Étrange alliance que celle évoquée par la demeure familiale des Andringer qui, en ce début de livre, se dresse en plein milieu de la forêt de Rambouillet. Avec sa « façade régulière de pierres et briques », son « allée de gravier » et son « perron blanc », elle ne rappelle rien autant qu’un château du XVIIIe, du siècle donc où ont retenti non seulement les accents martiaux des chants révolutionnaires, mais aussi les coups de fouet d’un certain marquis. Mais, et nous ne tardons pas de l’apprendre de la bouche même de Julien Andringer, protagoniste masculin, elle a été construite beaucoup plus tard, vers la fin du XIXe, par un « riche excentrique passionné par le romantisme ». Romantisme noir, pourrions-nous rajouter, pour rappeler l’ouvrage célèbre du grand Mario Praz qui y a consacré un chapitre entier au « vice anglais », à savoir le sado-masochisme.
L’ambiance est donc donnée dès le départ, et d’une façon magistrale, par une mise en scène qui nous plonge, en toute innocence, dans un monde insolite dont les pages suivantes nous dévoileront peu à peu le fonctionnement. Pour le dire tout de suite, Emma Cavalier donne tout le programme, à commencer par des fessées à main nue, bientôt rendues plus piquantes par l’application d’un éventail des plus complets des instruments de la correction, en nous rendant témoins de séances de flagellation, et en nous emmenant dans les clubs privés de la capitale ainsi que dans des villas avec vue sur la Méditerranée. Y figurent des pénétrations en tous genres, des escapades dans les contrées de Sodome et de Lesbos, et les sexes vibrants n’y manquent pas plus que les vagins ruisselants. Mais le tout ne se borne pas à cela, et quand Emma dévoile ses personnages, elle ne se borne pas à faire tomber (ou enlever) les vêtements, elle fait tomber en même temps les masques, et ceux qui, au départ, ont été présentés dans leurs rôles trop bien connus de « Maître » et de « Soumise » se révéleront des êtres complexes avec toutes leurs contradictions.
Quand la protagoniste, Pauline (nom qui ne passe pas inaperçu dans le genre), entre en scène, elle est présentée avec ses boucles « plutôt indisciplinées », face au vieux domestique « droit comme un i dans son habit noir ». Situation des plus classiques, première confrontation entre la future soumise et le monde où désormais elle va évoluer, soumis à une discipline des plus sévères. Intrigue donc qui se borne à nous répéter l’histoire de toutes ces soumises qui, dans leur for intérieur, ont toujours voulu embrasser un sort pareil ? Pas du tout. Emma Cavalier, dans sa volonté de création littéraire, va beaucoup plus loin, en construisant un monde guetté par le chaos qui, au prix d’incessants efforts, doit se (re-) construire à chaque moment.
Le titre du roman en question n’est pas gratuit. Loin d’être l’invention d’un département de marketing à court d’imagination, voire un simple cliché, il introduit, d’emblée, le troisième protagoniste : Le Manoir lui-même ainsi que sa mémoire, les archives, qui l’ancrent dans la réalité et l’enracinent dans le passé. Pauline, archiviste de son état, est appelée au Manoir pour mettre de l’ordre dans cette mémoire. Très complets, les documents qui le constituent sont par contre conservés un peu n’importe comment et, par conséquent, inutilisables. Et ce travail n’est pas un simple prétexte pour faire démarrer l’intrigue, loin de là. Le récit des aventures de Pauline est souvent interrompu par de longs passages qui donnent la parole aux documents et qui nous montrent le travail professionnel par lequel Pauline lentement restitue la mémoire des lieux. C’est à travers ces passages que nous apprenons l’histoire mouvementée du bâtiment et de la famille Andringer. Une histoire pas banale d’une famille hors commun, et où les abîmes sont bien cachés. Mais pas assez pour échapper au travail minutieux de l’archiviste. Nous assistons donc à un lent processus par lequel l’ordre est rétabli et qui permet de mieux comprendre la famille Andringer jusqu’à son dernier rejeton, Julien. Celui-ci, maître à la réputation impeccable, exigeant, et de la dernière conséquence quand il s’agit de punir les dérogations à la règle, cache un passé des plus inavouables, que seuls les efforts de l’archiviste réussissent à lui arracher. Indice significatif : l’épisode en question ne fait pas partie de l’intrigue, mais des notes que Pauline intégrera aux archives. Sur le même plan, les archives nous apprennent que le Manoir, négligé suite à des rivalités familiales, a dû être en grande partie reconstruit. Si donc, d’un côté, les secrets ne résistent pas devant la mémoire, il faut savoir que les œuvres fragiles des hommes nécessitent d’incessants efforts pour subsister devant les assauts des éléments et du temps.
Un des principaux mérites de l’auteure consiste à faire assister le lecteur à la construction de l’Histoire. Et c’est là, à mon avis, l’essentiel de ce roman qui illustre d’une façon tout aussi merveilleuse qu’extraordinaire, le combat incessamment renouvelé de l’ordre contre le chaos, combat haut en couleur quand il s’agit des coups de cravaches sur le postérieur de Pauline, et hautement symbolique quand nous sommes confrontés à ce qui réunit l’extrême fragilité à une force sans pareil, à savoir notre mémoire, indispensable quand il s’agit de connaître notre condition et de progresser vers l’avenir.
Et comme l’Histoire n’a pas de fin, et que la confrontation entre l’ordre et le chaos n’est pas seulement éternelle mais partie intégrante de nos personnalités, Julien lui-même, maître incontesté et incarnation de l’ordre, est issu de circonstances qui mettent en question une des règles les plus fondamentales de nos sociétés. À découvrir !
Pour résumer, le Manoir, premier roman d’Emma Cavalier, est un véritable délice qui m’a laissé avec la plus grand envie d’en parler pour contribuer à le faire connaître. Et même si Emma décidait de se taire désormais, elle a fourni un ouvrage qui mérite qu’on se souvienne d’elle comme d’une jeune auteure qui a su se servir d’une de nos qualités fondamentales, à savoir les variations sans fin sur notre sexualité, pour nous donner un aperçu de ce qui nous rend véritablement humain, notre mémoire, et à quel prix elle est conquis, quotidiennement, par un combat incessant.
Emma Cavalier
Le Manoir
Blanche
ISBN : 9782846284547