Je n’ai jamais compris l’obsession des Français – et d’un peu tout le monde, sans doute, mais des Français surtout – pour les prix littéraires : Goncourt, Femina, Renaudot, Médicis, Flore, et j’en passe. Je pense que je n’ai jamais, au grand jamais, acheté un quelconque titre parce qu’un bout de papier proclamait en couleurs flashy que l’autrice ou l’auteur en question avait remporté tel prix hautement renommé ou – pire ! – avait été seulement proposé (oui, oui, rien que ça !) pour tel autre.
Il est vrai que j’ai été très content quand j’ai appris qu’un de mes auteurs préférés, Johann Zarca, avait reçu, en 2017, le prix de Flore pour Paname Underground, mais je n’ai pas attendu cette consécration par les cercles des cultureux de Paris pour découvrir l’univers de ce Mec de l’Underground, présent dans la Bauge depuis mai 2013. Et je dois confesser que, quatre ans plus tôt, du temps de mon implication littéraire avec feu les Éditions Edicool, j’ai été tout excité quand un des textes d’Anne Bert avait été proposé, en 2013, pour (tout aussi feu ? Je ne sais même pas…) le prix du livre numérique Youboox. Mais bon, c’était Anne Bert, et c’était l’édition numérique qui cherchait par tous les moyens à décoller.
Et aujourd’hui, j’apprends que le texte que je viens juste de terminer, celui-là même dont je m’apprête à vous parler, a été inclus, le 10 octobre, dans la short list pour le Prix de Flore. Vous vous posez sans doute la question pourquoi, au lieu d’enfin vous parler du texte d’Emma Becker, je ne fais que blablater à propos de ces prix littéraires dont, de toute façon, je me fous royalement. Et vous avez raison de le faire, parce qu’une telle introduction ne peut être innocente, et on a le droit de penser que cet article aurait été différent si je n’avais rien su de l’éventuelle récompense littéraire que l’autrice a des chances de remporter.
C’est peut-être le moment de vous parler, très brièvement, d’un fait que j’ai compris au fur et à mesure de la rédaction des centaines d’articles consacrés depuis 2010 à la littérature et à des textes que j’ai eu le bonheur de découvrir et de lire. Très souvent, je suis sorti de la lecture avec un premier avis que, plus souvent que non, j’ai vu se modifier au fur et à mesure de la rédaction, et les cas ne sont pas rares où je me suis retrouvé avec un résultat que je n’ai pas du tout vu venir. Comme quoi les chemins des interrogations littéraires sont impénétrables, au même titre que les sons des cordes qu’une réflexion approfondie peut faire naître. Et qui sait quel rôle l’attribution – ou non – d’un prix littéraire peut jouer dans un ensemble aussi complexe et hétéroclite ?
Bon, après cette entrée en matière un peu longue, il faut quand même se résoudre à parler de La Maison, ce récit à connotation autobiographique qui raconte le séjour de l’autrice dans une maison close de Berlin. Et je vous le dis tout de suite, si j’hésite à me lancer, c’est précisément parce que je suis encore en train de me demander si j’ai apprécié ou non cette « expérience de lecture ».
Mais commençons par céder la parole à l’autrice :

Il serait facile de résumer l’intrigue de La Maison par une phrase banale, du genre : « Une jeune femme décide de se prostituer, avec comme prétexte de tirer de ses expériences un livre. » Mais céder à cette tentation serait passer à côté de la complexité de la construction du texte qui résulte, en grande partie au moins, d’un mélange d’épisodes plus ou moins anecdotiques – tirés des expériences de la protagoniste avec les collègues et les clients – et de réflexions que ces épisodes font naître, le tout dans le cadre fourni par les aléas de la vie en maison close. Dans cet ensemble composé sans se soucier de l’ordre temporel viennent s’insérer des passages plus ou moins longs pour raconter des amours et des rencontres antérieurs à ces deux ans passés à se prostituer, sans doute dans un souci de fermement ancrer cette décision et l’aventure qui en résulte dans le passé et le vécu afin de mieux motiver ce qui, après tout, est loin d’être une évidence. Un tel procédé, s’il évite l’uniformité du compte rendu, risque pourtant de dérouter le lecteur qui, assez souvent, mettra un certain temps à démêler les fils de l’écheveau. À moins de directement court-circuiter les efforts de l’autrice et de prendre la sortie de secours en abandonnant la lecture.
Et comme si le tissu textuel qui en résulte n’était pas encore assez complexe, le récit du temps passé à la Maison est précédé par une sorte de très longue introduction, celle-ci étant précédée à son tour par une invocation de Mnémosyne[1]Inutile de chercher, je vous le dis tout de suite que c’est la déesse de la Mémoire., toujours prête à se laisser titiller par les sensations qui ont le pouvoir de faire ressurgir les souvenirs. On s’en doute, c’est l’instant Proustien du texte : Le coup d’envoi est banal à souhait, la célèbre pâtisserie étant remplacée ici par un bout de tissu trouvé « dans la commode du couloir »[2]Emma Becker, La Maison, p. 11, un dessus-de-lit acheté au moment de la fermeture de la Maison, écrin religieusement gardé du souvenir olfactif non seulement du bordel, mais de toute la tranche de vie qui s’y rattache. La scène est plutôt bien écrite, mais elle rentre tellement dans le moule proustien qu’on ne peut s’empêcher d’imaginer une lycéenne de Terminale attaquer, avec un sujet puisé tout au fond de ses fantasmes, le passage de la Madeleine. L’expérience transcrite est peut-être authentique, je n’en sais rien, mais sa « littéralisation » dans les pas du géant de Combray ne peut que mettre l’autrice sur une route perdante. Et c’est d’ailleurs sans doute cette partie-ci, celle qui ouvre le parcours de cette drôle de promenade du côté de chez Justine, qui, malgré un côté technique impeccable, est à l’origine d’un certain malaise que les nombreux chapitres suivants n’ont pas réussi à complètement dissiper.
Après cette ouverture placée sous le signe de la Mémoire, place donc à l’introduction avec sa quarantaine de pages – une partie conséquente compte tenu du fait que le roman en compte 370 – qui donne le ton des chapitres à venir. On y trouve de longues plongées au fond du passé qui font découvrir l’autrice[3]À moins que ce ne soit la narratrice. Il est toujours difficile de faire le tri au niveau des voix qui s’enchevêtrent dans un texte littéraire, mais le genre de fiction pondu par Emma Becker avec … Continue reading dans ses relations avec quelques hommes ayant laissé leurs empreintes sur sa vie sentimentale, et il y a surtout un long passage, inséré dans le récit de la visite d’un de ses amants à Berlin, qui raconte la fascination qu’elle ressent en présence de ces créatures de la nuit que sont les prostituées de Berlin. Après la hantise proustienne des premières pages, voici donc enfin un souffle nouveau, de l’air frais, celui d’une nuit glaciale de Berlin qui voit l’autrice contempler une prostituée arpenter un bout de trottoir :
Et ce bruit, ce claquement langoureux [des talons de ses bottes], au gré des dix pas aller-retour qui délimitent son territoire… À l’écouter, on sait que ce rythme savant ne peut être produit par une fille flageolante, menaçant de se tordre les chevilles – derrière ce bruit il y a forcément une femme, agressivement séductrice, en pleine possession d’elle-même.[4]Emma Becker, La Maison, p. 24
« En pleine possession d’elle-même » – voici peut-être le bout de phrase qu’on pourrait citer pour résumer le texte entier et le message que l’autrice voudrait faire passer, une image de la femme prostituée loin des clichés et des idées reçues. Ce passage aurait constitué l’introduction parfaite, mais malheureusement, avant de pouvoir enfin plonger dans le récit de ses années de prostitution, le lecteur doit encore faire face à une aventure rocambolesque tirée du passé de l’autrice, celle vécue avec un autre amant auquel elle a voulu offrir, à l’occasion des vingt ans de celui-ci, « un truc à trois »[5]Emma Becker, La Maison, p. 43, la deuxième femme étant – évidemment – une escort-girl. Tout cela se termine en catastrophe, mais on aura compris que les femmes rémunérées ont depuis pratiquement toujours joué un rôle dans la vie de celle qui allait à son tour s’engager dans cette voie avant de devenir – autrice.
Après tous ces préliminaires, arrivé à la page 57, les bonnes choses vont enfin commencer, et le lecteur est enfin près d’être introduit à la Maison. Sauf qu’il arrive trop tard pour se frotter à ses pensionnaires, la Maison, finalement emportée par les assauts des autorités municipales, étant près de fermer ses portes pour toujours. J’aurais eu quelques mots à dire à propos de ce nouvel atermoiement, sauf qu’il faut concéder à l’autrice que ce dernier passage est non seulement bien construit, permettant de dégager le local des ébats des brumes du passé, mais qu’il se termine par une image dont le charme mérite d’être étalé sous les yeux d’éventuels lecteurs : La narratrice vient de se rendre, plus ou moins par hasard, dans la rue de la Maison. Perdue dans la contemplation de la futilité des choses, elle aperçoit une bande d’enfants accompagnés de quelques assistantes maternelles. Et parmi celles-ci se trouve – surprise ! – une ancienne collègue :
Et malgré les mois écoulés depuis la dernière fois où elle était nue devant moi, si ma mémoire a égaré son nom, le souvenir de son cul y est gravé obstinément, le tressautement de sa chair blanche et la constellation de grains de beauté au bas du dos, cette belle croupe grasse de courtisane qui maintenant marche dans Berlin déguisée en puéricultrice.[6]Emma Becker, La Maison, p. 60
L’image du cul déambulant dans les rues de Berlin profondément gravée dans les méninges, nous voici enfin admis à la Maison pour de bon, et Emma / Justine s’y prend de façon très méthodique, donnant une description très détaillée de l’endroit, des parties réservées aux seules filles, de l’agencement, du décor et de l’usage des chambres, sorte de tour de la propriétaire de l’endroit. Ensuite, ce sont les filles qu’elle passe en revue, les filles et leurs dispositions, leurs « amants », leurs aventures, pour certaines même des brins de passé, et le lecteur se trouve en pleine immersion, plongé au milieu de ce que fut la Maison, un milieu savamment reconstitué grâce aux épisodes anecdotiques déjà mentionnés. Et ce sont finalement ces anecdotes qui rendent au texte une force certaine, la partie qu’on n’est pas près d’oublier, grâce au caractère profondément humain des personnages et de leurs faits et gestes, le tout consigné aux pages avec la perspicacité bienveillante de celle qui possède « cette conscience suraiguë d’être une femme » [7]La Maison, p. 269.
C’est grâce à ces épisodes qu’on découvre Gita, Hildie, Lotte, Birgit, Inge la Hausdame et toutes les autres, même si certains de ces épisodes – comme celui de l’escapade nocturne de Hildie dans le Görlitzer Park où celle-ci a accepté de rencontrer un inconnu avec la ferme idée de baiser pour autre chose que l’argent – semblent s’écarter du propos initial du texte. C’est d’ailleurs cet épisode du « Görli » qui ressemble le plus à un texte érotique et qui, avec ses treize pages[8]pp. 118 – 130, prend presque des allures de nouvelle, ce qui le met quelque peu à l’écart des autres épisodes rassemblés ici. Et comme on vient d’évoquer l’érotisme, il convient de préciser que l’autrice se tient en général très éloignée du genre, et que ce n’est nullement son propos d’émoustiller le lecteur par des récits croustillants de femmes débauchées. Ce qu’on y trouve par contre, ce sont des portraits de femmes dressés avec une plume aussi légère que sensible et des considérations à propos du rôle sociétal de la prostitution. Des considérations comme celle du bordel comme sauvegarde contre l’abus de mâles qui ne trouveraient nulle part pour assouvir leurs pulsions[9]Une considération qui n’est pas exprimée expressis verbis, mais qui ressort très clairement du contexte., ou celle encore, déjà plus originale, qui propose le bordel comme institution pédagogique[10]p. 212 qui éviterait à certains de mener une vie de frustrés sexuels. Mais si ces considérations n’ont rien de très original – adressées qu’elles le sont sans doute à un public franco-français non seulement privé de maisons closes, mais qu’on essaie de tenir loin des prostituées en le criminalisant – les portraits, eux, ont une autre valeur qui dépasse de loin la description – aussi parfaite soit-elle – de femmes croisées plus ou moins par hasard : il s’agit ici de rendre à la pute, à la chair destinée à la consommation, sa dimension humaine :
Dans cette carapace vide que sont les putes, ces quelques carrés de peau loués à merci, auxquels on ne demande pas d’avoir un sens, il y a une vérité hurlant plus fort que chez n’importe quelle femme qu’on n’achète pas. Il y a une vérité dans la pute, dans sa fonction, dans cette tentative vaine de transformer un être humain en commodité, qui contient les paramètres les plus essentiels de cette humanité.[11]p. 230
Voici le véritable propos de l’autrice, voici ce qui donne tout son sens à l’idée quelque peu loufoque de se prostituer, celle qui ôte à cette démarche toute trace de condescendance. Et qui fait même pardonner à l’autrice la construction parfois assez laborieuse de l’ensemble avec ses introductions démultipliées, ses niveaux temporels qui se chevauchent, ses va-et-vient, ses atermoiements et ses considérations à propos du profit que la société pourrait tirer de la réouverture des maisons closes. J’irais même jusqu’à dire que c’est là le véritable exploit de l’autrice, celui d’avoir réussi à saisir en plein vol ces quelques étincelles d’humanité qu’elle à vu briller dans le noir et d’avoir su communiquer à ses lecteurs la valeur profondément humaine de ses propos :
Ceci n’est pas une apologie de la prostitution. Si c’est une apologie, c’est celle de la Maison, celle des femmes qui y travaillaient, celle de la bienveillance.[12]p. 299
Emma Becker
La Maison
Flammarion
ISBN : 978−2−0814−7040−8
Références
↑1 | Inutile de chercher, je vous le dis tout de suite que c’est la déesse de la Mémoire. |
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↑2 | Emma Becker, La Maison, p. 11 |
↑3 | À moins que ce ne soit la narratrice. Il est toujours difficile de faire le tri au niveau des voix qui s’enchevêtrent dans un texte littéraire, mais le genre de fiction pondu par Emma Becker avec son dernier titre en date rend cet exercice particulièrement ardu, et je ne me sens aucune envie de relever ce défi. |
↑4 | Emma Becker, La Maison, p. 24 |
↑5 | Emma Becker, La Maison, p. 43 |
↑6 | Emma Becker, La Maison, p. 60 |
↑7 | La Maison, p. 269 |
↑8 | pp. 118 – 130 |
↑9 | Une considération qui n’est pas exprimée expressis verbis, mais qui ressort très clairement du contexte. |
↑10 | p. 212 |
↑11 | p. 230 |
↑12 | p. 299 |