­rains sont enva­his par l’eau de mer d’une ins­tal­la­tion des plus mons­trueuses, et comme l’eau trouve tou­jours son che­min, nos deux gaillards sont obli­gés de sur­fer une vague qu’ils auraient mieux vou­lu éviter :

Alors la masse d’eau nous pro­pul­sa, comme souf­flés d’une gigan­tesque sar­ba­cane. Ce fut une course épous­tou­flante, la longue pro­gres­sion dans un tuyau étroit, noir et rem­pli d’eau froide et salée, qui pro­pulse des corps vivants à plus de cin­quante kilo­mètres à l’heure, sur une dis­tance de quelques cen­taines de mètres. Un sen­ti­ment d’accélération étrange, mêlé à une sen­sa­tion de froid intense qui ne nous quitte pas, et la cer­ti­tude que l’on va étouf­fer. [5]cha­pitre 24

Com­ment ne pas pen­ser au texte célèbre de Jules Verne, Voyage au centre de la Terre, et plus pré­ci­sé­ment aux ins­tants où ce voyage-là se ter­mine et que les voya­geurs arrivent à fuir vers la sur­face sur – une colonne de magma :

Cepen­dant nous mon­tions tou­jours ; la nuit se pas­sa dans ce mou­ve­ment ascen­sion­nel ; les fra­cas envi­ron­nants redou­blaient ; j’étais presque suf­fo­qué, je croyais tou­cher à ma der­nière heure, et pour­tant, l’imagination est si bizarre, que je me livrai à une recherche véri­ta­ble­ment enfantine. […]

Une force énorme, une force de plu­sieurs cen­taines d’atmosphères pro­duite par les vapeurs accu­mu­lées dans le sein de la terre, nous pous­sait irré­sis­ti­ble­ment. […] J’ai le sen­ti­ment confus de déto­na­tions conti­nues, de l’agitation du mas­sif, d’un mou­ve­ment gira­toire dont fut pris, le radeau. […] je n’eus plus d’autre sen­ti­ment que cette épou­vante sinistre des condam­nés atta­chés à la bouche d’un canon, au moment où le coup part et dis­perse leurs membres dans les airs. [6]Jules Verne, Voyage au centre de la Terre, cha­pitre 43

Le Comte Ker­ka­dek a pon­du un récit qui sur­prend non seule­ment par l’i­ma­gi­na­tion, décer­ve­lée autant qu’ir­ré­sis­tible, qui s’y montre à l’œuvre, mais encore par une foi­son de réfé­rences qui confère au texte une richesse extra­or­di­naire. C’est une véri­table mine dans laquelle on des­cend avec Léo et Gas­pard, et où le voya­geur reste bouche-bée devant le scin­tille­ment des tré­sors enfouis.

À lire :
Salomé Girard, Jusqu'à plus soif

Par contre, il y a une autre mine qui, si l’au­teur a bien essayé de l’ex­ploi­ter, ne fait qu’en­tre­voir ses richesses. Je parle de la forme choi­sie pour ce récit, du jeu de pers­pec­tives sur­tout, ren­du pos­sible par la pré­sence du nar­ra­teur et de l’au­teur en tant que pro­ta­go­nistes dans le récit. Ce n’est pas que le côté for­mel échap­pe­rait au Comte qui parle par exemple du moyen d’é­ta­blir un dia­logue avec le lecteur :

Ceci est un roman démo­cra­tique, un roman qui n’a pas peur du dia­logue avec le lec­teur. En fait, c’est un anti­ro­man. [7]cha­pitre 7

Ailleurs, il se réfère aux dif­fé­rences entre le temps « vécu » par les per­son­nages par rap­port à celui de la nar­ra­tion, trai­tant le roman­cier de « men­teur » en ce qu’il donne l’illu­sion au lec­teur de  res­ter dans un cou­rant mono-linéaire du temps qui passe, tan­dis que l”« anti­ro­man­cier » ferait clai­re­ment res­sor­tir ses tricheries.

Rien de tel dans cet anti­ro­man, puisque, le temps de cette digres­sion aurait tout juste suf­fi à quelques coups de pelle de la réa­li­té que nous décri­vons, et que jamais ces idées ne se seraient for­mées de façon recons­truite, struc­tu­rée, par le lan­gage, sans le tra­vail de l’antiromancier, jamais les idées qui suf­firent à la géné­ra­tion inop­por­tune de ce para­graphe n’auraient pu ger­mer dans ces cer­veaux, même ceux de Léo et de Gas­pard, en quelques coups de pelle. [8]cha­pitre 10

Il me semble pour­tant que, après les expé­riences du XXe siècle por­tant jus­te­ment sur le rôle du temps dans la nar­ra­tion (com­ment pour­rait-on oublier de men­tion­ner la Recherche dans un tel contexte ?), mais aus­si sur le jeu des pers­pec­tives, il aurait été per­mis aux lec­teurs de s’at­tendre à des réflexions plus poussées.

Quoi qu’il en soit de ces quelques réserves, je peux dire que j’ai dévo­ré ce texte, et j’i­ma­gine volon­tiers que, si quel­qu’un, dans les décen­nies à venir, vou­lait savoir à quoi res­sem­blaient les pre­miers pas d’une lit­té­ra­ture véri­ta­ble­ment numé­rique, il devrait consul­ter les textes du Comte. Je me demande d’ailleurs un peu si celui-ci n’au­rait pas réus­si lui-même à fina­le­ment trou­ver l’apoyotl, dont il aurait sour­noi­se­ment extrait les « agents ver­baux » pour y faire macé­rer les paroles de son récit qui, et c’est le cas de le dire, per­met une échap­pée vers un monde bien dif­fé­rent qu’on visite avec un plai­sir non mitigé.

Comte Kerkadek, Atlantido Comte Ker­ka­dek
Atlan­ti­do
ISBN : 978−1−909053−89−2

Réfé­rences

Réfé­rences
1 cha­pitre 26
2 cha­pitre 2
3 Oui, dans un récit qui parle sans cesse de sub­stances hal­lu­ci­no­gènes, une petite synes­thé­sie me semble la bienvenue !
4 cha­pitre 18
5 cha­pitre 24
6 Jules Verne, Voyage au centre de la Terre, cha­pitre 43
7 cha­pitre 7
8 cha­pitre 10
La Sirène de Montpeller

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