En-tête de la Bauge littéraire

Jean-Daniel Magnin, Le jeu conti­nue après ta mort

Si ta mort n’est pas la fin, est-ce qu’on peut dire pour autant que ta vie se résume à un jeu ? C’est pour­tant ce que pour­rait lais­ser entendre, et ce dès le titre, le pre­mier roman de Jean-Daniel Magnin publié en février 2013, Le jeu conti­nue après ta mort. Et pour­quoi la vie ne le serait-elle pas, après tout, un jeu ? D’autres, et pas des moindres, ont déjà pu affir­mer, de par le pas­sé, que la vie était un songe et qu’elle échap­pait donc aux res­tric­tions de l’u­ni­vers car­té­sien [1]Cal­derón de la Bar­ca, La vida es sueño, 1636, ou encore que l’homme ne l’é­tait que plei­ne­ment là où il jouait [2]« Car […] l’homme ne joue que là où dans la pleine accep­tion de ce mot, il est homme, et il n’est tout à fait homme que là où il joue. », Frie­drich Schil­ler dans la 15. Lettre sur … Conti­nue rea­ding. Ce fut ensuite l’é­poque roman­tique qui a démon­tré, lit­té­ra­ture à l’ap­pui, que la vie pou­vait effec­ti­ve­ment se dédou­bler, recon­nais­sant au rêve le pou­voir de s’emparer de ce qu’il était conve­nu d’ap­pe­ler réa­li­té, accep­tant même que celui-ci pou­vait, de par son ampleur, deve­nir une vie à part entière, voire usur­per l’exis­tence entière, la folie n’é­tant qu’une autre forme – plus per­ma­nente – du rêve : La folie comme l’in­car­na­tion du rêve, en quelque sorte [3]L’illus­tra­tion magis­trale de ce cou­rant d’i­dées ayant évi­dem­ment été four­nie par E.T.A. Hoff­mann..

À l’é­poque contem­po­raine, c’est le phé­no­mène de masse que sont deve­nus les jeux en ligne avec leurs mil­lions de joueurs peu­plant des mondes ima­gi­naires qui amènent les auteurs et les phi­lo­sophes à réflé­chir aux trans­cen­dances – voire aux trans­gres­sions – ren­dues pos­sibles par une illu­sion de plus en plus inva­sive, trans­for­mant, pro­pul­sé par des pro­ces­seurs tou­jours plus puis­sants de géné­ra­tion en géné­ra­tion, l’i­ma­gi­naire en vir­tuel. Il en résulte une confu­sion entre les sphères où évo­luent les carac­tères, et quand le gamer se confond avec son ava­tar, qui pour­rait tran­cher entre ce qui est réel et ce qui est per­çu comme tel ? Nous l’a­vons vu, cette remise en ques­tion de nos notions de ce qui est réel ne date pas d’hier, mais le rêve, autre­fois atten­du la nuit, au fond du som­meil, ou encore pro­pul­sé par la drogue, peut désor­mais se pas­ser de ces béquilles. Il suf­fit de se bran­cher sur son équi­pe­ment, de se mettre en ligne – et que vogue la galère ! Et contrai­re­ment au rêve « natu­rel » par­fois assez éva­sif, et à la drogue pas tou­jours facile d’ac­cès, il suf­fit désor­mais de très peu pour chan­ger d’u­ni­vers et de vie, acquis tech­no­lo­gique qui peut chan­ger la donne par le simple jeu des nombres.

La vie serait donc, aujourd’­hui déjà, autre chose que ce qu’on ima­gine – à moins d’être exac­te­ment cela. Jean-Daniel Magnin n’est pas le pre­mier ni le seul à explo­rer ce ter­rain traître où l’er­reur n’est jamais exclue et où les appa­rences sont trom­peuses, mais le sujet des vies dédou­blées est tel­le­ment riche et pas­sion­nant qu’il vaut la peine de suivre un peu le direc­teur lit­té­raire du Rond-Point dans ses réflexions, tout en gar­dant les yeux grands ouverts pour ne pas rater les che­mins de tra­verse qui pour­raient nous emme­ner plus loin encore.

Le jeu conti­nue, donc, après ta mort : Jean-Daniel Magnin se sert, pour faire démar­rer son récit, d’un arti­fice mis à l’hon­neur lui aus­si par les auteurs du roman­tisme, à savoir le jour­nal retrou­vé [4]Juste un clin d’œil en pas­sant au maître incon­tes­té de cet arti­fice, le comte Jan Poto­cki avec son oeuvre inéga­lé qu’est Le Manus­crit trou­vé à Sara­gosse.. En l’oc­cur­rence il s’a­git de celui de Thout” Niel­sporte, jeune homme arra­ché à son exis­tence vir­tuelle de Prince des jeux en ligne et réduit au vaga­bon­dage, tenant un jour­nal pour ten­ter de com­prendre ce qui lui est arri­vé, à lui et aux mondes mul­tiples que le lec­teur pour­ra décou­vrir en sui­vant le pro­ta­go­niste à tra­vers les années mou­ve­men­tées de son exis­tence jus­qu’au Glo­bal Off qui ouvre et qui clôt le récit. Et le jeu, celui de l’au­teur en l’oc­cur­rence, com­mence dès le départ avec une confu­sion entre les per­son­na­li­tés mul­tiples qui se cachent der­rière le pro­nom uti­li­sé par le nar­ra­teur. Le récit est à la pre­mière per­sonne, mais qui est cet autre que le nar­ra­teur inter­pelle presque aussitôt :

 » – T’inquiète pas Thout’, je me suis dit, c’est le mal de résur­rec­tion. Attends un peu que ça te passe. »

Qui est donc Thout”, qui est le nar­ra­teur, et qui est ce Niels qui ne tar­de­ra pas à faire son entrée en scène, juste un peu plus tard ? On le com­pren­dra, dans la mesure où l’au­teur per­met­tra de lever le voile sur le doute qui entoure la mul­ti­pli­ci­té des per­son­nages ou plu­tôt des facettes d’une seule et même per­sonne. D’une per­sonne qui fini­ra bien par mou­rir, comme le laisse entendre la note de l’é­di­teur ? Ou pas, comme pour­rait le remettre en ques­tion le lec­teur peu ras­su­ré ? Mais abor­dons un peu ce Thout” Niel­sporte avant de le voir dis­pa­raître dans le mael­strom des exis­tences multiples :

À lire :
Jacques Montfer, Anaïs

Dans sa vie vir­tuelle, c’est Thout” Niel­sporte qui s’est le pre­mier oppo­sé aux édi­teurs, en appe­lant les joueurs à se ras­sem­bler sous ses dra­peaux et en créant des accès entre les dif­fé­rents uni­vers des jeux en ligne. Ce fai­sant, il a créé la Pan­gée, l’u­ni­vers uni­fié des jeux, libre­ment acces­sible à qui pos­sède les moyens de s’é­qui­per. Et s’est en même temps mis sur le dos les sus­dits édi­teurs quelque peu fâchés par la dis­pa­ri­tion de leurs béné­fices. Thout” y met­tra du temps à com­prendre, et il lui fau­dra pas­ser par maintes aven­tures et incar­na­tions, mais il fini­ra par réa­li­ser l’im­por­tance de ce qui est en jeu, jus­te­ment, à savoir l’is­sue d’une guerre éco­no­mique, cette ten­ta­tive des édi­teurs de réta­blir leur domi­na­tion, par le biais d’une inven­tion qui a effec­ti­ve­ment tout pour séduire : Le moyen de doter les ava­tars de la plé­ni­tude sen­so­rielle d’un être humain en chair et en os, les ren­dant en même temps immor­tels en les cou­pants de leurs dépouilles lais­sées dans l’autre monde. Mais tout à un prix, et Thout” com­pren­dra qu’il vaut mieux ne pas le payer.

L’ac­tion du roman se situe dans un ave­nir pas très loin­tain, une ving­taine d’an­nées à peu près (Thout” est né en 2012), ce qui le rend aisé­ment recon­nais­sable. Et très per­tur­bant en même temps, parce qu’il nous per­met de consta­ter les (pos­sibles) résul­tats de quelques déve­lop­pe­ments contem­po­rains tout au plus légè­re­ment inquié­tants. Comme p. ex. le sort de ceux qui passent de plus en plus de temps dans les jeux en lignes, phé­no­mène qu’on consi­dère un peu plus sérieu­se­ment depuis le suc­cès d’un jeu comme World of War­craft deve­nu phé­no­mène de masse avec ses 12 mil­lions d’a­bon­nés au temps de sa pre­mière gloire. Vingt ans et une véri­table révo­lu­tion plus tard, les abon­nés à ce genre de jeux auront qua­si­ment déser­té leurs corps, lais­sés en charge aux femmes de ménage, aux parents ou aux infir­miers qui s’oc­cupent de les nour­rir, leurs pro­prié­taires ayant rejoint une fois pour toutes le para­dis arti­fi­ciel du hard­core gamer. D’où, dans le meilleur des cas, ils envoient des chèques pour nour­rir les left behind de l’IRL, un peu à la façon des tra­vailleurs immi­grés qui font vivre de leurs salaires leurs familles au fin fond de l’A­frique ou de l’A­sie. Parce que la vir­tua­li­té de ce monde-là n’empêche pas ses habi­tants de géné­rer des reve­nus tout ce qu’il y a de plus réels qui peuvent très bien contri­buer à faire tour­ner l’é­co­no­mie ici-bas. On peut faci­le­ment ima­gi­ner que quel­qu’un qui passe le plus clair de son temps dans un uni­vers ren­du de plus en plus convain­cant de par le pro­grès des tech­no­lo­gies de vir­tua­li­sa­tion, qui rend pos­sibles tous les exploits et toutes les modi­fi­ca­tions et qui per­met d’é­chap­per non seule­ment aux res­tric­tions des lois phy­siques, mais en même temps à des condi­tions par­fois peu agréables d’une exis­tence banale, ait ten­dance à prendre sa deuxième vie, celle qu’il s’est créée lui-même, pour plus vraie que l’autre :

Je pen­sais à un truc débile, je le déni­chais dans la seconde sur le réseau, je le vivais.

Si tou­te­fois le joueur garde conscience de ce qu’il y a autre chose, cou­pé qu’il est des liens qui peuvent exis­ter dans le monde physique.

Et voi­ci que resur­git le sujet prin­ci­pal du roman : La démul­ti­pli­ca­tion de l’exis­tence humaine de par sa vir­tua­li­sa­tion. À moins que ce soit déjà celui de l’é­man­ci­pa­tion du vir­tuel, le droit de l’in­di­vi­du [5]Encore que, pla­cé devant la ques­tion du dédou­ble­ment des ava­tars et des copies numé­riques, ce concept perd un peu de sa per­ti­nence. de déter­mi­ner son exis­tence, de pour­suivre le bon­heur, libre des entraves innées.

Jean-Daniel Magnin est le digne héri­tier des auteurs du roman­tisme quand il amène ses lec­teurs à se poser des ques­tions à pro­pos de ce qu’est la réa­li­té. Parce que, est-il encore per­ti­nent de res­treindre la notion de réa­li­té au seul monde phy­sique, à une réa­li­té qui n’exis­te­rait que hors jeu, si les hommes ont pour­tant aban­don­né cette exis­tence phy­sique pour de bon, y lais­sant leurs seules car­casses comme der­nier sou­ve­nir d’une ori­gine bio­lo­gique ? Qu’on tra­vaille d’ailleurs à abo­lir ? Qu’on se sou­vienne de la Matrix, film emblé­ma­tique des Frères Wachows­ki sor­ti en 1999 et réflexion appro­fon­die sur la condi­tio huma­na au seuil du troi­sième mil­lé­naire : Les hommes n’existent plus qu’en tant que géné­ra­teurs d’éner­gie afin de « nour­rir » les machines, menant leurs vies dans un uni­vers vir­tuel contrô­lé par les machines tan­dis que leurs corps sont conser­vés dans des cocons pro­tec­teurs. Quelle est l’is­sue, dans un tel monde, réser­vée à l’homme ? Est-ce qu’il vaut mieux réin­té­grer l’u­ni­vers phy­sique avec ses peines et sa fin irré­mé­diable, ou faut-il plu­tôt cher­cher à brû­ler les ponts, sevrer le lien avec la bio­lo­gie et s’en­fuir vers une immor­ta­li­té numé­rique ? Ce sont là les ques­tions que se pose (et que nous pose) Jean-Daniel Magnin dans son pre­mier roman, des ques­tions aux­quelles il refuse de répondre mais qu’il invite ses lec­teurs à ne pas évi­ter. Pre­mier roman dont la lec­ture n’est pas tou­jours facile, sur­tout parce que l’au­teur brouille à des­sein les pistes de ses per­son­nages et de son intrigue, mais dont une deuxième lec­ture révèle les res­sorts et les arti­fices savam­ment uti­li­sés pour concoc­ter ce très beau mor­ceau de littérature.

Jean-Daniel Magnin
Le jeu conti­nue après ta mort
Publie.net
ISBN : 978−2−8145−0627−5

À lire :
Lec­tures esti­vales 2022- Les titres

Réfé­rences

Réfé­rences
1 Cal­derón de la Bar­ca, La vida es sueño, 1636
2 « Car […] l’homme ne joue que là où dans la pleine accep­tion de ce mot, il est homme, et il n’est tout à fait homme que là où il joue. », Frie­drich Schil­ler dans la 15. Lettre sur l’é­du­ca­tion esthé­tique de l’homme, 1795–1796
3 L’illus­tra­tion magis­trale de ce cou­rant d’i­dées ayant évi­dem­ment été four­nie par E.T.A. Hoffmann.
4 Juste un clin d’œil en pas­sant au maître incon­tes­té de cet arti­fice, le comte Jan Poto­cki avec son oeuvre inéga­lé qu’est Le Manus­crit trou­vé à Sara­gosse.
5 Encore que, pla­cé devant la ques­tion du dédou­ble­ment des ava­tars et des copies numé­riques, ce concept perd un peu de sa pertinence.