Parfois, on a la chance de voir une œuvre littéraire bouleverser un genre dont on croyait les données fermement établies une fois pour toutes. Et tout d’un coup, on assiste à l’ouverture de nouveaux horizons, à l’émergence d’un nouveau ton, porteur d’une sensibilité renouvelée. Cela s’est produit il y a deux ans, dans le monde très clos du roman sado-masochiste, avec la parution du Manoir, d’Emma Cavalier.
Deux ans plus tôt encore, en mai 2009, une autre jeune auteure, Chloé Saffy, initialement publiée sous le pseudonyme Dahlia, a rejoint le programme m@nuscrits des Éditions Léo Scheer, étape qui s’est soldée par la publication de son premier roman, Adore.
Deux jeunes femmes donc qui débarquent, à très peu de distance, dans un milieu littéraire dont les portes sont plus souvent hermétiquement fermées que grandes ouvertes et dont chacune apporte des nuances propres à remettre en question les usages devenus, littérairement parlant, quelque peu stériles. On serait tenté de voir dans leur rapprochement une nécessité inéluctable, orchestrée par la Muse de ces contrées obscures elle-même [1]Comment ne pas penser à Algernon Charles Swinburne et à sa Dolores, Notre-Dame incarnée de la peine, et plus particulièrement à ce passage qu’il suffit de mettre au féminin pour y trouver comme … Continue reading.
On ne peut donc pas dire que j’ai été étonné par l’annonce de leur collaboration dans le cadre d’une nouvelle venue enrichir, le 21 octobre, le catalogue déjà bien fourni des Éditions Dominique Leroy, Invitation au Manoir, titre qui annonce en même temps un choix peut-être moins évident mais à coup sûr pas moins heureux, celui de rapprocher leurs univers romanesques en orchestrant une rencontre de leurs personnages respectifs.
Si Madame Saffy a contribué Verlaine, l’écrivain blasé et insupportable d’Adore ainsi que sa compagne Anabel, amante à la fraîcheur et à l’insolence d’autant plus remarquables que le milieu où elle évolue est étouffé par la poussière, c’est à Madame Cavalier qu’on doit non seulement ses personnages principaux, à savoir Julien Andringer, son mentor Pierre et leur soumise, Pauline, mais aussi et surtout le lieu du rendez-vous destiné à accueillir une séance remarquable, le Manoir centenaire des Andringer.
Verlaine et Anabel pénètrent donc dans les lieux qui ont vu l’initiation et l’épanouissement de Pauline, et le lecteur qui se souvient du caractère peu enclin à la souplesse des deux maîtres de céans ne peut que trépider de joie à la perspective de leur rencontre avec la pétillante Anabel. Celle-ci deviendra très vite le centre de toutes les attentions et son domptage sera l’occasion, pour Pauline, d’un changement de rôle aussi alléchant que passager, invention délicieuse de Mesdames Saffy et Cavalier qui feront passer Anabel entre toutes les mains, lui réservant un épanouissement des plus indécents.
Ce qui étonne dans cette collaboration, c’est moins leur parfaite réussite que le fait qu’elle reste pratiquement invisible. On aurait pu imaginer des parties bien distinctes, des points de vue qui changent suivant la main en train de manier la plume. Et bien non, le résultat est d’une étonnante unité de ton, et on se demande comment deux écrivaines aussi jeunes ont pu y parvenir sans que le résultat laisse paraître les traces ou plutôt les cicatrices du limage nécessaire (oui, pun intended !).
Si le sort réservé à Anabel fera sans aucun doute l’unanimité des opinions, on doit pourtant constater une grande absence – celle du Manoir. Cet endroit éponyme du roman, qui y a exercé une domination très particulière sur le lecteur au point de devenir le point de ralliement de l’intrigue et des personnages, se retrouve pratiquement écarté de la nouvelle à laquelle il est pourtant censé servir de cadre. Curieusement étranger / extérieur à la rencontre des personnages, le lieu reste, malgré le titre, comme anonyme, interchangeable, quelconque. Mais ceci est bien la seule réserve que je suis en mesure de formuler après une lecture des plus bandantes – sauf celle peut-être que la petite vingtaine de pages que nous ont servies les deux commères sous la houlette des Éditions Dominique Leroy appelle impérativement un plat de résistance bien autrement plus copieux. En attendant donc le prochain service, le lecteur peut profiter de la toute récente disponibilité numérique des deux titres aux sources de la nouvelle, Le Manoir aux Éditions Blanche et Adore aux Éditions Dominique Leroy.
Chloé Saffy et Emma Cavalier
Invitation au Manoir
Éditions Dominique Leroy
ISBN : 9782866888091
Références
↑1 | Comment ne pas penser à Algernon Charles Swinburne et à sa Dolores, Notre-Dame incarnée de la peine, et plus particulièrement à ce passage qu’il suffit de mettre au féminin pour y trouver comme une inspiration souterraine de la nouvelle :
Thou shalt bind his bright eyes though he wrestle, |
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