June de Virginie Bégaudeau est le deuxième titre de la nouvelle collection de la Musardine, Point G, lancée en mars 2017. Confiée à Octavie Delvaux, elle propose de mettre à l’honneur la sexualité au féminin, projet qui a dû présider jusqu’au choix du nom, synonyme du plaisir féminin dans sa dimension parfois peu accessible à la gent masculine. Ce qui ne veut pas dire que les textes de la collection seraient appelés à constituer une sorte de hortus conclusus d’un genre nouveau d’où les hommes seraient exclus, bien au contraire, comme le démontre ma lecture du titre inaugurateur paru il y a quelques semaines, Parties communes d’Anne Vassivière. C’est donc dans une bonne disposition et même avec un certain enthousiasme que j’ai abordé ce nouveau texte, et je peux déjà vous affirmer que, si la lecture s’est révélée moins « évidente » que celle de Parties communes, vous tenez entre les mains un texte réussi et enrichissant.
La mise en scène est rapide, et le lecteur se retrouve, avant d’avoir terminé le premier paragraphe, sous le soleil d’un « été […] éclatant » [1]Chap. 1, celui de 1973, en plein épopée hippie, quelque part dans une Amérique géographiquement indéterminée. Ensuite, tout démarre de façon presque trop banale, comme un énième road movie, avec le départ en catimini, un soir, de June qui, séduite par Elsa, son amante, fuit un mari à l’imagination asséchée et un foyer où l’épanouissement des sens ne fait tout simplement pas partie du programme. Mais le but du voyage a déjà été déterminé par la mystérieuse Elsa, et June se retrouve embarquée dans une expédition qui finira par la délivrer, après avoir traversé une grande partie des États-Unis sans que le lecteur sache au juste de quelles contrées il peut bien être question, entre les mains des Carpenter, et plus particulièrement entre celles d’Adrian, homme énigmatique à la tête de cette petite « famille » aux mœurs relâchés, plongée dans une ambiance de violence toujours près d’éclater.
Et pourtant, ce ne sont pas les pressentiments ni les mises en garde qui auront manqué, premières indications que ce que l’une présente comme « un rêve permanent » [2]Chap. 3 peut se révéler, pour l’autre, un cauchemar. June, empêtrée dans une relation de confidence avec celle qui l’a initiée à l’amour entre femmes, se laisse entraîner vers le but choisi par Elsa, malgré ses doutes et son désir prononcé de poursuivre l’aventure rien qu’à deux. Et il faut convenir qu’Elsa sait habilement exploiter ses charmes pour faire succomber sa proie et se l’attacher d’un lien d’autant plus indestructible qu’il est trempé dans la cyprine qui coule à flots grâce aux manipulations savantes sur un corps manié par une virtuose de la séduction. Ce n’est pas pour rien que c’est précisément dans ce passage-ci que l’autrice a su donner, en se servant habilement de l’ambivalence des intentions d’Elsa et de leurs répercussions sur le lecteur et sur sa jeune protégée, une des plus belles scènes de séduction, entre violence de la possession, la poussée irrésistible du désir et sa libération dans des jets violents. Quoi de plus saisissant que la description du jeu des lèvres intimes par lesquelles le corps entier semble respirer ?
Son entrejambe est encollé contre ma cuisse. Je sens s’ouvrir ses lèvres, se refermer, devenir béantes et fiévreuses.
Après donc un épisode d’à peine quelques petites semaines, traduit en cinq chapitres marqués au fer rouge du romantisme des feux de camps et des plages en été – ingrédients classiques du genre – et d’un grand nombre de parties de jambes en l’air auxquelles les femmes se livrent entre elles avec un acharnement presque pathologique, voici que le décor change et c’est la demeure des Carpenter qui se dresse devant les deux femmes, immense, éblouissante, imposante, avec « ses grandes baies vitrées » [3]chap. 6 qui font penser à des yeux où se refléteraient les rayons du soleil.
Les deux femmes y pénètrent – Elsa, radieuse et défiante, June sans trop savoir à quoi s’attendre – à la rencontre de celui qui – tel le marionnettiste maniant les fils de ses personnages – fait évoluer tout le petit manège – Adrian. Ensuite, tout s’emmêle, et June découvre une lubricité qui, toujours prête à passer à l’acte, semble drôlement manquer de bienveillance, surtout à l’égard de celle qui semble occuper le dernier échelon de l’échelle des hiérarchies. Et le sexe – toujours plus vigoureux, jusqu’à devenir l’expression d’une volonté de pouvoir – ressemble de plus en plus à un duel. Développement qui, finalement, n’étonne pas plus que ça vu qu’Elsa s’en est déjà servi comme d’une arme pour imposer sa volonté à sa jeune conquête de plus en plus accro aux orgasmes qu’Elsa sait si bien infliger, le corps et l’esprit soumis à l’ascendant de la séductrice.
Puis, bizarrement, Elsa s’efface, et tandis que des doutes à propos de ce qu’elle peut être devenue subsistent, c’est à June d’occuper les devants de la scène, et de mener le combat contre Adrian dans ce qu’il convient d’appeler un duel épique qui ne rappelle que trop ceux des anciens preux lancés contre des géants, des dragons et autres bêtes mythiques sorties des forêts de Bretagne.
June s’impose donc, malgré elle, mais elle reste difficile à saisir. Pâle et presque insignifiante au départ d’un texte qu’elle est non seulement censée raconter, mais qui porte aussi son nom, elle se glisse tout doucement dans la peau de la protagoniste tandis qu’Elsa disparaît en conclusion d’une mise en scène des plus bizarres d’une sorte d’offrande pervertie. Procès que June semble pleinement réaliser quand elle affirme que :
« Elle [Elsa] m’a créée pour sa succession » [4]Chap. 18
Il s’avère pourtant difficile de cerner cette femme, une personnalité qui se dérobe, qui scintille, oscillant entre ancienne et nouvelle vie, une femme qui se cherche dans une quête loin de se terminer. Parfois, le lecteur a l’impression de s’égarer dans les monologues intérieurs de June, chahutée par ses remises en question et ses interrogations, perdue dans le dédale de ses réflexions pas toujours très cohérentes d’où il est difficile d’extraire cette femme qui y attend son Minotaure.
De même, on peine parfois à se retrouver dans l’imbroglio de ses aventures, dans le détail de ce qu’elle vit au quotidien entre les mains des Carpenters. Confronté aux allégations de la voix narratrice – qui se confond, ne l’oublions pas, avec celle de la protagoniste – le lecteur se demande si tout cela correspond à une quelconque réalité que la parole écrite ne ferait que traduire, ou si la voix narrative se trompe sur ce qu’elle imagine avoir vécu. À moins qu’elle ne veuille tromper celles et ceux qui essaient de la suivre, emportant dans sa folle course vers le centre du dédale la meute de ses lecteurs destinés à y succomber au monstre pour partager le sort réservé à l’héroïne :
« Mon esprit vagabonde toujours, tourbillonnant au rythme de la fumée ou des comprimés psychédéliques avalés à la volée. »
Comme on est en train de sonder le fond mythologique du récit, il faut évidemment évoquer la dimension christique d’Adrian et de sa « famille », les Carpenter. Après tout, carpenter, n’est-ce pas le terme anglais pour désigner le menuisier, profession tout sauf innocente depuis que Jésus de Nazareth l’a exercée il y a 2000 ans ? Si on y rajoute l’objet central de la salle des Jeux, la croix sur laquelle Elsa a vécu quelques instants de grande intensité, la filiation semble claire – d’autant plus que la croix des Carpenter servira, elle-aussi, à accueillir une mise à mort. Est-ce qu’il faut, après tout cela, encore mentionner le plus célèbre des grands criminels de l’épopée hippie, Charles Manson, lui-même à la tête de la « Manson Family », fanatisée au point de commettre des meurtres, entre autre celui de Sharon Tate, l’épouse de Roman Polanski ? Ce même Charles Manson qui d’ailleurs se présentait comme une réincarnation du Christ… Ces réminiscences chrétiennes se mêlent à une scène de sacrifice à l’antique dont Elsa a l’honneur d’être la protagoniste :
« Étendue sur l’autel qu’ils [i.e. les Carpenters] ont transporté depuis la salle de jeu, encore recouvert de ce satin blanc et coûteux. Enfoncé dans le sable mouillé, entouré des vagues tranquilles, il porte mon Elsa évanouie… »
Le récit offre un grand nombre de scènes sensuelles impliquant les deux protagonistes et leurs compagnes, même si on s’étonne de constater une sorte d’anticlimax dans la série des rencontres, comme si l’autrice avait profité de la fraîcheur des premières pages pour donner le meilleur d’elle-même. Il y a, au fur et à mesure que le récit progresse, comme une perte d’intensité et le caractère érotique du texte quelque peu s’estompe. À moins que ce soit ma perspective masculine qui m’empêche d’y voir clair.
En fin de récit, après s’être imposé face à Adrian, June échoue sur une plage, Iphigénie nouvelle, happée par la certitude de ne pas convenir à ce genre de vie. Certitude qui débouche sur une pulsion d’anéantissement – pulsion qu’il s’agit de réaliser à travers le suicide ou le départ. Mais n’oublions pas qu’Iphigénie, c’est la prêtresse des dieux souterrains, celle des hécatombes et des sacrifices humains, et on tremble en pensant à ce que l’avenir lui réserve. Ou – pire encore – à celles et ceux qui auront le malheur de la croiser.
Virginie Bégaudeau donne ici un texte d’une grande richesse, un texte qu’il ne suffit pas de consommer, mais qui demande au lecteur des efforts afin de mettre à nu les nerfs et les muscles qui font avancer le récit. L’érotisme, malgré quelques rencontres impressionnantes entre les protagonistes, ne semble pas être le premier souci de ce texte, ce qui se ressent vers la fin. S’il n’est pas toujours évident de suivre June dans son progrès hésitant, voire récalcitrant, à travers ses épreuves – progrès qui s’accompagne de réflexions parfois assez confuses – la lecture donne une idée du fonds immensément riche où l’autrice a pu puiser afin de créer des personnages aussi énigmatiques. Des personnages dont certains – placés sous des projecteurs qui éblouissent pour mieux cacher les secrets arrachés à l’obscurité – rappellent des êtres mythologiques plutôt que des hommes et des femmes tels qu’on les croise dans la rue.
Virginie Bégaudeau
June
La Musardine
ISBN : 9782364907942