Aujourd’hui, Emma Cavalier est sans aucun doute une des meilleures plumes des prestigieuses Éditions Blanche dont l’écurie littéraire est pourtant bien fournie en talents. Après la descente dans le monde parallèle du Manoir, demeure séculaire des Andringer, et une courte mais excellente nouvelle publiée dans le recueil Secrets de Femmes, Emma offre à ses lecteurs le plaisir de suivre la Rééducation sentimentale de son héroïne aux mains d’Antoine Manœuvre, auteur aussi cultivé que séduisant et irrésistible.
Camille, jeune maman d’une fille de deux ans, en est réduite, après la séparation d’avec son conjoint, à travailler chez un petit éditeur où elle s’occupe des basses besognes tandis qu’elle doit laisser le prestige de la profession à d’autres. Sa vie sentimentale se réduit à néant, entre la Scylla du boulot et la Charybde de la mono-parentalité, avec pour comble les bons conseils des unes et la vie exemplaire des autres qui lui rappellent à chaque instant à quel point elle est loin de faire le poids.
C’est dans cette situation peu enviable que le lecteur fait connaissance avec Camille Damien, juste avant que les événements prennent un tour inattendu avec l’arrivée d’Antoine Manœuvre dans la petite vie insignifiante de la protagoniste. Celui-ci, séduit par les charmes de notre belle, la prend en main (Petit clin d’œil à l’étymologie : manœuvre est dérivé de man(u)opera ce qui signifie « travail avec la main ». Il faut le savoir pour pleinement apprécier l’art dans lequel excelle Manœuvre : faire jouir Camille en la – branlant…) et la fait passer par une série d’aventures érotiques, de plus en plus osées. Camille, femme à laquelle l’auteure refuse de jouir du moindre petit avantage d’un personnage de fiction, doit user de tous les stratagèmes (baby-sitter, appels au géniteur de la petite, la tournée des amies plus organisées pour leur demander des services) pour réussir à se libérer juste le temps d’un rendez-vous coquin, sans même se rendre compte à quel point elle se trouve emportée dans le tourbillon qui la fait tourner dans des cercles toujours plus serrés autour de Manœuvre. Tandis qu’elle se laisse pousser de plus en plus loin dans le libertinage, enthousiasmée par des orgasmes d’une force terrassante, sa vie professionnelle elle aussi prend un tour inattendu, sous les coups de pouce répétés de son amant.
Mais comme aucune dramaturgie ne peut se passer de péripéties et de revers de fortune, et que personne n’échappe aussi facilement aux usages inculqués par l’éducation et aux habitudes d’une vie entière passées de façon « décente », le doute non seulement s’installe mais littéralement explose, à la façon d’un organe violemment rejeté par le corps auquel on essaie de le greffer. Qu’on se rassure pourtant, les choses n’en resteront pas là, et un petit déplacement par delà les frontières peut parfois résoudre bien des problèmes.

La plume d’Emma n’a rien perdu de sa magie, et la seule lecture est un véritable plaisir. Le rythme de ses phrases superbement tournées continue à bercer les pensées du lecteur longtemps encore après avoir fermé le livre, et ses paroles exhalent un parfum envoûteur dont l’effet immédiat et insidieux est qu’on aimerait la suivre partout, toujours plus loin, un peu à l’image de ce qui arrive à Camille. Et c’est exactement ce qui se produit, et ce qui m’a laissé décontenancé après lecture. Sérieusement, un homme, aux charmes irrésistibles, cultivé, beau, au centre d’un réseau qu’on devine très influent même s’il faut se contenter d’allusions (comme ses passages réguliers à Radio France), un homme qui – littéralement (et étymologiquement) – « prend en main » une femme ? Qui, non content de profiter de sa naïveté et de sa détresse, s’occupe à révéler son vrai talent et à lui ouvrir des pistes dans le monde éditorial dont il est, bien sûr, un habitué influent ? Et qui, pour terminer en beauté, finit par – l’aimer et par lui ouvrir la perspective d’une vie insouciante, entourée de tout ce que le Paris de la grande bourgeoisie peut lui offrir ? La femme serait donc une fleur bien modeste qui, pour s’épanouir, a besoin de l’homme supérieur qui sache deviner les pétales superbes qu’il faut faire éclore ? Bref, après le sabbat du Manoir [1]Qu’on se rappelle le séjour chez May, dans sa « construction extravagante » avec son « labyrinthe de pièces carrelées » (Le Manoir, p. 221) et ses nuits de débauche qui n’ont rien à envier aux … Continue reading, le retour à ce que la bourgeoisie a de plus plat et de plus insignifiant ?
Je dois avouer que j’ai été très étonné par un tel scénario, malgré (ou plutôt à cause de) la maîtrise d’Emma qui, je l’ai dit, ressemble de plus en plus à une véritable enchanteresse, Kirké littéraire capable de changer, à l’occasion, ses lecteurs en pourceaux inconscients, décervelés par le charme des mots et des phrases, à l’agencement impeccable et doux, et par les scènes érotiques (je suis tenté d’écrire « de charme ») d’une force obsédante, hallucinatoire. Et tout ça mis au service d’une conception surannée et réactionnaire de la femme, de l’homme et du couple, et de la société qui se construit là-dessus ? J’ai du mal à y croire. Mais s’il y a ironie, elle est si finement ciselée qu’on ne la reconnaît tout simplement pas.
Reste une autre piste à explorer, celle qui met ce roman en rapport avec celui que le titre évoque sans faillir, L’Éducation sentimentale de Gustave Flaubert. Chez le romancier du XIXe siècle, c’est un tout jeune homme, Frédéric Moreau, dont l’éducation sentimentale se fait à travers la passion, les rencontres, et les aléas que traverse la société en ces années mouvementées, éducation qui s’assimile à la perte progressive des illusions, le contraire donc de Camille qui, elle, aura « réalisé que tout est possible », même d’être amoureuse [2]p. 380. Et tandis que Frédéric est empêché par madame Arnoux de se choisir une « situation », dans une société carrément définie par la course effrénée vers le succès économique (« Enrichissez-vous ! »), Camille est précisément poussée dans cette voie-là, celle de la réussite professionnelle. On a l’impression, par instants, de suivre l’intrigue de Flaubert, mais comme en creux, aux rôles et aux effets inversés. Est-ce là pourtant ce qui, idéologiquement, peut sauver le roman ?
Il me semble qu’il faut répondre par la négative, à moins que, par la pure surabondance des clichés utilisés et enchaînés les uns après les autres, Emma ne veuille noyer ses lecteurs dans un sirop gluant et dégueulasse, au point que ceux-ci, près de suffoquer, ne finissent par ouvrir les yeux, tirés par les cheveux par un haut-le-cœur insupportable, et se libèrent en vomissant tout le venin que l’état de la société leur a insidieusement inculqué pendant des décennies. On se demande si, cette fois-ci, Emma n’est pas trop bien servie par une parole qu’elle sait manier comme peu d’autres…
Emma Cavalier
La rééducation sentimentale
Éditions Blanche
ISBN : 978–2846283311
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