Mar­co Kos­kas, Bande de Fran­çais – I. L’affaire

Aujourd’hui, j’ai choi­si de vous par­ler de Bande de Fran­çais, un texte qui, s’il n’a rien –  ou si peu – d’érotique, est quand même cou­vert par le mis­sion sta­te­ment de la Bauge lit­té­raire où j’ai pro­mis de m’exprimer à pro­pos « des débats autour des ques­tions liées à l’édition numé­rique et à l’autoédition ». Et comme ce texte est à l’origine de la polé­mique de l’été oppo­sant, d’un côté, Mar­co Kos­kas, un auteur ayant opté pour l’autoédition après un long par­cours dans l’édition tra­di­tion­nelle, avec à ses côtés les jurés du prix Renau­dot, et, de l’autre, le monde de la librai­rie ain­si qu’une par­tie au moins de leurs asso­cia­tions, com­ment ne pas en par­ler dans ces colonnes où j’ai l’habitude d’accueillir des textes issus de l’autoédition ?

Voi­ci donc un résu­mé de ce qui s’est pas­sé, le tout assor­ti de quelques réflexions de la part du San­glier, et d’un regard sur le cor­pus delic­ti, le texte lui-même qui, seul, doit être consul­té quand il s’agit de par­ler de lit­té­ra­ture. Mais avant d’aller plus avant dans les détails, voi­ci une très brève chro­no­lo­gie pour les non-initiés :

  • 18 août 2018 : Le Point publie « Si je t’oublie, Tel-Aviv », article signé Patrick Bes­son où celui-ci « s’emballe pour le nou­veau roman de Kos­kas, Bande de Fran­çais ». Y figure cette phrase révé­la­trice : « S’il y avait une jus­tice, « Bande de Fran­çais » serait le roman de l’été avant d’être un des favo­ris pour les prix lit­té­raires de l’automne. »
  • 4 sep­tembre 2018 : Le jury du prix Renau­dot, dont Patrick Bes­son fait par­tie, lance le mara­thon des prix lit­té­raires en dévoi­lant une pre­mière sélec­tion de dix-sept romans et sept essais
  • 6 sep­tembre 2018 : Publi­ca­tion, tou­jours dans Le Point, d’une inter­view avec Patrick Bes­son où celui-ci affirme, à pro­pos de Bande de Fran­çais, que c’était, « par­mi les romans de ren­trée » [] « l’un des plus ori­gi­naux, des plus inté­res­sants » et qu’il « ne savai [t] pas que c’était Ama­zon qui le distribuait ».
  • 10 sep­tembre 2018 : Méla­nie Le Saux, libraire, publie une lettre ouverte où elle reproche aux membres du jury du Renau­dot d’avoir choi­si un texte publié par Amazon.
  • 11 sep­tembre 2018 : Publi­ca­tion, par le Syn­di­cat de la Librai­rie Fran­çaise (SLF), d’une mise en garde adres­sée aux jurés du Renau­dot à pro­pos des « consé­quences de la sélec­tion d’un livre autoé­di­té par Amazon ».
  • 13 sep­tembre 2018 : Mar­co Kos­kas répond à la lettre ouverte du 10 sep­tembre, en repro­chant à Mme Le Saux de « [“l]« uti­li­ser comme épouvantail »
  • 3 octobre 2018 : Publi­ca­tion de la liste des deuxièmes sélec­tions par le jury du Renau­dot. Bande de Fran­çais n’y figure plus.
  • 6 octobre 2018 : Face à l’absence de son texte dans la liste des deuxièmes sélec­tions, Kos­kas fait part, dans un texte publié par Actua­Lit­té, de sa déci­sion « de pour­suivre le SLF devant les tri­bu­naux et deman­der réparation ».
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Au cœur de la polé­mique, la nébu­leuse Ama­zon dont fait par­tie Crea­teS­pace, sa solu­tion d’im­pres­sion à la demande.

Comme je l’ai donc déjà dit, le texte en ques­tion n’a rien d’un texte éro­tique. Certes, on y baise, le plus sou­vent entre copains et col­lègues, mais l’auteur ne s’intéresse pas outre mesure à l’acte lui-même ni à la dimen­sion phy­sique de ses pro­ta­go­nistes. Pour lui, le sexe et la séduc­tion font sans doute par­tie des faits de la vie, mais ni lui ni ses per­son­nages ne res­sentent le moindre besoin de le pla­cer au milieu de leurs échanges, sauf quand cela devient un besoin patho­lo­gique pou­vant moti­ver la suite de l’intrigue, comme dans le cas d’Élias qui couche à droite et à gauche sans se pré­oc­cu­per des consé­quences, ce qui fini­ra par conduire l’intéressé dans des démê­lées avec la jus­tice. Si j’ai pour­tant choi­si d’en par­ler, c’est que le texte, nom­mé comme un des can­di­dats en lice pour le Renau­dot, a déclen­ché une polé­mique pour le seul fait d’avoir été publié en autoé­di­tion chez Ama­zon – et celle-ci est un phé­no­mène auquel je m’intéresse de très près vu que les éta­gères vir­tuelles de Ama­zon ont déjà four­ni un grand nombre de textes pour sub­ve­nir à l’ap­pé­tit vorace du San­glier – bête tou­jours affa­mée de bons textes.

On pour­ra dire des choses à pro­pos de Kos­kas – et on en a dit pas mal depuis le début de cette « affaire » Renau­dot – mais une chose est sûre : À regar­der la liste assez impres­sion­nante de ses publi­ca­tions, il en res­sort qu’il a fait le tour du monde de l’édition. Édi­té par au moins neuf mai­sons dif­fé­rentes (Ram­say, Gras­set, Cal­mann Levy, J.-C. Lat­tès, Jul­liard, Laf­font, La Table Ronde, édi­tions Baleine, Fayard), M. Kos­kas n’est pas vrai­ment novice dans ce domaine, s’étant frot­té à la cohorte des édi­teurs et de tout « ce petit monde » [1]Mar­co Kos­kas cité par Actua­Lit­té. qui les entoure depuis au moins la fin des années soixante-dix. Et sans avoir fait de vastes recherches, je pense pou­voir avan­cer ici qu’il a dû faire aus­si, tout au long de sa car­rière de jour­na­liste et d’écrivain, le tour d’un cer­tain nombre de librai­ries pour des lec­tures publiques et autres évé­ne­ments dont le monde du livre est si friand.

Mais, mal­gré cette habi­tude du monde lit­té­raire, j’imagine que M. Kos­kas a été pris de court par les réac­tions vio­lentes de cer­tains suite à son inclu­sion dans la liste des pre­mières sélec­tions pour le prix Renau­dot. Ou plu­tôt suite à la « révé­la­tion » du fait très peu caché pour­tant que le titre en ques­tion, Bande de Fran­çais, a été publié en autoé­di­tion chez Ama­zon, bête noire de tout ce qui, en France, évo­lue de près ou de loin dans la sphère de la librai­rie. L’autoédition est pour­tant deve­nue un fait banal, à la por­tée de n’importe qui pour­vu qu’il sache manier un cla­vier et un logi­ciel. Et à consul­ter le cata­logue des autoé­di­tés dans la biblio­thèque Kindle, on se rend compte que c’est effec­ti­ve­ment deve­nu un phé­no­mène de masse. Ce qui ne sau­rait éton­ner quand on connaît l’engouement des Fran­çaises et des Fran­çais pour la chose écrite, un phé­no­mène mis en évi­dence par des son­dages comme celui de l’IFOP dont les résul­tats, publiés par My Best­sel­ler en février 2013, révèlent que 17 % des Fran­çais auraient déjà écrit un manus­crit. Ici n’est pas le lieu de s’interroger à pro­pos de la vali­di­té des son­dages d’opinion en géné­ral ou de la vali­di­té des chiffres ain­si obte­nus, mais j’ai moi-même pu obser­ver à quel point le sta­tut d’écrivain publié peut être convoi­té, jusqu’à don­ner lieu à des polé­miques d’une belle vio­lence, comme celles créées et ali­men­tées par un per­son­nage du web dis­pa­ru depuis, Lise-Marie Jaillant, sans doute mieux connue sous le pseu­do­nyme de Wrath. Rete­nons donc de cela que l’écriture est un sujet qui ne laisse pas indif­fé­rent. [2]Pour de plus amples sta­tis­tiques quant au nombre de publi­ca­tions en 2017, consul­ter cet article très riche publié par Actua­Lit­té le 21 août 2018.

Muni de cette obser­va­tion – l’avalanche d’auteurs en herbe face au nombre plu­tôt réduit de textes fina­le­ment publiés par des mai­sons d’édition (le chiffre le plus sou­vent cité tour­nant autour de 1 % de manus­crits publiés par­mi tous ceux envoyés à des édi­teurs) – on ne s’étonne pas de voir le phé­no­mène de l’autoédition prendre de l’envergure. Sur­tout depuis que cer­tains textes d’abord publiés [3]Il est sans doute utile de rap­pe­ler ici que l’autoédition est un phé­no­mène qui a exis­té – et conti­nue à exis­ter – avant l’arrivée de Ama­zon. par cette voie ont été repé­rés ensuite par des mai­sons tra­di­tion­nelles grâce au suc­cès obte­nu auprès des lec­teurs, par des autrices comme E.L. James (Cin­quante nuances de gris) ou – plus près de chez nous – Agnès Mar­tin-Lugand (Les gens heu­reux lisent et boivent du café) ou encore – plus en phase avec le pro­pos de la Bauge lit­té­raire – E.T. Raven dont la BD Ama­bi­lia a débu­té dans les rayons de l’autoédition avant de finir dans ceux, bien plus pres­ti­gieux, de La Musar­dine. Si l’autoédition n’est pas un phé­no­mène récent, on peut pour­tant consta­ter que c’est deve­nu un phé­no­mène de masse depuis que le géant contro­ver­sé de Seat­tle s’en est empa­ré, faci­li­tant le pro­ces­sus tech­nique au point de le rendre acces­sible au com­mun des mor­tels et pro­pul­sant ses auteurs avec tout le pou­voir com­mer­cial à la dis­po­si­tion d’une entre­prise à la voca­tion mon­diale et aux chiffres d’affaires fara­mi­neux. Quoi d’étonnant donc à ce que cer­tains – à plus forte rai­son quand leur texte est refu­sé par les mai­sons tra­di­tion­nelles, comme cela est arri­vé au petit der­nier de Kos­kas – veuillent lan­cer un bal­lon d’essai pour essayer cette voie qui a le mérite d’être assez peu oné­reuse et qui s’ouvre sans qu’on doive pas­ser à tra­vers les ran­gées des dra­gons-veilleurs réunis en comi­té de lec­ture ? Rien donc de par­ti­cu­liè­re­ment répré­hen­sible dans la démarche choi­sie, sauf que cer­tains y voient sans doute une atteinte à leurs pri­vi­lèges de faire et de défaire les répu­ta­tions et les car­rières. Je sais, ce sont de bien grands mots, et le seul fait d’avoir un texte publié par une mai­son pres­ti­gieuse n’est pas le garant du suc­cès, tant s’en faut. Mais il faut croire que c’est au moins le début et sans doute aus­si la condi­tion sine qua non, véri­table sésame des champs ély­séens sans lequel on risque de se faire dévo­rer par les monstres déjà invo­qués. Et quand on suit les réac­tions furieuses sus­ci­tées chez cer­tains par la sélec­tion de Kos­kas, on se demande si la com­pa­rai­son avec des monstres de légende ne serait pas res­tée en deçà de la réa­li­té. N’est-ce pas Mme Le Saux qui, dans sa Lettre ouverte ayant déclen­ché le tol­lé, ne se prive pas de par­ler de « tra­hi­son » de la part des (con) jurés du Renau­dot, et qui ter­mine son réqui­si­toire en invo­quant leur « détes­table exemple » ? Et si elle se défend de vou­loir s’attaquer au prin­cipe de l’autoédition (« en aucun cas il ne s’agit de se battre contre l’autoédition mais bien contre le géant amé­ri­cain »), n’a‑t-on pas le droit de conclure de ses invec­tives contre l’entreprise de M. Bezos que c’est pré­ci­sé­ment à cause du fait que celle-ci donne pour la pre­mière fois une véri­table visi­bi­li­té à des auteurs pen­dant bien trop long­temps relé­gués dans l’ombre ?

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Quant aux rai­sons du refus du texte par les édi­teurs – un texte envoyé, rap­pe­lons-le, par quelqu’un qui, muni d’une longue liste de publi­ca­tions, doit connaître les (ab) us et cou­tumes du monde lit­té­raire – on peut bien sûr lon­gue­ment spé­cu­ler là-des­sus. L’auteur lui-même a avan­cé quelques pistes qu’on peut rete­nir ou reje­ter, il me semble tou­te­fois hon­nête d’admettre que je n’en ai pas la pre­mière idée, et que cela est arri­vé à des textes qui aujourd’hui font la fier­té de la nation, comme l’énormissime épo­pée d’un cer­tain Mar­cel Proust. Que cela soit à mettre sur le compte de consi­dé­ra­tions poli­tiques ou non, libre à cha­cun de spé­cu­ler. Tou­jours est-il que M. Kos­kas a invo­qué les rai­sons que voi­ci dans une inter­view concé­dée au Figaro :

« Mar­co Kos­kas explique le refus des édi­teurs par leurs pré­oc­cu­pa­tions deve­nues uni­que­ment com­mer­ciales selon lui, une hos­ti­li­té gran­dis­sante à l’encontre d’Israël, et peut-être une las­si­tude des édi­teurs à son endroit. » [4]Mar­co Kos­kas, autoé­di­té par Ama­zon, en lice pour le Renau­dot, dénonce « le chan­tage » des libraires, article paru le 13 sep­tembre 2019

Reste la ques­tion de l’autoédition, celle sur­tout por­tée par Ama­zon. Pour cer­tains, et c’est là que l’affaire a mis une lumière on ne peut plus éclai­rante, Ama­zon est la bête noire, le croque-mort de l’édition, et toutes celles et tous ceux qui s’y asso­cient vendent leur âme au diable. Je ne néglige pas le poten­tiel dis­rup­tif pas tou­jours béné­fique de l’émergence d’un géant comme celui créé par Jeff Bezos, mais une chose me semble avé­rée : c’est grâce à la déci­sion de Ama­zon d’offrir une plate-forme puis­sante à l’autoédition que celle-ci a pris un essor inédit. Ce qui a per­mis à un très grand nombre d’auteurs de publier des textes autre­ment à jamais res­tés indis­po­nibles. Certes, il y en a dans le tas que l’on aurait pré­fé­ré voir morts et enter­rés, mais per­sonne n’a le culot de pré­tendre qu’il n’en est pas de même dans l’édition tra­di­tion­nelle. Quant aux autres, c’est tout d’abord une richesse enfin acces­sible. Le consta­ter, est-ce naïf ? Est-ce tom­ber dans le piège du mar­ke­ting, comme cer­tains ont pu l’affirmer [5]Lire, pour se rendre compte, les com­men­taires sur l’article Exclu du Renau­dot, l’auteur auto­pu­blié se tourne vers les tri­bu­naux paru dans Actua­Lit­té le 6 octobre 2018? Pour moi, c’est tout d’a­bord faire un constat. Sans fer­mer les yeux sur le carac­tère poten­tiel­le­ment nocif de cer­tains côtés du modèle com­mer­cial pro­po­sé par Ama­zon. Mais ça, c’est un conflit qui ne devrait pas mettre en cause les auteurs, dont la très grande majo­ri­té doit se conten­ter des miettes tom­bées des tables des acteurs de la sacro-sainte chaîne du livre.

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Marco Koskas, Bande de Français - II. Le roman

Quoi qu’il en soit, il semble que le conflit actuel entre par­ti­sans et oppo­sants à l’autoédition à la sauce ama­zo­nienne a don­né un nou­vel élan à des acteurs sou­cieux de pro­pul­ser des approches dif­fé­rentes et de don­ner à l’édition une plus grande varié­té. C’est au moins l’impression qui se dégage de la lec­ture de cet appel de Neil Jomun­si, un des pro­ta­go­nistes d’un chan­ge­ment de dis­cours radi­cal et d’une refonte de l’édifice cultu­rel, où il pro­pose la créa­tion d’une charte des auteurs auto-édi­tés. Je ne peux qu’applaudir ces efforts.

Mai­ne­te­nat, qu’en est-il du texte dans tout cela ? Tan­dis que les uns agitent l’épouvantail du méchant man­geur de libraires venus d’outre-Atlantique et que les autres bran­dissent le dra­peau de la haine d’Israël, ne faut-il pas se tour­ner vers le texte pour savoir s’il nous parle ? C’est ce que j’ai fait, d’abord dans un élan de soli­da­ri­té avec un auteur jeté en pâture à la meute, mais je ne regrette pas cette déci­sion « poli­tique » d’avoir d’abord ache­té (et à 3,90 €, ce n’était pas vrai­ment prendre un gros risque) et ensuite lu ce texte, un véri­table dépay­se­ment lit­té­raire, et en même temps une sorte de témoi­gnage par­ti­cu­liè­re­ment bien­ve­nu dans une période où tant de nos conci­toyens juifs consi­dèrent de faire à leur tour l’alya et de lais­ser der­rière eux une France per­çue comme de moins en moins hos­pi­ta­lière pour ten­ter l’aventure de la Terre pro­mise à leurs ancêtres. La suite donc dans la seconde par­tie de cet article.

Réfé­rences

Réfé­rences
1 Mar­co Kos­kas cité par Actua­Lit­té.
2 Pour de plus amples sta­tis­tiques quant au nombre de publi­ca­tions en 2017, consul­ter cet article très riche publié par Actua­Lit­té le 21 août 2018.
3 Il est sans doute utile de rap­pe­ler ici que l’autoédition est un phé­no­mène qui a exis­té – et conti­nue à exis­ter – avant l’arrivée de Amazon.
4 Mar­co Kos­kas, autoé­di­té par Ama­zon, en lice pour le Renau­dot, dénonce « le chan­tage » des libraires, article paru le 13 sep­tembre 2019
5 Lire, pour se rendre compte, les com­men­taires sur l’article Exclu du Renau­dot, l’auteur auto­pu­blié se tourne vers les tri­bu­naux paru dans Actua­Lit­té le 6 octobre 2018
Dessin d'une femme nue debout, vue de profil. Elle tient un gode dans la main droite qu'elle est en train de s'introduire dans le vagin.
Dessin réalisé par Sammk95