Que penser de ce texte ? Franchement, je me le demande… Après avoir passionnément suivi le Comte Kerkadek à travers les contrées d’une Amérique onirique (cf. les articles consacrés aux deux premiers romans du Comte, Pacifico et Atlantido), je me suis jeté sur ce troisième titre, édité lui aussi par les Éditions de Londres, petite structure pure player promise à la gloire par la découverte de ce singulier marin, diamant solitaire dans son écrin bleu océan. Mais, et je me répète pour vous poser la question, que penser de ce texte qui oscille entre roman, pamphlet et traité d’économie ?
D’abord, il y a des éléments qui se rapprochent d’un roman traditionnel : une nouvelle insolite (l’explosion d’un immeuble haussmannien), un mystère à percer (la disparition de tous les journaux véhiculant cette information), un appareillage. Ensuite, un voyage assez paisible dans les mers du sud, ponctué par une tempête et un naufrage. Et quand le naufragé se réveille sur une plage déserte, on se croirait dans un roman du XVIIIe siècle, une des grandes époques (après celle des Magellan & Cie) des découvertes et des circumnavigations, époque fétiche du Comte qui arbore son surnom de « La Pérouse » comme d’autres un blason d’un illustre ancêtre :
Au bout de quelques pas sur le sable brûlant, je dus me rendre à l’évidence : j’étais vivant, naufragé sur une île du Pacifique Sud. Après cent mètres, c’était déjà la jungle et le mystère.
Mais si Kerkadek n’a rien d’un Robinson, il n’y a pas de Vendredi non plus sur l’île où il vient de s’échouer. Ce qui ne l’empêchera pas de tomber sur un mystère des plus insolites et une présence des plus inattendues, à savoir celle d’une prison avec son troupeau de brebis intellectuelles jugées galeuses par le gouvernement de Paris et exilés dans le Pacifique Sud : La prison des Apostats. C’est en fréquentant ceux-ci que Kerkadek rencontrera le personnage placé au centre des parties pamphlétaires et « théoriques » du récit, à savoir le dynamiteur, personnage éponyme, celui qui, non content de ne pas aimer Paris, se propose de dynamiter la ville lumière afin de la libérer de ses entraves haussmanniennes.
S’ensuit la deuxième partie, une série d’Entretiens avec un dynamiteur, dont les titres quelque peu guindés ne sont pas sans rappeler ceux de certains romans du XVIIIe siècle (encore !) aux allures sensibilo-pédagogiques, et où le dynamiteur explique, dans ses dialogues avec le naufragé, comment il en est venu à percer les secrets, d’une part, du Paris haussmannien et de son caractère d’arme de soumission de masse, habilement maniée par la Bourgeoisie héritière du Second Empire, et ceux, de l’autre, du caractère pathologique du baron Haussmann ayant conduit celui-ci à se faire l’outil consentant de la destruction et du remodelage de la Capitale.
La troisième partie est un bref retour à la narration où le lecteur apprend comment Kerkadek et le dynamteur ont réussi leur évasion de l’île des apostats, tandis que la quatrième, la Confession d’un dynamiteur haussmannien ressemble à un traité économique, inspiré, au moins pour ce qui est de son vocabulaire, par les théories de l’économiste austro-américain Joseph Schumpeter (1883 – 1950) qui explique, dans son livre Capitalisme, Socialisme et Démocratie paru en 1942, que le moteur des cycles économiques est l’innovation portée par les entrepreneurs, et que les grands bouleversements économiques (les crises) s’expliquent par des innovations qui permettraient à certains acteurs de s’imposer et de remplacer d’autres, moins innovateurs, processus capable de générer de véritables bouleversements (boom (à vous de décider : mauvais jeu de mots ou pas ?) des uns, porteurs de l’innovation, et disparition des autres avec tout ce que cela peut impliquer en pertes d’emplois). La destruction est donc, dans un tel contexte, l’effet immédiat des innovations qui sont, elles, le véritable élément créateur. Le terme retenu est donc quelque peu malheureux, mais cela ne l’a pas empêché de s’imposer.
Dans le cas de notre dynamiteur, le moins que l’on puisse dire, c’est qu’il l’emploie dans un sens trop littéral, le terme destruction ne signifiant plus la disparition d’un acteur économique mais celle d’un immeuble réduit en gravats. Contrairement à ce que l’on pourrait croire, le personnage prend ses distances avec les terroristes desquels on pourrait pourtant le croire un fidèle émule (cf. ses lectures approfondies des traités nihilistes : « je dévorai les œuvres complètes des Nihilistes », IV, 3). Pour éviter de faire des victimes, il va aussi loin que de s’allier les services des concierges, pourtant une « race qui tient à la préservation du Paris Haussmannien plus que tout » (IV, 5) afin de rendre possible l’évacuation préalable des immeubles visés. Mais son projet, pas différent en cela de ceux des terroristes, vise à amener un nouvel ordre, libéré des entraves de l’ancien, littéralement fossilisé celui-ci, permettant ainsi aux hommes de s’épanouir.
Bon, vous êtes désormais en mesure de vous faire une petite idée à propos de la structure et des particularités de ce texte que j’hésite de qualifier de roman, parce que l’élément narratif ne s’y trouve que par intermittence. Mais le Comte Kerkadek est un narrateur pur sang, un fabulateur tout craché, qui ne saurait renier ou cacher son véritable talent, et on sent s’épanouir celui-ci malgré la brièveté des passages narratifs, à savoir l’arrivée sur l’île et l’évasion de celle-ci. Dans les autres passages, par contre, l’auteur n’échappe pas aux longueurs et aux répétitions, danger toujours présent quand il s’agit de mettre en scène et d’illustrer des théories voire des idéologies. Et il en reste comme un goût de poussière dans la bouche du lecteur, poussière soulevée moins par les explosions que par les passages répétés dans des bibliothèques rarement visitées. Ce qui n’empêche aucunement un certain charme de se glisser même dans ces passages-là, par exemple dans l’énumération des bâtiments et des monuments à faire sauter de toute urgence, dont la teneur iconoclaste risque de faire des adeptes et de susciter des rires sardoniques. Et on y trouve des arguments dont la pertinence peut laisser pantois :
« Le Sacré-Cœur est un trait d’union entre les deux plus grands massacres concoctés par la Troisième République, la Commune et la Première Guerre Mondiale. La construction de la basilique au sommet de la colline de Montmartre est votée par l’Assemblée Nationale et entreprise afin d’expier les péchés des Communards. L’achèvement de la construction en 1914 est un peu une coïncidence bien que l’on puisse en douter puisque la Troisième République a cette fâcheuse habitude de célébrer ses dates phare par des sacrifices humains. » (IV, chap. 2)
Pour résumer, le nouveau texte du Comte Kerkadek a de quoi surprendre ceux qui ont apprécié sa série américaine (pour ne rien dire des amateurs de Paris), et certains risquent de lui trouver un goût quelque peu fade par rapport au ragoût épicé servi par le docteur Furtado. Mais essayer de brimer le talent, il se glisse par la petite porte pour rappeler aux plus réticents de quoi est capable la plume du Comte. Et même les parties les moins ambitieuses (par rapport à leur caractère narratif !) peuvent encore susciter l’enthousiasme, même si celui-ci est moins porté par un intérêt littéraire que par un goût de l’absurde et des découvertes insolites.
Comte Kerkadek
L’homme qui n’aimait pas Paris
Les Editions de Londres
ISBN : 978−1−909782−62−4