Il y a de ces textes qui font taire, au bon milieu d’un jour de mai, les oiseaux ; qui font pâlir le vert gras et fertile des prés ensoleillés ; qui suffoquent jusqu’au gazouillement des sources. La Pile du Pont, d’Audrey Betsch, appartient à ceux-là, et on peut très sérieusement se demander si le monde n’a pas été meilleur – avant. Et pourtant, parmi les découvertes de ces derniers mois, essentiellement numériques, celle d’Audrey Betsch sera marquée au rouge dans mon calendrier. Au milieu d’une foule de personnages entraperçus au gré des lectures quotidiennes, se dresse Cloé, 32 ans, divorcée, une enfant dont elle assume la garde partagée, infirmière dans un centre d’hématologie où se soigne la leucémie dans une guerre sans trêve et sans merci.

À force de suivre ses réflexions, ses dialogues, de se laisser emporter par le flux de conscience qui s’étale sous les yeux du lecteur, qui envahit celui-ci jusqu’à faire résonner ses oreilles, on peut oublier qu’il s’agit d’un texte écrit, nécessairement passé au crible de la réflexion, tellement ces paroles vont droit au but, tellement elles font croire à la présence d’une personne, en face, qui nous parle, qui nous emporte avec elle et qui nous fait pénétrer – par quelle magie ? – dans son for intérieur où nous guettons l’origine intime des mots qu’elle semble extirper avec la facilité apparente d’un tour de main de l’humus de son passé.
On met quelques heures à peine à lire et à relire ce texte, publié dans la collection « e‑lire » de l’éditeur Numérik:)livres qui, comme son nom l’indique, réserve ses rayons virtuels aux adeptes du livre immatériel. Et pendant ce temps-là, ces mots tellement légers, sans substance apparente, venus s’incruster quelque part dans la matière grise, en changent imperceptiblement le cocktail neurochimique. Mais ceux-ci ont beau se faire discrets, s’effacer, on ne peut s’empêcher de constater leur effet sournois : on finit par se rendre compte – oh que oui ! on se rend compte – dès qu’on voit le ciel traversé par un soleil désormais sans lustre qui n’illumine plus que les sombres continents d’où la mort progresse sans relâche jusqu’à la victoire, finale et inévitable, sur l’ensemble des fonctions vitales d’êtres qu’on hésite désormais à qualifier de vivants.

Audrey Betsch, dans un effort plus qu’humain, a réussi à peindre, dans ce petit roman, un concentré des efforts dont est capable cet être chétif, l’humain, qui, au milieu de la désolation de son existence, en proie à « cette grande peur de disparaître dans ce noir impénétrable » (p. 56), ne cède pas à la tentation omniprésente du suicide, mais, sans arriver à se l’expliquer, fait demi-tour, ne cède pas à l’appel de la pile du pont, celle de Baziège et celle de tous les autres lieux-dits innommables, déploie ses forces défaillantes pour arracher son corps à moitié engourdi des flots de l’océan et passe au-dessus des cicatrices laissées par les crimes anciens, pour tourner le regard vers la souffrance des autres – renouvelée pourtant éternellement, chaque jour, chaque nuit. Et tandis que la pierre qu’ils roulent, ces abrutis de l’espoir, est engloutie par l’ombre poisseuse qui descend les pentes de la colline fatale, ils penchent leurs yeux, brûlés par la sueur dégoulinant de leurs fronts, sur la surface rugueuse pour y chercher quelque crevasse qui puisse les aider à la serrer de plus près et à la pousser un peu plus loin, dans un effort supplémentaire, avant qu’elle ne s’échappe finalement des doigts abîmés pour frayer un chemin aux générations futures qui marcheront, le front tout aussi courbé, sur les os pourris de leurs ancêtres qui, comme eux, auront eu pourtant le courage de ne pas s’arrêter.
Le récit de Cloé fait pénétrer le lecteur dans un monde dont la devise semble puisée dans cette autre épopée d’une descente infernale, la même que Dante a vu gravée dans la pierre avant de franchir les portes de l’enfer. Mais, de l’autre côté, dans l’univers de Cloé, il n’y a pas, après la descente au cœur glacé de la nuit, de montagne à gravir pour amener le voyageur assoiffé ne fût-ce qu’aux premiers rayons d’un quelconque purgatoire. Il n’y a que celle de Sisyphe et c’est dans le fait de toujours recommencer, de continuer dans le noir, dans cet incompréhensible déploiement d’une force sans espoir, que réside toute la gloire de la condition humaine. Gloire sans éclat mais gloire toujours. C’est le mérite d’Audrey Betsch de l’avoir rappelé.
Audrey Betsch
La Pile du pont
Éditions Numériklivres
ISBN : 978−2−89717−015−8