Carl Royer, Femme de Vikings

Il est fas­ci­nant de pou­voir consta­ter, exemple à l’ap­pui, com­ment les méca­nismes qui ont assu­ré le suc­cès du roman his­to­rique à la Wal­ter Scott dans les pre­mières décen­nies du XIXe siècle sont tou­jours à l’oeuvre. Parce que, oui, Femme de Vikings, de Carl Royer, est bien un roman his­to­rique. La véri­té des faits n’est peut-être pas le pre­mier sou­ci de l’au­teur, mais le cadre, c’est à dire la colo­ni­sa­tion par les vikings de la par­tie orien­tale de la Grande Bre­tagne dans la deuxième moi­tié du IXe siècle, est véri­dique, au moins dans la mesure où j’ai pu m’en convaincre en consul­tant Wiki­pé­dia et d’autres ouvrages de réfé­rence (ce qui, bien enten­du, ne fait pas de moi un expert en la matière, mais me per­met de consta­ter la pré­sence d’un sou­ci his­to­rique chez l’au­teur et la véra­ci­té des grandes lignes des évé­ne­ments reportés).

Mais quel est donc ce « pro­cé­dé à la Wal­ter Scott » évo­qué dans le pre­mier para­graphe ? Celui-ci consiste à créer un pro­ta­go­niste capable de sus­ci­ter l’in­té­rêt du lec­teur au niveau humain (un jeune homme occu­pé à se créer une renom­mée ou une for­tune, par exemple) sans que celui-ci joue pour autant un rôle « his­to­rique », et de le pla­cer ensuite au bon milieu des évé­ne­ments qui se jouent, bien indé­pen­dem­ment de sa volon­té, entre les grands de ce monde, déter­mi­nant la direc­tion des décen­nies voire des siècles à venir. Il suf­fit de relire Quen­tin Dur­ward ou Waver­ley pour se convaincre de l’ef­fi­ca­ci­té de ce pro­cé­dé. Au fait, je recom­mande même très for­te­ment de relire Wal­ter Scott, excellent roman­cier au style impec­cable, et le seul fait de pou­voir évo­quer cet auteur est déjà une mérite à mettre sur le compte de M. Carl Royer qui m’au­ra per­mis cette petite esca­pade vers une de mes époques favo­rites, celle du Roma­tisme euro­péen de la pre­mière moi­tié, gros­so modo, du XIXe siècle.

Mais reve­nons au texte qui nous inté­resse de plus près, Femme de Vikings. Sur fond d’in­va­sion guer­rière, se jouent donc les des­tins de Nora, d’un côté, jeune Saxonne ayant suc­com­bé à l’ap­pel du sexe à l’é­tat brut et bes­tial incar­né par un pri­son­nier danois qu’elle aide à s’é­va­der et avec lequel elle gagne ensuite les rivages danois pour ren­trer quelques années plus tard en conqué­rante, et, de l’autre,  de Denisc, jeune guer­rier saxon issu du même vil­lage que Nora, qui, après la des­truc­tion de son vil­lage aux mains de l’en­va­his­seur, rejoint les rangs de l’ar­mée du roi du Wess­sex, Ælfred. Carl Royer a donc choi­si, pour son texte éro­tique (paru, il convient de le rap­pe­ler, dans la col­lec­tion Sexie de la Musar­dine), un envi­ron­ne­ment his­to­rique, celui des incur­sions vikings dans les royaumes anglo-saxons du IXe siècle, et d’illus­trer celles-ci grâce aux déboires de ses héros. D’emblée, la démarche sou­lève des ques­tions. Comme celle du choix, pour un texte éro­tique, d’une époque dif­fé­rente de la nôtre. Cela peut s’ex­pli­quer par un inté­rêt per­son­nel de la part de l’au­teur, par une répu­ta­tion de plus grande liber­té sexuelle de cer­taines périodes his­to­riques (on peut son­ger à l’An­cien Régime) ou encore par un engou­ment de la part du public, un « effet de mode » si l’on veut, suite, par exexmple, au suc­cès d’un film ou d’un livre (cf. la vague de pirates suite au suc­cès du film Pirates des Caribes avec John­ny Depp dans le rôle de Jack Spar­row, ou l’ar­mée de sou­mises ayant inves­ti la lit­té­ra­ture éro­tique dans le sillage des énor­mis­simes chiffres de ventes de 50 shades of Grey). Il me semble que l’ins­pi­ra­tion de Carl Royer est effec­ti­ve­ment à cher­cher de ce côté-ci, au moins en par­tie, et peut s’ex­pli­quer par le suc­cès de la série télé­vi­sée Vikings, série lan­cée en 2013 et cen­trée sur les aven­tures de Ragnar Loth­brok, per­son­nage plus légen­daire qu’­his­to­rique, et notam­ment le père d’un des pro­ta­go­nistes du roman de Carl Royer, Half­dan, lea­der de l’ex­pé­di­tion danoise et par­te­naire de débauche de Nora. Le suc­cès de l’é­po­pée de George R. R. Mar­tin, Game of Thrones, une autre mani­fes­ta­tion de la popu­la­ri­té des uni­vers à ins­pi­ra­tion bar­bare, n’est sans doute pas non plus étran­ger au choix du sujet viking de la part de Carl Royer. Le plus impor­tant dans son ins­pi­ra­tion me semble tou­te­fois être le carac­tère « bar­bare » (enten­dez : sau­vage ou peut-être ori­gi­nel) de l’é­poque choi­sie, ce qui four­nit un envi­ron­ne­ment qui per­met de repré­sen­ter la force, le désir à l’é­tat brut, un désir qui ne fait aucun cas des conven­tions sociales, et qui, de ce fait, abou­tit à un dépay­se­ment total du lec­teur. S’y ajoute un élé­ment qui n’est pas sans impor­tance pour le récit, à savoir la confron­ta­tion du monde chré­tien des Saxons et du monde païen des Danois, confron­ta­tion liée à des ques­tions d’ordre moral en matière de liber­té sexuelle.

À lire :
Collectif, Secrets de femmes

On se rend vite compte du fait que l’in­té­rêt prin­ci­pal du texte n’est pas d’ordre his­to­rique, le cadre défi­ni par le choix du temps et du lieu ser­vant plu­tôt à illus­trer un côté pri­maire de la sexua­li­té, une sexua­li­té qui ne s’embarrasse aucu­ne­ment de notions de morale et d’hu­ma­ni­té, mais qui cherche à s’ex­pri­mer, de façon sou­vent très vio­lente, quand et où le besoin se fait res­sen­tir, peu importe la volon­té du par­te­naire du moment. Et avec cela se pose inévi­ta­ble­ment la ques­tion de la vio­lence voire du viol, même si on peut avoir l’im­pres­sion que l’au­teur se croit dis­pen­sé, par le contexte his­to­rique, de se posi­tion­ner à pro­pos de cette dimen­sion de son intrigue. À moins de vou­loir se réfu­gier der­rière la phrase trop connue de Térence (Homo sum, huma­ni nihil a me alie­num puto) on est, dans ce texte, vrai­ment très loin de toute consi­dé­ra­tion morale ou humanitaire :

« Ça n’était pas leur truc aux Vikings, l’humanité. »

Chro­ni­queur de lit­té­ra­ture éro­tique, je me suis sou­vent posé des ques­tions à pro­pos de la légi­ti­mi­té de la vio­lence dans les rap­ports sexuels, des rap­ports dont cer­tains frôlent le viol de très, très près, comme par exemple dans Venise for ever de Myriam Blay­lock. Dans la plu­part des cas, c’est la notion du « jeu de rôle » ou du fan­tasme qui peut jus­ti­fier de tels débor­de­ments, la vio­lence étant, dans le pre­mier cas, en quelque sorte consen­tie par un des par­te­naires et, dans le deuxième, seule­ment ima­gi­née (cf. la nou­velle Arcane Amant du recueil Sexe cité de Stel­la Tana­gra). Mais il y a de ces textes ou même cette feuille de vigne ne sert plus et que, défen­seur ardent pour­tant de la lit­té­ra­ture éro­tique, adepte d’in­trigues et de scé­na­rios qui sortent de l’or­di­naire et qui n’ont rien de vanillé, je me vois ame­né à me deman­der com­ment on peut se ser­vir, de façon aus­si ouverte et sans faire le moindre com­men­taire, du lan­gage des vio­leurs, comme celui tenu par Denisc en train de se déchaî­ner sur Nora faite pri­son­nière. Certes, la situa­tion et les anté­cé­dents des deux pro­ta­go­nistes peuvent expli­quer son com­por­te­ment, mais cela n’empêche qu’un tel lan­gage peut faire peur, parce que c’est pré­ci­sé­ment celui des vio­leurs, de ceux qui essaient de jus­ti­fier leurs actes en reje­tant la faute sur leurs victimes :

« j’étais à peu près cer­tain que la situa­tion l’excitait, mal­gré tout le reste. »

Je pense qu’il doit être per­mis, dans un texte lit­té­raire, de par­ler du viol, et on peut même jus­ti­fier la des­crip­tion d’un tel acte, mais le contexte – un récit éro­tique – me semble dif­fi­cile, pour dire le moins, d’au­tant plus que les pas­sages en ques­tion ne s’ac­com­pagnent d’au­cun com­men­taire. Est-ce que l’es­ca­pade his­to­rique, esca­pade vers les ter­rains sombres des incur­sions bar­bares entrées dans le folk­lore comme une époque tout en bru­ta­li­té, peut jus­ti­fier de tels déra­pages ? Au chro­ni­queur le rôle de sou­le­ver la ques­tion, au lec­teur celui de se faire un avis…

À lire :
Julie Derussy, Partition pour un orgasme

Le texte pré­sente un autre côté pro­blé­ma­tique, plus lit­té­raire celui-ci, en ce qu’il concerne l’é­cri­ture elle-même. L’au­teur s’est lan­cé un énorme défi, celui de rendre « en direct », dans une sorte de très long mono­logue, la pen­sée, la conscience, de ses deux pro­ta­go­nistes, Nora et Denisc, et de se glis­ser, en quelque sorte, dans la peau de deux per­son­nages appar­te­nant à une époque très recu­lée, aux moeurs pro­fon­dé­ment dif­fé­rents des nôtres. Mal­heu­reu­se­ment pour l’au­teur, il faut une éru­di­tion sans faille alliée à une grande force lit­té­raire pour se mon­trer à la hau­teur d’un tel défi (reli­sez donc Scott !), et il faut consta­ter que Carl Royer n’ar­rive pas à se his­ser sur ces hau­teurs-là. Il y a des phrases ren­dues presque indé­chif­frables par l’u­sage peu habile du stream of conscios­ness, et la lec­ture se révèle déme­su­ré­ment dif­fi­cile, par pas­sages entiers, à cause d’une ponc­tua­tion au fee­ling et l’u­ti­li­sa­tion d’une sorte de lan­gage par­lé, dont voi­ci une petite impression :

« et alors il me por­ta près du cairn, où qu’étaient de gros rochers bien plats, encas­trés dans la terre. »

Et par­fois, on entend même rai­son­ner l’homme du XXIe siècle, quand il s’a­git par exemple de par­ler du cler­gé auquel on adresse, en plein IXe siècle (!), les reproches de la moder­ni­té en par­lant « de leur richesse et de leur vice » (on pour­rait aus­si invo­quer la notion de cli­ché). Ques­tion de détail, certes, mais à laquelle s’a­joutent de nom­breux déra­pages, et l’au­teur fait nau­frage, tour à tour, aux pieds de la Scyl­la de la réa­li­té his­to­rique intro­duite par lui dans le récit et de la Cha­rybde de l’u­sage d’un lan­gage authen­tique cen­sé rendre l’ex­pres­sion même de l’in­di­vi­du contem­po­rain. Mais est-ce qu’on ima­gine sérieu­se­ment une femme saxonne du IXe siècle par­ler des « ter­mi­nai­sons ner­veuses tout par­tout au fond de [son] vagin » ou un guer­rier du Wes­sex se décrire comme « anes­thé­sié par l’adrénaline » ? C’est contre de tels écueils que se brise l’am­bi­tion de l’au­teur, et la bien trop grande dis­tance qu’on sent entre le texte et l’His­toire abou­tit au refus du lec­teur de faire confiance à l’au­teur. Ce qui est dom­mage dans la mesure où le texte contient des pas­sages d’un réel inté­rêt et même d’une cer­taine intensité.

Carl Royer
Femme de Vikings
La Musar­dine
ISBN : 9782842717001

La Sirène de Montpeller