Quand on débarque à l’improviste dans un texte de Johann Zarca, on risque d’y perdre son latin, à moins que ce soit plutôt son français, sous le déluge des termes issus du verlan, de l’argot des cités et du rebeu, et dont la profusion risque de rendre certaines phrases tout simplement incompréhensibles. Un dictionnaire est donc le compagnon indispensable de toute lecture approfondie, et je peux vous recommander le dictionnaire de la Zone qui m’a déjà permis de naviguer dans les eaux obscures (linguistiquement parlant) du premier titre de Zarcas, paru en 2013 aux Éditions Edicool, Le Mec de l’Underground. Ce constat fait, je ne me permettrais jamais de trancher la question de savoir si cette drôle de végétation ressemble plutôt à un cancer sous lequel la langue de Voltaire risque d’étouffer ou plutôt à une sorte de fontaine de jouvence permettant à une langue rendue stérile par des siècles de sarclage et de bon usage de reprendre de la vigueur. Pour mon compte, je me borne à dire que le plaisir de l’auteur qui sonde les hardiesses de son vocabulaire est hyper contagieux et se communique très vite au lecteur que je suis. Les quelques réticences initiales ont bien vite disparu, emportées par la joie des découvertes.
Après les plaisirs de la lecture, on doit aborder les affres de la réflexion, et il faut malheureusement commencer par un petit bémol : Du point de vue d’une enquête policière, l’intrigue ne tient pas debout. Ce texte est construit, en partie au moins, à la bonne vieille tradition des whodunnit, et il faut donc trouver l’assassin. Mais celui auquel nous avons affaire dans ce récit lugubre s’est efforcé de laisser un nombre incroyable d’indices sur son passage, braquant ainsi de véritables projecteurs sur sa gueule de pervers. Et comment imaginer que les moyens de la police scientifique ne donneraient rien dans un tel contexte ? Désolé, impossible ! Mais est-ce qu’il faut penser pour autant que Le Boss de Boulogne, premier roman de Johann Zarca, est un échec ? Pas du tout. Parce qu’il y a, au fond de ce texte, un discours tout à fait différent qui se révèle de loin plus important que l’intrigue policière.
Johann Zarca embarque le lecteur dans un voyage au plus profond du Bois (celui de Bologne, en l’occurrence, mais l’endroit physique et repérable n’a aucune réelle importance ici), là où on trouve encore, de nos jour (!), des monstres. Et des monstres, il y en a plein dans ce texte, tout d’abord dans l’acceptation étymologique du terme, à savoir des êtres exposés pour leurs difformités, traînés sur la place publique pour devenir le spectacle des foules en quête d’émotions fortes. Chez Zarca, c’est le cas des prostitué(e)s transsexuels, des êtres à mi-chemin entre le masculin et le féminin et dont certains, pour leur plus grand malheur, se révéleront plus vrai que nature, grâce aux hormones et à la dextérité des chirurgiens. C’est eux qui attirent la foule des badauds et des clients, eux qui s’exposent à la convoitise des regards, eux qu’on vient chercher dans les profondeurs du Bois, espace à part, réservé depuis toujours à ce qui échappe au bon fonctionnement de la société, l’envers de la civilisation. Et c’est eux encore qui conjurent un autre genre de monstres, d’une espèce que résume en si peu de mots le Petit Robert : « Personne effrayante par son caractère, son comportement (spécialement sa méchanceté) ».
Et de ceux-là, il y en a, et de superbes spécimens encore, dans cette histoire qu’on croirait volontiers venue du fond des âges. Mais les mondes se frôlent, se superposent, et on arrive à la conclusion que les frontières sont moins nettes qu’on aurait aimé le croire. Entre le sadique qui puise son plaisir dans la peur de ses victimes, la violence de plus en plus gratuite des jeunes des cités dont le bizness se nourrit de souffrance, et l’égorgeur de putes dont la cruauté atteint aux dimensions mythiques du célèbre Ripper du Londres de l’époque victorienne, le lecteur s’égare, perdu à son tour dans les profondeurs du Bois de Boubou, aspiré par une violence sans nom et un charme mortel. Parce qu’on n’y pénètre pas impunément, dans le Bois, qui finit par intoxiquer ses habitués, comme le Boss lui-même doit le constater :
« Plus les semaines passent, et plus le bois de Boubou me psychote. […] c’est comme si je m’enlisais dans une matrice de schizo garnie d’un étrange humus et de dépravations en tout genre. » (p. 60)
Non content de retenir ses proies, le bois change leur aspect, imprimant la trace de ses dépravations sur les visages, le physique devenant ainsi la partie lisible de ce qui se passe à l’intérieur des victimes :
« Ma ganache a changé depuis mon installation [i.e. dans le Bois], il y a six mois maintenant. Mes joues sont creuses et des cernes de ouf entourent mes yeux… » (p. 46)
On n’y échappe pas, au Bois, à ce qu’il recèle et révèle en même temps, et comment aussi échapperions-nous au mal qui dort en nous et qui se réveille si facilement dès que l’occasion se présente ? C’est l’expérience réservée au Boss, et Zarca a trouvé une image aussi superbe que simple pour clore non seulement son roman, mais son discours aussi : Le Boss, à peine sorti de prison, regagne le terrain qui le hante, qui ne l’a pas quitté pendant huit ans passés en prison, et s’enfonce dans une terre hantée, une terre où les monstres se promènent librement, où nous assistons, impuissants, à la résurgence de ce que les millénaires n’ont pas réussi à abolir :
Il faut que je baise. Alors je m’enfonce dans le bois de Boulogne. (p. 177)
Le Boss est de ces êtres qui laisseront leurs traces dans la mémoire des lecteurs, un des grands méchants, une matière primordiale que la société conjure et est en même temps appelée à combattre, mais qu’elle ne réussira jamais à faire disparaître. Sa seule existence est un défi à la civilisation, une preuve qu’il y a bien des territoires inconnus de l’âme, des terrains où le soleil ne brille pas, la contrepartie de ce que nous avons l’habitude de déclarer « humain ». Et, en même temps, c’est notre propre image, tordue, que nous renvoie ce miroir-là. Les monstres, c’est nous.
Johann Zarca
Le Boss de Boulogne
Don Quichotte éditions
ISBN : 978–2359492026
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