En-tête de la Bauge littéraire

Aude dite Orium, Trois sœurs

Voi­ci donc enfin, après une paren­thèse de presque exac­te­ment un an, le troi­sième titre de la col­lec­tion Point G, Trois Sœurs, pre­mier texte de grande enver­gure d’Aude Dite Orium. Lan­cée avec grande pompe par les édi­tions La Musar­dine en mars 2017 pour répondre à une emprise fémi­nine de plus en plus sen­sible sur le domaine éro­tique – emprise tant du côté des autrices, de plus en plus nom­breuses à s’emparer d’une parole qu’elles entendent décli­ner au fémi­nin, que du côté des lec­trices récla­mant des textes à la hau­teur d’une liber­té sexuelle qu’il ne s’a­git plus de reven­di­quer mais bien d’as­su­mer – la col­lec­tion a démar­ré sur les cha­peaux de roues avec la publi­ca­tion, en l’es­pace d’à peine quelques semaines, des deux pre­miers titres en mars et en avril 2017 res­pec­ti­ve­ment. Ensuite, plus rien pen­dant de longs mois, la col­lec­tion ayant som­bré dans un som­meil si pro­fond que j’ai été ame­né, de mon côté, à me poser des ques­tions quant à l’a­ve­nir de cette aven­ture édi­to­riale dont j’ai pour­tant salué les pre­miers titres avec beau­coup d’en­thou­siasme, empor­té par la plume enjouée et l’i­ma­gi­na­tion débri­dée d’Anne Vas­si­vière et tom­bé sous le charme de la magie oni­rique d’une saga hip­pie virée au cau­che­mar de Vir­gi­nie Bégau­deau. C’est donc avec grand plai­sir que j’ai pu consta­ter, à l’an­nonce de la publi­ca­tion de Trois Sœurs, que la belle ne dor­mait plus au bois, que l’a­ven­ture était loin d’être ter­mi­née et qu’Oc­ta­vie Del­vaux, autrice confir­mée de la mai­son et direc­trice toute trou­vée d’une col­lec­tion consa­crée à la pers­pec­tive fémi­nine sur la sexua­li­té, n’é­tait pas encore au bout de ses moyens.

Aude Dite Orium, qui signe avec Trois Sœurs son pre­mier roman, est, à l’i­mage de la direc­trice de col­lec­tion, elle aus­si issue de l’é­cu­rie du célèbre édi­teur de la rue Vert, ayant col­la­bo­ré à plu­sieurs recueils de nou­velles de la col­lec­tion Osez 20 his­toires. À côté de cette acti­vi­té lit­té­raire, elle anime deux blogs, l’un – À l’emporte-pièce – pour par­ler, avec plus ou moins de per­ti­nence, lit­té­ra­ture, sexe, fémi­nisme, le tout comme cela lui passe par la tête, tan­dis que l’autre – Si Maman savait ça – est des­ti­né à accueillir des textes éro­tiques et à dres­ser le réper­toire de ses publications.

Après la rue pari­sienne de Par­ties com­munes et l’A­mé­rique débri­dée de June, voi­ci venu le tour de la pro­vince fran­çaise, et l’au­trice emmène ses lec­trices [1]Étant don­né l’o­rien­ta­tion de la col­lec­tion, je me per­mets de rem­pla­cer ici le mas­cu­lin d’u­sage par la forme fémi­nine pour m’a­dres­ser à l’en­semble de mes visi­teurs. vers les plages de la Nor­man­die, du côté de Veules-les-Roses, où se dresse près de la falaise un manoir au pas­sé sul­fu­reux, Le Petit Soleil. Ancien bor­del, celui-ci fut acquis dans les années quatre-vingt par les parents des pro­ta­go­nistes, et la mère de celles-ci, artiste peintre, y a amé­na­gé un ate­lier pour y rece­voir ses modèles. Après la mort de leurs parents, les trois filles Aubert – Clé­mence, Cas­sandre et Cléo – en sont réduites à faire face non seule­ment au déla­bre­ment pro­gres­sif de la bâtisse res­tée à leur charge, mais aus­si aux vicis­si­tudes d’une vie sen­ti­men­tale et sexuelle sou­vent bien com­plexe. Et, cerise sur le gâteau, il se trouve dans le coin un « vieux dégueu­lasse » pour leur pour­rir la vie en essayant de les délo­ger de leur héri­tage pour se faire de gros sous.

Clé­mence, Cas­sandre et Cléo, ce sont des per­son­na­li­tés bien dif­fé­rentes, dont la sexua­li­té oscille entre l’at­ti­tude vanille et plu­tôt « clas­sique » de l’aî­née pour laquelle le sexe est insé­pa­rable des sen­ti­ments et le carac­tère badin de la cadette qui ne se laisse impo­ser aucune limite quand il s’a­git d’ex­pé­ri­men­ter avec le désir, en pas­sant par la volon­té d’ai­rain de Cas­sandre qui aime mener le jeu et faire décou­vrir les joies de l’a­ban­don total et de la dou­leur infli­gée à ses sou­mis. Leurs par­cours non plus ne sont pas les mêmes : Tan­dis que Clé­mence, l’aî­née, a choi­si de res­ter dans le manoir pater­nel après la mort de la mère qu’elle a soi­gnée pen­dant sa mala­die ter­mi­nale, Cas­sandre a dans un pre­mier temps opté pour une car­rière de busi­ness­wo­man avant de faire marche arrière et de com­men­cer une for­ma­tion de sexo­thé­ra­peute finan­cée par une acti­vi­té de domi­na. La cadette, quant à elle, évo­lue dans les milieux alter­na­tifs et artis­tiques de la capi­tale où elle côtoie des artistes et des per­for­meurs, une faune bario­lée aux allures de freak-show où la sexua­li­té est non seule­ment ques­tion de plai­sir, mais aus­si et sur­tout expres­sion de liber­té. C’est sans doute cette der­nière-née de la fra­trie dont les frasques et les bati­fo­lages jus­ti­fient plei­ne­ment le slo­gan lan­cé par les grosses têtes du mar­ke­ting de chez la Musar­dine qui pré­sentent le texte comme « Un hymne à la liber­té, l’in­sou­ciance et la sensualité ».

À lire :
Manuel Blanc, Carnaval

Les trois sœurs doivent donc faire face à une intrigue concoc­tée par un vieux noble des envi­rons, des­ti­née à leur faire céder la pro­prié­té pour une somme ridi­cule. Tyran de famille, débau­ché per­vers qui pro­fite de ses orgies pour libé­rer sa veine sadique dans un tor­rent de vio­lence, Hubert de Nesvres Domen­cy a tout pour avan­ta­geu­se­ment rem­plir le rôle du grand méchant, et l’au­trice se donne de la peine pour lui faire endos­ser tous les cos­tumes du vice et de la méchan­ce­té – une sorte de Satan dans un monde deve­nu peu croyant et où l’i­dée même du péché ne peut plus être com­prise à moins de se pré­sen­ter sous son jour le plus bas. Encore heu­reux que, face à ce per­son­nage aux allures de démon, les filles Aubert ne res­tent pas seules et arrivent à recru­ter deux jeunes Sué­dois (grands, blonds et non seule­ment bien bâtis, mais aus­si bien inten­tion­nés) éga­rés dans les parages, sou­te­nus par une troupe d’oi­seaux de para­dis arri­vés depuis les squats de Paris.

On ne va pas entrer ici dans les détails, lais­sant aux lec­trices le plai­sir de décou­vrir l’u­ni­vers du Petit Soleil et de sa Nor­man­die, entre pers­pec­tives océanes et prai­ries ondoyantes, mais per­met­tez-moi de don­ner ici quelques impres­sions de ma lec­ture. Dès le départ, Aude Dite Orium prend grand soin de ses pro­ta­go­nistes conçues comme des femmes qu’on pour­rait croi­ser dans la rue et dont l’in­ti­mi­té ne se dévoile que peu à peu, au fur et à mesure des ren­contres qui font naître entre elles et les lec­trices une véri­table ami­tié. Il est effec­ti­ve­ment fas­ci­nant de voir les trois femmes se construire à tra­vers leurs échanges et leurs inter­ac­tions. Ceci est sans doute un des points les plus forts du texte, et il me semble qu’on ne peut adres­ser meilleur com­pli­ment à une autrice que de lui dire qu’on adore se frot­ter à ses per­son­nages. Mal­heu­reu­se­ment, face à ces pro­ta­go­nistes qu’on aime­rait décou­vrir davan­tage encore, se dresse un trou­peau de per­son­nages secon­daires sans le moindre inté­rêt humain. Il y a le méchant qui n’est rien sauf – méchant ; il y a sa femme, bat­tue et copieu­se­ment trom­pée ; son fils faible et dému­ni face au père violent ; les amants sué­dois qui sont sur­tout – sym­pa­thiques et dont la beau­té phy­sique arrive à peine à cacher le vide der­rière leurs fronts ; la grand-mère « adop­tée » qui, après avoir ense­ve­li tout le monde sous une ava­lanche de bis­cuits au beurre, sort à la toute fin du récit de sa machine pour tran­cher le nœud gor­dien en four­nis­sant l’argent néces­saire à la réno­va­tion de la maison.

Il y a donc les pro­ta­go­nistes, et il y a la Nor­man­die, et on découvre avec plai­sir que les pay­sages font réel­le­ment par­tie du récit, tout comme le manoir lui-même, même si le rôle qui lui est attri­bué se borne trop sou­vent à le pré­sen­ter comme le décor de ce qui s’y est pas­sé. L’au­trice a  donc fait preuve d’une cer­taine dex­té­ri­té en pro­cé­dant à la mise en place des per­son­nages et des lieux, mais on ne peut s’empêcher de se rendre compte de quelques points faibles de la construc­tion. Pour don­ner un exemple, on ne com­prend pas trop l’u­ti­li­té du pre­mier cha­pitre conçu sans doute comme une sorte de mouillage (jeu de mot inten­tion­nel) du récit dans le pas­sé en racon­tant la décou­verte du manoir par les parents, mais le tout reste fina­le­ment sans rap­port avec l’in­trigue du roman. Et puis, il y a des scènes pas assez soi­gnées, ce qui peut faire régner une cer­taine confu­sion, par exemple dans une des scènes cen­trales du texte, à savoir les par­ties de jambes en l’air simul­ta­nées dans les­quelles s’en­gagent les couples res­pec­tifs Clé­mence – Linus et Cas­sandre – Lars. C’est sur­tout celle impli­quant l’aî­née qui prête à confu­sion, et on est ten­té de relire cer­tains para­graphes pour essayer de com­prendre où exac­te­ment se trouvent les deux amants ? Est-ce bien à l’ex­té­rieur ou à l’in­té­rieur ? Et d’où peut bien venir un cana­pé, dans un « ancien lavoir » avec son

« bas­sin de pierre, vidé de son eau, [où] avait été dis­po­sée une ban­quette blanche qui en fai­sait le tour » [2]p. 183

S’il y a donc une cer­taine confu­sion à pro­pos de la loca­tion des ébats, la scène entière est quelque peu mal­ha­bile quant au bal­let des corps, ce qui est dom­mage vu que le paral­lé­lisme entre les deux couples aurait per­mis de beaux effets.

À lire :
Jean-Louis Michel, Sang d'encre

Le plus grand grief que je vou­drais adres­ser au texte est pour­tant le côté cari­ca­tu­ral des per­son­nages et sur­tout du grand méchant loup, rôle tenu par le noble du coin qui – et c’est le comble – se dégonfle un peu trop vite au vu de sa méchan­ce­té accom­plie sur laquelle tout le monde s’est lon­gue­ment éten­du aupa­ra­vant. J’ai com­pris que le texte se pré­sente comme une romance éro­tique – certes un peu hard – aux allures de conte de fées, et la romance éro­tique, c’est un genre qui bien sou­vent vit par les obs­tacles que les anta­go­nistes lancent dans les jambes du couple des­ti­né à se faire, et  le blanc de l’hé­roïne brille d’au­tant mieux que sur un fond bien sombre, mais com­ment empê­cher des lec­trices de se sen­tir offus­quées en leur dres­sant un tel por­trait en noir et blanc qui ne laisse aucune place pour des tons plus nuancés ?

Il y a de ces textes qu’on lit pour se dis­traire, pour oublier, l’es­pace d’une cen­taine de pages, le monde tel qu’il est pour mettre à sa place un rêve en rose où les bons sont récom­pen­sés et où les méchants finissent au pilo­ri – ou exi­lés en Amé­rique latine. Je com­prends qu’il y a un besoin pour de tels textes, et j’a­voue que moi aus­si, j’ai déjà eu cette pul­sion de bais­ser les jalou­sies et de m’en­fer­mer dans un rêve tout en dou­ceur, dans un uni­vers à la hau­teur de ce que l’hu­ma­ni­té est en droit d’at­tendre d’un dieu juste et bien­veillant. Il y a sans aucun doute un mar­ché pour ces textes-là, et mon propre édi­teur a pous­sé le vice jus­qu’à lan­cer une col­lec­tion Feel good books dont il m’a même offert un titre [3]Laurent Moreau, Le cœur a ses rai­sons que seules les pommes com­prennent… Un titre, l’é­vo­ca­tion des pommes vous l’au­ra sans doute fait remar­quer, dont l’ac­tion se passe éga­le­ment en Nor­man­die. … Conti­nue rea­ding pen­dant qu’on était assis en ter­rasse sous le soleil d’A­vi­gnon. Un texte que j’ai lu ensuite sur la plage et qui m’a lais­sé, le fait de vous en par­ler aujourd’­hui le prouve assez, un bon sou­ve­nir. Mais à part ça ? Rien. Rien là-dedans ne m’a fait trem­bler, rien ne m’a bou­le­ver­sé, rien ne m’a révol­té. Rien ne m’a fait prendre les per­son­nages pour autre chose que de pâles ombres avec juste assez de vigueur pour durer le temps d’une lec­ture, quitte à s’ef­fa­cer ensuite à la contem­pla­tion d’un hori­zon vide ten­du au-des­sus du néant de l’o­céan. De tels textes s’ou­blient une fois la der­nière page tour­née, et Trois Sœurs, mal­heu­reu­se­ment, en fait par­tie. Alors, si vous êtes à la recherche de quelques heures de légè­re­té, fon­cez ! Mais si vous comp­tez vous embar­quer au long cours, optez plu­tôt pour les autres textes de la collection.

Aude dite Orium
Trois sœurs
La Musar­dine
ISBN : 978−2−36490−503−0

Réfé­rences

Réfé­rences
1 Étant don­né l’o­rien­ta­tion de la col­lec­tion, je me per­mets de rem­pla­cer ici le mas­cu­lin d’u­sage par la forme fémi­nine pour m’a­dres­ser à l’en­semble de mes visiteurs.
2 p. 183
3 Laurent Moreau, Le cœur a ses rai­sons que seules les pommes com­prennent… Un titre, l’é­vo­ca­tion des pommes vous l’au­ra sans doute fait remar­quer, dont l’ac­tion se passe éga­le­ment en Nor­man­die. Est-ce que cette char­mante région aux pay­sages immor­ta­li­sés par les impres­sion­nistes aurait échap­pé aux vices tour­men­tant le com­mun des mortels ?