Quel avenir pour le livre numérique ? Jetons un regard sur le domaine où celui-ci fait déjà fureur, à savoir l’érotisme, et interrogeons-nous sur le rôle que ce petit dernier mal aimé de l’édition y peut remplir.
Tout le monde, ou presque, est au courant du succès, tout d’abord dans les ruelles mal éclairées de la toile et des tablettes, ensuite sur les boulevards lumineux de la librairie « classique », de la trilogie Fifty shades, de l’auteure britannique Erika Mitchell mieux connue sous son pseudonyme E. L. James . Et qu’est-ce qu’on a pu en jaser, d’un livre qui, côté littéraire, ne contient que très peu d’atouts [1]« Prudish objections to the side, the real problem here is the irritating, oddly coy heroine Anastasia and the cliche–ridden, clunky story-telling. It’s all predictable “clenching jaws and … Continue reading. Mais quelles sont les leçons qu’on peut tirer de ce succès qui serait même à l’origine de l’invention – ou tout au moins de la propagation virale – d’un nouveau sous-genre, le « Mummy Porn », l’érotisme des mères de famille, qui semblent, elles, vouloir assurer la relève des célèbres « MILF » pourtant si chères aux aficionados des chaînes de vidéos gratuits tels que les MyPorn, Xvideos et autres.
Confinons-nous d’abord au seul domaine de la littérature érotique qui profite d’un renouveau d’intérêt grâce, au moins en partie, au buzz créé par les Fifty shades, tandis que le monde littéraire est consterné par le phénomène insolite d’un livre que son succès doublement inattendu, d’abord sur internet et ensuite comme e‑book, a imposé aux éditeurs. On peut certes regretter que ce nouvel engouement pour des textes érotiques ne soit pas causé par les belles publications de ces derniers mois (rappelons les noms d’Emma Cavalier, d’Anne Bert ou encore de Marie Godard, illustrés par des textes d’une grande qualité), mais nous saluons tout effort qui place l’érotisme littéraire dans les projecteurs de l’intérêt du grand public. Parce que, malgré les percées obtenues dans les années 60 et 70 du siècle précédent, la littérature érotique est encore trop souvent mise sous haute surveillance de la part de libraires frileux qui ne voudraient pas effaroucher leur clientèle. De ce fait, elle (i.e. la littérature érotique, mais aussi une partie apparemment non négligeable de la clientèle qui voudrait en acheter) se trouve encore trop souvent parquée dans un coin à l’écart, à l’instar des films porno dans les vidéothèques.
En même temps, on assiste à un autre phénomène qui semble en quelque sorte lié à celui du succès en librairie des Fifty shades of grey, à savoir au déferlement, sur le marché des publications numériques, d’une vague de très brefs textes érotiques, proposés à des prix racoleurs entre 0,99 € et 1,49 €, par exemple dans la collection « Les petits érotiques » de l’éditeur numérique flambant neuf 12–21, annoncée comme une « collection numérique inédite de textes courts » [2]12–21, la collection numérique d’Univers Poche, article paru sur Actualitté.com, le 25/05/12. Pour comprendre ce phénomène, la relecture d’un article paru il y a quelques semaines dans le Nouvel Observateur peut se révéler utile. L’hebdomadaire a accueilli dans ses colonnes Franck Spengler, fondateur des Éditions Blanche et, à plus d’un titre, grand ponte de la littérature érotique francophone, justement pour lui donner l’occasion de parler de la signification du livre d’E.L. James. M. Spengler n’y consacre pourtant que quelques lignes, et en vient très vite à analyser le phénomène internet et son impact sur le marché du livre (érotique, en l’occurrence, mais rien n’interdit d’étendre l’analyse à d’autres genres) qui consisterait principalement, selon lui, dans la création de nouvelles habitudes d’écriture et de lecture. Ce qui aurait causé l’apparition en masse de textes courts, souvent de médiocre qualité, et mis gratuitement à la disposition des internautes. Ce phénomène s’accompagne, si l’on veut en croire M. Spengler, bien placé toutefois pour le savoir, de chiffres de vente en baisse « pour les livres papier en grand format ». Et dans une logique quelque peu désespérée qui consiste à croire que les lecteurs ne regarderaient pas de très près quand il s’agit de dépenser de petites sommes, M. Spengler propose de recourir à la publication de textes de taille réduite :
« Afin de ne pas subir cette évolution, nous nous devons d’adapter notre offre. Nous allons publier désormais des textes plus courts, sortes d’instants érotiques, à des tarifs très abordables entre 99 centimes et 1,49 € … » [3]cf. l’article sus-mentionné du Nouvel Observateur du 2 mai 2012
De procéder, donc, comme on va le voir, à « la valorisation du patrimoine éditorial des maisons d’édition » [4]cf. l’article déjà cité d’Actualitté, en d’autres termes en offrant aux lecteurs des textes recyclés, tirés d’éditions antérieures épuisées.
Vous l’aurez remarqué, il y a quelque chose qui cloche entre l’annonce, d’un côté, de textes inédits et, de l’autre, ce recyclage. Y aurait-il un problème de communication entre ceux qui lancent des communiqués et ceux qui fournissent le contenu ? Toujours est-il que, à regarder de près le catalogue des Éditions 12–21, l’on y découvre des titres déjà parus antérieurement dans un recueil, comme p.ex. « À perdre alène », de Françoise Rey, paru une première fois dans « Folies de femmes » [5]Éditions Blanche, février 2010, ISBN : 978–2846282437. S’il n’y a rien à blâmer dans un tel procédé, il faudrait quand-même veiller à faire passer des informations correctes.
La question de l’originalité mise à part, est-ce que la publication d’une foule de micro-textes peut constituer la bonne réponse aux contraintes d’un marché particulièrement bouleversé par la toile (ou tout au moins perçu comme tel) ? Revenons, dans un premier temps, vers le texte fondateur du « Mummy porn » pour aborder la question. Il s’agit d’une trilogie, et chaque volume compte, dans sa version classique imprimée, plusieurs centaines de pages. Et, comme M. Spengler l’a si pertinemment remarqué dans les premières lignes de son intervention, le succès du texte s’explique en grande partie par le fait qu’il s’agit d’un « phénomène internet », notamment par
- sa disponibilité gratuite
- son accessibilité aisée
- sa dimension discrète
À mon avis, c’est de ce côté-là qu’il faut chercher les origines du succès d’un texte pratiquement dépourvu d’intérêt littéraire. Il semblerait que, dans un premier temps, la gratuité et l’accessibilité aient joué pour toucher un public de plus en plus nombreux jusqu’à atteindre le seuil de la masse critique ce qui a ensuite déclenché une réaction massive. Il faut évidemment qu’il y ait suffisamment de personnes intéressées par le sujet en question, mais quiconque connaît les chiffres de personnes inscrites dans les sites de contact et de rencontres ainsi que l’effet libérateur que peut avoir l’anonymat (très peu efficace, mais on aime se faire des illusions, n’est-ce pas ?) de la toile sur le comportement des individus, les uns à la recherche désespérée des autres, conçoit aisément que le domaine est bien choisi pour viser un nombre très important de lecteurs et de lectrices. Et si on fait entrer le besoin finalement affirmé (et largement accepté) de la sexualité féminine dans l’équation, on comprend aisément que ce n’est certainement pas le public qui manque au rendez-vous, et que même un texte qui ne se soucie pas d’être ou non de la littérature, peut finir par mettre le feu au poudre et par s’imposer, malgré l’absence flagrante de gros budgets publicitaires (au moins à ses débuts !). Si les deux premiers points sont pertinents, le troisième relève plutôt du pittoresque en ce qu’il met en lumière l’ébahissement de certains face à un phénomène nouveau qui doit être expliqué (et ainsi éliminé) par des raisons extra-littéraires pour en être quitte : on a pu avancer qu’une lecture numérique aurait l’avantage, dans les cas des lectures « inavouables », d’être plus discrète et de protéger donc la bonne réputation de l’intéressé(e). Franchement, si quelqu’un avait une telle peur de se faire surprendre en flagrant délit, les yeux collés de trop près aux récits des escapades érotiques d’une étudiante et de son riche amoureux, il me semblerait que son vis-à-vis curieux n’aurait même pas besoin de se tordre le cou pour pouvoir déchiffrer quelque phrase indicatrice du texte – la bouille cramoisie suffirait à elle seule de le mettre sur la bonne piste. Et puis, vu la taille des tablettes et liseuses actuelles, je ne vois pas très bien comment celles-ci seraient plus aptes à cacher une lecture « coupable » que des livres en papier dont la couverture se cache pourtant facilement. Bref, cet argument témoigne plutôt d’une profonde incompréhension, de la part d’une bonne partie des médias, de ce que représente le numérique.
Mais ce qui est sans doute plus étonnant que le phénomène initial, c’est la détermination des éditeurs à proposer des textes courts qui soi-disant répondraient mieux à des habitudes de lecture, créées d’abord par internet et perpétuées ensuite par l’usage des tablettes, liseuses et autres engins, conclusion qui va pourtant à l’encontre de ce qu’on pourrait apprendre des Fifty shades. Parce qu’il ne faut pas oublier que le best-seller anglophone comprend quand-même quelques 600 pages, rien que pour le premier volume de la saga. Et le confort de lecture ayant beaucoup augmenté depuis l’arrivée sur le marché des dernières moutures de l’IPad ou du Galaxy, et la perfection, dans le cas des liseuses, de l’encre numérique, on peut désormais affirmer que le confort de lecture de textes numériques ne le cède plus en rien à celle de textes en papiers. Ensuite, il faudrait quand-même se demander pourquoi on assimile si facilement lecture sur internet et lecture sur tablette. S’il est vrai que la distraction est omniprésente sur la toile, avec ses cohortes de banderoles publicitaires et d’hyperliens qui voudraient emmener le lecteur vers des cieux plus cléments (et sans doute le déposer sur des prés plus verts), il n’en est rien sur une liseuse ou sur une tablette qui propose des applications non-connectées pour la lecture. Il n’y a donc rien, sur une liseuse, qui empêcherait le lecteur de se plonger dans un texte plus long et plus élaboré.
Les contraintes technologiques et / ou les habitudes de lecture semblent donc mener sur une mauvaise piste. Comme souvent, il peut s’avérer utile de faire une petite pause, de réfléchir et de regarder en arrière pour contempler le passé. Et effectivement, vers le début des années 50 s’est produit un phénomène comparable avec l’arrivée en masse des livres de poche. Ceux-ci permettaient aux éditeurs de proposer, dans une version bon marché, des textes dont les droits leur appartenaient, et qui avaient déjà franchi tous les étapes préliminaires de la publication, ce qui leur donnait l’occasion de relancer leurs chiffres de vente malgré (ou à cause de) une qualité matérielle souvent assez douteuse du produit.
Aujourd’hui, le livre de poche ne remplissant plus ce rôle amplificateur, certains éditeurs ont découvert le numérique et appellent à la rescousse un ennemi naguère encore décrié et dont on disait tout le mal possible. Et comme la production d’un livre est en très grande partie numérisée, les démarches techniques pour produire un e‑book sur la base des fichiers qui ont servi à la production d’un livre papier sont minimes. Ce qui vaut évidemment aussi pour les coûts de production. Dans un tel contexte, il est plus que facile, la structure de marchandisation une fois établie (Bonjour, les éditions 12–21 :-)), de ressortir de vieux titres, tombés dans l’oubli depuis longtemps, et de les proposer à des prix défiants toute concurrence. Mais le coup le plus malin reste assurément celui de déchiqueter des recueils de nouvelles, et de proposer chaque texte en version numérique à des prix soi-disant alléchants. Coup justifié en prétendant vouloir s’adapter aux nouvelles habitudes de lecture. Argument qui, on l’aura compris, ne soutient pas la confrontation avec la réalité.
Je ne reprocherais jamais aux éditeurs de vouloir vivre de leur profession et d’avoir la prétention de vouloir gagner de l’argent. Et une publication meilleur marché de titres écoulés et indisponibles sert évidemment aussi les intérêts des lecteurs et des auteurs. On en a pris l’habitude avec les livres de poche. Mais il est tout simplement faux de considérer le marché numérique uniquement comme un moyen commode de « faire du fric ». Franck Spengler l’a pourtant bien vu, la toile compte déjà un nombre infini de textes disponibles gratuitement, et je vois mal comment on motiverait le lecteur de dépenser ne fût-ce que de petites sommes en lui proposant une marchandise en fin de compte assez comparable, et qui ne présente même pas l’intérêt de la nouveauté. Je ne dis pas qu’il faut éviter les textes de petite taille, loin de là, et il y a des éditeurs qui se sont faits une réputation dans ce domaine-là, comme p.ex. les Éditions Dominique Leroy dont le catalogue comprend un grand nombre de titres entrant dans cette catégorie. Tandis que je salue leur courage à explorer de nouveaux marchés, et à publier des textes inédits qui doivent encore faire leurs preuves, j’attends toujours l’éditeur qui profite d’une autre leçon qu’on peut tirer des Fifty shades, à savoir qu’il est possible de publier un texte long, inédit par-dessus le marché, en numérique, un texte servi par la qualité des liseuses et accepté par un lectorat assez nombreux capable d’en faire un best-seller.
Éditeurs, si vous voulez avoir un avenir dans le numérique, prenez votre courage à deux mains, et ne prenez surtout pas vos lecteurs pour des imbéciles ou des timides qui hésiteraient devant des obstacles ou qui se laisseraient entraver par des habitudes.
Références
↑1 | « Prudish objections to the side, the real problem here is the irritating, oddly coy heroine Anastasia and the cliche–ridden, clunky story-telling. It’s all predictable “clenching jaws and thighs, raging hormones, chewed lips and panting mouths” and so much blushing and flushing the heroine must be permanently beetroot. ». Mummy porn : Does erotic literature really hit the spot for women?, article paru dans le Belfast Telegraph du 22/05/12 |
---|---|
↑2 | 12–21, la collection numérique d’Univers Poche, article paru sur Actualitté.com, le 25/05/12 |
↑3 | cf. l’article sus-mentionné du Nouvel Observateur du 2 mai 2012 |
↑4 | cf. l’article déjà cité d’Actualitté |
↑5 | Éditions Blanche, février 2010, ISBN : 978–2846282437 |
2 réponses à “Le livre numérique – braderie littéraire ou support de textes originaux ?”
Juste en passant, histoire d’expliquer « concrètement » le côté plus discret de la liseuse : il existe, oui.
On ne voit ni le titre, ni la couverture (deux points qui accrochent l’oeil, forcément, ne serait-ce que pour vendre, à l’origine). On évite les gens qui se tordent le cou oui, à lorgner la couverture parce qu’il y a une photo de femme dénudée, ou un gros titre non équivoque…
On évite les questions des enfants (au parc, à l’aire de jeux, etc) sur « la dame sur la photo » ;) et les « tu lis quoaaaa madame ? » (du vécu.) Et je ne parle même pas de ma fille : « Maman, ça veut dire quoi, sodomie ? »
On évite, quand on est seule pour lire dans un lieu public, les hommes lourds qui s’imaginent déjà m’avoir dans leur lit parce que je lis un « bouquin de cul » (= je suis une chaudasse, forcément). :D
C’est juste pour être tranquille et ne pas heurter les enfants. Parce que ma réputation se porte très bien, et j’assume mes lectures. Et les gens à la curiosité mal placée n’ont qu’à mieux se tenir. ;)
Ceci dit, je viens de m’offrir une liseuse, mais pour d’autres raisons ! Pour découvrir d’autres lectures (« découvrir » signifiant que je me tournerai vers de nouvelles publications, plutôt que vers des ré-éditions)…