En-tête de la Bauge littéraire

Emma­nuelle Urien, L’Art dif­fi­cile de res­ter assise sur une balançoire

Le hasard des envois fait par­fois bien les choses. C’est ain­si que j’ai eu l’oc­ca­sion de lire, l’un à la suite de l’autre, deux textes qui parlent d’a­mour, d’a­ban­don, de dou­leur et de soli­tude. Et de la façon de conti­nuer à vivre – après. Si les deux textes se rap­prochent encore par le fait qu’ils portent des titres quelque peu alam­bi­qués : L’Art dif­fi­cile de res­ter assise sur une balan­çoire dans le cas de celui d’Em­ma­nuelle Urien,  Les gens heu­reux lisent et boivent du café pour le second, signé Agnès Mar­tin-Lugand, leur mode de publi­ca­tion est radi­ca­le­ment dif­fé­rente. Tan­dis que le pre­mier est paru aux édi­tions Denoël, le second a été publié en auto-édi­tion. Il sera sans doute inté­res­sant de com­pa­rer, dans un billet à venir, les mérites de chaque texte pour voir si la façon de publier y aura lais­sé des traces. Aujourd’­hui, je vous pro­pose de com­men­cer par le roman de Mme Urien, conser­vant celui d’A­gnès Mar­tin-Lugand à une lec­ture ultérieure.

Les lec­teurs régu­liers de ces pages ont déjà eu l’oc­ca­sion d’en­tendre par­ler d’Em­ma­nuelle Urien, écri­vain tou­lou­saine de talent dont le genre de pré­di­lec­tion a été, jus­qu’à la paru­tion de son pre­mier roman, la nou­velle. Une de celles-ci, Vénus Atlan­ti­ca, une his­toire aux par­fums d’eau de mer, aux mots qui res­pirent au rythme du res­sac de la côte déchi­rée de Biar­ritz, m’a ins­pi­ré une note après des ins­tants trop courts d’une très bonne lec­ture. C’est donc avec un cer­tain enthou­siasme que j’ai enta­mé la lec­ture de son roman qui pro­met­tait, grâce à ses quelques 200 pages, un plai­sir prolongé.

L’in­trigue part d’une situa­tion des plus banales : Pau­line, mère et épouse par­faite, se retrouve, un jour pas si beau que ça, face à son mari qui lui avoue de l’a­voir trom­pée pen­dant les neuf der­niers mois. Avec sa meilleure amie, évi­dem­ment. Comme Yann, le mari en ques­tion, lui annonce en même temps son inten­tion de divor­cer, Pau­line se retrouve seule avec son monde en ruines, les entrailles ran­gées par la doul­haine, hybride fait de dou­leur et de haine, qui risque de la déchi­rer et de lui faire perdre pied. Jusque-là, rien de bien nou­veau. Mais cette his­toire pré­sente le détail par­ti­cu­lier que la maî­tresse du mari s’est fait assas­si­ner qua­si­ment pen­dant que celui-ci annon­çait la bonne nou­velle à son épouse. Deux vic­times d’un coup, serait-on ten­té de dire, si cela ne sor­tait par trop des bornes du bon goût. S’en­suit le par­cours clas­sique de la femme aban­don­née, avec la ten­ta­tion du sui­cide, labo­rieu­se­ment écar­tée grâce aux besoins de ses trois chères têtes blondes, forces séjours sur des sites de ren­contre, des remises en ques­tion, des ren­dez-vous concé­dés mais pas réa­li­sés et des réflexions à pro­pos de trop de bon­heur dans un monde qui le lui rend bien, digne de celles du roi d’É­gypte dans la célèbre bal­lade de Schiller.

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Fina­le­ment, Pau­line se rend compte qu’il est plus facile de com­po­ser avec sa « meilleure amie » morte qu’a­vec l’ex-mari vivant, et c’est ain­si qu’elle invente, à l’ins­ti­ga­tion de sa mère psy­chiatre, le décès de celui-ci, décès pour­tant tout ce qu’il y a de plus vir­tuel. Ce pseu­do-décès pren­dra tout son inté­rêt après l’in­ter­ven­tion de Max, prof de phy­sique à la retraite ren­con­tré en ligne, qui a sans doute trop enten­du par­ler, dans sa vie pro­fes­sion­nelle, du chat de Schrö­din­ger et de son état indé­ter­mi­né entre vie et tré­pas pour ne pas céder à la ten­ta­tion de voir se réa­li­ser la célèbre expé­rience qui implique un matou, de la cya­nure et de l’uranium.

Vous me direz que cette his­toire-là, elle n’a plus rien d’o­ri­gi­nal, depuis le temps qu’on traîne ce pauvre chat sans doute plus qu’à moi­tié mort à tra­vers les manèges de la pla­nète, mais je concède à Mme Urien qu’elle a le mérite de lui avoir ins­pi­ré un dénoue­ment qui ne manque pas de finesse. Et ceci est, étant don­né l’in­trigue, déjà un acquis. S’a­joute à cela la dis­tance ver­bale salubre, tou­jours conser­vée face à la nar­ra­trice qui raconte sa propre his­toire à la pre­mière per­sonne du sin­gu­lier, dis­tance qui fait entre­voir au lec­teur le côté insup­por­table de celle-ci, et qui évite à l’au­teur de tom­ber dans le piège tou­jours ten­du de navi­guer en per­ma­nence au bord des larmes et des bons sentiments.

Il manque pour­tant, et cette absence se fait sen­tir d’une façon bien dou­lou­reuse à celui qui connaît les textes anté­rieurs d’Em­ma­nuelle Urien, aver­ti donc de ce dont elle est capable, la pré­ci­sion des mots affi­lés dont la lame rap­pel­le­rait l’é­clat d’a­cier du flingue que récla­mait si ardem­ment la reine des sur­feuses au flic venu han­ter le para­dis des Naïades.

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Une pro­ta­go­niste qui se voit obli­gée de prê­ter main forte aux acti­vi­tés déjà non négli­geables de la Fau­cheuse, un ren­dez-vous avec la phy­sique quan­tique et un prof pas tout à fait comme les autres – avec de tels ingré­dients, l’au­teur, munie des talents que l’on sait, aurait pu abou­tir à quelque chose de bien extra­or­di­naire. Mais elle laisse tris­te­ment pas­ser les occa­sions d’ex­ploi­ter sa trou­vaille en ima­gi­nant par exemple des situa­tions où le vir­tuel se serait cas­sé la figure contre les néces­si­tés incon­tour­nables du réel. Mais l’a­mie morte dis­pa­raît au fond de sa tombe, l’ex-mari refuse bête­ment de faire autant dans la sienne, et c’est l’in­trigue qui, après l’exemple don­né par Pau­line, finit par se cas­ser la gueule.

Emma­nuelle Urien
L’Art dif­fi­cile de res­ter assise
sur une balan­çoire

Denoël
ISBN : 978–2207113370