Audrey Betsch, La Pile du pont

Il y a de ces textes qui font taire, au bon milieu d’un jour de mai, les oiseaux ; qui font pâlir le vert gras et fer­tile des prés enso­leillés ; qui suf­foquent jus­qu’au gazouille­ment des sources. La Pile du Pont, d’Audrey Betsch, appar­tient à ceux-là, et on peut très sérieu­se­ment se deman­der si le monde n’a pas été meilleur – avant. Et pour­tant, par­mi les décou­vertes de ces der­niers mois, essen­tiel­le­ment numé­riques, celle d’Au­drey Betsch sera mar­quée au rouge dans mon calen­drier. Au milieu d’une foule de per­son­nages entra­per­çus au gré des lec­tures quo­ti­diennes, se dresse Cloé, 32 ans, divor­cée, une enfant dont elle assume la garde par­ta­gée, infir­mière dans un centre d’hé­ma­to­lo­gie où se soigne la leu­cé­mie dans une guerre sans trêve et sans merci.

Max Klinger, Sisyphe
« La seule col­line à gra­vir est celle de Sisyphe … »

À force de suivre ses réflexions, ses dia­logues, de se lais­ser empor­ter par le flux de conscience qui s’é­tale sous les yeux du lec­teur, qui enva­hit celui-ci jus­qu’à faire réson­ner ses oreilles, on peut oublier qu’il s’a­git d’un texte écrit, néces­sai­re­ment pas­sé au crible de la réflexion, tel­le­ment ces paroles vont droit au but, tel­le­ment elles font croire à la pré­sence d’une per­sonne, en face, qui nous parle, qui nous emporte avec elle et qui nous fait péné­trer – par quelle magie ? – dans son for inté­rieur où nous guet­tons l’o­ri­gine intime des mots qu’elle semble extir­per avec la faci­li­té appa­rente d’un tour de main de l’hu­mus de son passé.

On met quelques heures à peine à lire et à relire ce texte, publié dans la col­lec­tion « e‑lire » de l’é­di­teur Numérik:)livres qui, comme son nom l’in­dique, réserve ses rayons vir­tuels aux adeptes du livre imma­té­riel. Et pen­dant ce temps-là, ces mots tel­le­ment légers, sans sub­stance appa­rente, venus s’incruster quelque part dans la matière grise, en changent imper­cep­ti­ble­ment le cock­tail neu­ro­chi­mique. Mais ceux-ci ont beau se faire dis­crets, s’ef­fa­cer, on ne peut s’empêcher de consta­ter leur effet sour­nois : on finit par se rendre compte – oh que oui ! on se rend compte – dès qu’on voit le ciel tra­ver­sé par un soleil désor­mais sans lustre qui n’illu­mine plus que les sombres conti­nents d’où la mort pro­gresse sans relâche jus­qu’à la vic­toire, finale et inévi­table, sur l’en­semble des fonc­tions vitales d’êtres qu’on hésite désor­mais à qua­li­fier de vivants.

À lire :
Théo Kosma, En attendant d'être grande
Gustave Doré, Les portes de l'Enfer
Dante et Vir­gile devant les Portes de l’En­fer – « Las­ciate ogni spe­ran­za voi ch’entrate »

Audrey Betsch, dans un effort plus qu’­hu­main, a réus­si à peindre, dans ce petit roman, un concen­tré des efforts dont est capable cet être ché­tif, l’hu­main, qui, au milieu de la déso­la­tion de son exis­tence, en proie à « cette grande peur de dis­pa­raître dans ce noir impé­né­trable » (p. 56), ne cède pas à la ten­ta­tion omni­pré­sente du sui­cide, mais, sans arri­ver à se l’ex­pli­quer, fait demi-tour, ne cède pas à l’ap­pel de la pile du pont, celle de Baziège et celle de tous les autres lieux-dits innom­mables, déploie ses forces défaillantes pour arra­cher son corps à moi­tié engour­di des flots de l’o­céan et passe au-des­sus des cica­trices lais­sées par les crimes anciens, pour tour­ner le regard vers la souf­france des autres – renou­ve­lée pour­tant éter­nel­le­ment, chaque jour, chaque nuit. Et tan­dis que la pierre qu’ils roulent, ces abru­tis de l’es­poir, est englou­tie par l’ombre pois­seuse qui des­cend les pentes de la col­line fatale, ils penchent leurs yeux, brû­lés par la sueur dégou­li­nant de leurs fronts, sur la sur­face rugueuse pour y cher­cher quelque cre­vasse qui puisse les aider à la ser­rer de plus près et à la pous­ser un peu plus loin, dans un effort sup­plé­men­taire, avant qu’elle ne s’é­chappe fina­le­ment des doigts abî­més pour frayer un che­min aux géné­ra­tions futures qui mar­che­ront, le front tout aus­si cour­bé, sur les os pour­ris de leurs ancêtres qui, comme eux, auront eu pour­tant le cou­rage de ne pas s’arrêter.

Le récit de Cloé fait péné­trer le lec­teur dans un monde dont la devise semble pui­sée dans cette autre épo­pée d’une des­cente infer­nale, la même que Dante a vu gra­vée dans la pierre avant de fran­chir les portes de l’en­fer. Mais, de l’autre côté, dans l’u­ni­vers de Cloé, il n’y a pas, après la des­cente au cœur gla­cé de la nuit, de mon­tagne à gra­vir pour ame­ner le voya­geur assoif­fé ne fût-ce qu’aux pre­miers rayons d’un quel­conque pur­ga­toire. Il n’y a que celle de Sisyphe et c’est dans le fait de tou­jours recom­men­cer, de conti­nuer dans le noir, dans cet incom­pré­hen­sible déploie­ment d’une force sans espoir, que réside toute la gloire de la condi­tion humaine. Gloire sans éclat mais gloire tou­jours. C’est le mérite d’Au­drey Betsch de l’a­voir rappelé.

À lire :
Les recommandations du Sanglier pour un cadeau de Noël numérique

Audrey Betsch
La Pile du pont
Édi­tions Numé­rik­livres
ISBN : 978−2−89717−015−8

La Sirène de Montpeller