Parfois, on se retrouve avec entre les pattes un texte qui très clairement vise un public dont on ne fait pas partie. Cela est arrivé à tout le monde, cela est arrivé à votre serviteur, et cela est sans aucun doute le cas du roman de C.M. Buchheim, Emprise obscure, dont je m’apprête à vous parler. Mais avant de commencer, permettez-moi d’adresser un petit coup de gueule à son éditeur – qui, en l’occurrence, est aussi le mien :
« Merde, Jean-François, pourquoi est-ce que tu as le secret de composer de si alléchantes présentations ? »
Parce que, oui, c’est suite à la lecture de cette présentation des plus alléchantes que j’ai décidé de délier les cordons de ma bourse virtuelle afin de découvrir un texte qui, mine de rien, jouit du prestige d’avoir été accueilli dans la belle collection érotique des Éditions NL.
Dites-moi donc si je me trompe : « relations sexuelles extrêmes », « agence d’escort », des « prostituées » qui attendent dans le noir, une « relation tumultueuse ». Cela ouvre de belles perspectives, non ? Et on ne peut même pas reprocher à l’autrice d’avoir manqué à la parole de son éditeur, parce que tout cela se trouve effectivement dans Emprise obscure. Et pourtant, j’ai vu l’action se dérouler à mille lieues de ma sensibilité d’amateur de lectures érotiques, j’ai vu passer – indifférent – les hauts et les bas des états d’âme de la protagoniste, j’ai assisté à tout ça – aux incertitudes, aux remises en question, aux trahisons, aux abus, aux orgasmes pourtant censés foudroyants – sans jamais être impliqué dans l’histoire de ce couple qui continuait à se faire et à se défaire sous mon regard – indifférent.
Tout commence, comme pratiquement toujours, au début, et il faut dire que c’est le premier paragraphe qui a fait naître des doutes :
Une brise glaciale traverse la ville, s’immisce sous les couches de vêtements des passants frigorifiés. Une femme aux longs cheveux châtains ébouriffés apparaît au hasard d’une rue. Sa beauté est froide. Son allure dénote la banale tristesse qui l’emplit, l’ennui qui la traverse. Quand elle sourit, pourtant, son visage s’illumine, ses yeux bruns tirant sur le vert brillent d’une malice abandonnée. Seulement, cela fait longtemps que personne ne l’a vue sourire.
Dans la dernière phrase de cet extrait, quel drôle de changement de perspective de la part du narrateur ! Perspective qui, de tout à fait externe et empirique, devient omnisciente, la voix infaillible du dieu de la narration qui est au courant du fonctionnement de tous les rouages. Ce passage m’a fait trébucher, prendre un recul, et je me suis dit que c’était mal parti. Imaginez un peu les délices promis par les premières phrases, par une perspective froide, tranchant comme le bistouri du chirurgien à travers les cellules cancéreuses, à travers le tissu en décomposition, afin de mettre au jour le plus brillant les motivations des personnages, découvrant le travail de sape des passions et d’une libido que ne réveillent plus que les sensations extrêmes – telles que la présentation les laissait entrevoir. Mais non, il s’en est fallu de peu pour me désabuser, et quelques petites phrases auront suffi pour faire l’affaire : On aurait sans doute droit à une romance quelconque, peut-être enrichie de quelques épices supplémentaires.
Décidé à donner, malgré tout, une chance au texte, je me suis obstiné, et j’ai en quelque sorte été récompensé par les premiers chapitres, ceux où la protagoniste, Margaux, se prostitue, soi-disant pour se mettre dans la perspective de celles et de ceux qui seraient adeptes de « relations sexuelles extrêmes » (Résumé). Encore qu’on se demande où se trouve l’extrémité dans le fait de fréquenter des prostituées. Certes, les exigences du client – Oscar – sont quelque peu insolites (rendez-vous dans le noir, sans la moindre possibilité de le voir), mais à part cela, rien de bien extrême ne se produit. Mais on s’attarde quand même aux réflexions de la protagoniste, aux états d’âme qui accompagnent le choix – ne fût-ce que provisoire – d’un métier pas tout à fait comme les autres. Mais cette piste, qui aurait pu donner quelque chose de valable, compte tenu du fantasme de la réification à travers la prostitution, est vite abandonnée, et le récit bouscule dans la romance abondamment arrosée à l’eau de rose. Mais il faut bien entendu des entraves avant le bonheur rédemptrice du happy end, et c’est là que C.M. Buchheim a fait une belle trouvaille. Le titre évoque bien une emprise obscure, et on comprend très vite que cette obscurité-là est bien réelle, il suffit de penser au noir où ont lieu les premiers rendez-vous des protagonistes. Mais l’obscurité où évolue Oscar, bien plus impénétrable que le désir de sauvegarder un parfait anonymat, est due à une condition bien particulière dont celui-ci est atteint, et c’est cela qui permet à l’autrice de puiser dans l’arsenal du motif vampirique sans avoir recours au moindre surnaturel. Oscar se révèle finalement être une sorte d’hybride entre les personnages de Twilight, de Stephenie Meyer, et du tristement célèbre protagoniste des 50 nuances, Christian Grey, rendu plus sulfureux par son appartenance au demi-monde où le protagoniste se voit contraint d’évoluer, alliant l’innocence de la victime à l’attraction d’un ténébreux méchant, le tout savamment dosé à l’intention d’une jeunesse affamée de beauté et d’épanouissement sexuel dans sa dimension insaisissable – en toute beauté, s’entend, une beauté où même les cicatrices deviennent objets de plaisir.
Tout se complique davantage encore, évidemment, par la présence de deux vilains, Nicole et Étienne, qui s’acoquinent pour rendre tout bonheur impossible à nos héros, sans qu’on puisse vraiment comprendre d’où leur vient une méchanceté aussi gratuite. L’autrice réussit pourtant, à force d’un concentré de passion néfaste, de faire de Nicole un personnage à proprement parler inquiétant, preuve s’il en est de sa capacité de capter ses lecteurs.
Quant aux détails de l’intrigue, la condition d’Oscar, ses relations avec les autres personnages et les aléas de la protagoniste, je ne vais pas vous priver du plaisir de découvrir tout ça par vous-même. Par contre, j’aimerais bien dire quelques mots à propos de l’autrice. Il s’agit de Cléo Buchheim, autrice principalement de romances et de chick-lit, publiée chez Harlequin et sa succursale numérique HQN [1]L’autrice tient un blog où elle parle de la publication imminente d’Emprise obscure. Avec Emprise obscure, elle s’essaie dans un genre où la parole – et les gestes – sont bien plus osés que ce qu’elle a l’habitude de proposer à ses lecteurs. Si, pour ses débuts dans le genre érotique, elle troque son prénom contre des initiales, c’est sans doute dans un souci de passer inaperçu et de dresser une barrière entre des textes dont l’inspiration fondamentale est sans doute la même, mais qui diffèrent par les moyens et le degré de ce qu’elle est prête à dévoiler. Il va de soi que cette barrière ne résiste pas à des assauts un tant soit peu soutenus, mais elle est toutefois assez solide pour déboussoler le site Babelio – pas des novices pourtant – où le texte de chez les Éditions NL est aux abonnés absents dans le répertoire des titres attribués à notre autrice. Même observation d’ailleurs pour Booknode.
Je comprends très bien l’envie de céder à la tentation érotique, un genre qui permet de plonger beaucoup plus loin vers le fond des consciences où grouillent les désirs inavoués et les pulsions des personnages, mais force est de constater que la force de Mme Buchheim ne suffit pas (encore) pour soutenir ses efforts jusqu’au bout. Il y a quelque chose d’artificiel, de recherché, dans les éléments à proprement dire érotiques du texte, comme si l’autrice avait greffé un sexe sur un personnage de romance, comme si l’érotisme s’était tout bêtement égaré dans cette matière à romance. Il y a même des passages où le sexe de Margaux semble développer une vie à part, passer de l’état d’organe à celui d’individu doté d’une capacité de chercher le plaisir comme bon lui semble, indépendamment des volontés et des aspirations de sa propriétaire déshéritée :
Elle [i.e. Margaux] se sent rougir tandis que son sexe commence à créer dans tout son corps des décharges électriques languissantes. (chap. 17)
Il ne suffit pas, au moins pour ce qui est de votre serviteur, de montrer ses personnages en train de s’envoyer en l’air et de coller l’étiquette « roman érotique » sur le texte pour en faire autre chose qu’une romance un peu plus épicée. Mais ceci n’est peut-être qu’une question de s’adapter aux exigences d’un genre qui demande une réflexion beaucoup plus approfondie, et je souhaite vivement voir Mme Buchheim descendre dans l’arène pour des tentatives renouvelées.
Un autre point qui m’inquiète – et peut-être davantage encore – c’est le rôle de Margaux qui, malgré sa présence en continu de la première à la dernière page, s’efface au fur et à mesure que le texte progresse, et sa vie en tant qu’individu, de femme indépendante, semble se retirer, se dissoudre. Comme si l’être de l’ombre, c’était elle et non point Oscar ! Je peux me tromper, mais il me semble y voir une remise en question du rôle de la femme qui n’aurait pas le droit de s’épanouir toute seule, et qui s’efface dans la mesure où l’homme prend les devants de la scène. Peu importe son caractère résolu, son courage assez fort pour être à la hauteur de tous les défis, y compris celui de céder à ses fantasmes, en fin de comptes, son autonomie s’effrite, et elle s’engage dans une affaire de soumission qui ne dit pas son nom.
J’aurais aimé terminer cet article sur une note un peu plus légère, en brandissant sous vos nez cette phrase que j’ai retenue comme l’exemple presque parfait de celle qu’on peut tirer d’un manuel de la romance à deux balles :
Margaux, comment ai-je pu douter de toi alors que tu es la seule ?
Mais, remarque peut-être moins rigolote : cette phrase est proférée quelques instants après avoir pratiquement violé la « seule » en question. J’espère que vous comprenez mes réserves.
C.M. Buchheim
Emprise obscure
Éditions NL
ISBN : 9782897179342