En-tête de la Bauge littéraire

Reclam, l’é­di­tion numé­rique avant l’heure

Goethe, Faust. Une Tragédie. Édition numérique de 1995
128 ans après avoir inau­gu­ré la Biblio­thèque uni­ver­selle, Faust per­met à l’é­di­teur alle­mand Reclam de fran­chir le seuil de l’ère numérique.

Aujourd’­hui, l’é­di­tion numé­rique est dans toutes les bouches (et toutes les plumes, évi­dem­ment), et tout le monde parle, depuis un cer­tain temps déjà, du livre numé­rique, de ses mérites et de ses méfaits, annon­çant soit la fin pro­chaine du livre (en tant que conte­nant, bien sûr), soit la libé­ra­tion du conte­nu des contraintes du mar­ché. Mais s’il est vrai que le phé­no­mène s’im­pose de plus en plus depuis l’ex­plo­sion des chiffres de vente des liseuses et des tablettes, il est lui-même bien anté­rieur à la per­cée des iPads et autres bidules infor­ma­tiques. On ne peut pas encore par­ler d’ar­chéo­lo­gie numé­rique, et il n’est bien sûr pas de mon res­sort de don­ner le pre­mier coup de bêche, mais je vou­drais quand même briè­ve­ment pré­sen­ter ici un pro­jet d’é­di­tion numé­rique de loin anté­rieur à l’é­mer­gence des pre­mières tablettes.

Goethe, Faust. Une tragédie. Édition numérique de 1995, début du texte
« Phi­lo­so­phie, juris­pru­dence, méde­cine, et toi aus­si, mal­heu­reuse théo­lo­gie ! je vous ai donc étu­diées avec grand’peine, et main­te­nant me voi­ci, pauvre fou, tout aus­si sage que devant. »

Avant d’a­bor­der la matière, il convient de rap­pe­ler deux dates impor­tantes : un des pro­jets les plus ambi­tieux de numé­ri­sa­tion, Pro­jet Guten­berg, a été lan­cé en 1989, et si la France a pris un cer­tain retard par  rap­port aux États-Unis, la nais­sance de Gal­li­ca, suc­cur­sale numé­rique de la BNF, date de 1998, pré­cé­dant donc de pas moins de douze ans la pre­mière mou­ture de l’i­Pad. Trois ans plus tôt, un édi­teur alle­mand, Reclam, mai­son riche d’une tra­di­tion de bien­tôt 200 ans – et aux loin­taines racines fran­çaises – , s’est assu­ré les ser­vices d’une mai­son ber­li­noise à peine fon­dée, Direct­me­dia Publi­shing, afin de lan­cer une pre­mière col­lec­tion numé­rique inti­tu­lée Les auteurs clas­siques sur cédé­rom. Cet édi­teur, après des débuts mou­ve­men­tés à la veille de la révo­lu­tion de 1848, s’est for­gé une renom­mée avec sa Biblio­thèque uni­ver­selle où sont réunis les grands auteurs du pan­théon lit­té­raire natio­nal et inter­na­tio­nal, et dont les « cahiers jaunes », ven­dus à des prix très abor­dables, font par­tie des expé­riences sco­laires de la qua­si-tota­li­té des col­lé­giens et lycéens alle­mands de ce côté-ci du Rhin.  La mai­son a conser­vé cette poli­tique à tra­vers toutes les vicis­si­tudes de l’His­toire, et ni deux guerres mon­diales ni l’exis­tence de deux états alle­mands ont pu entra­ver la viva­ci­té et le suc­cès d’une col­lec­tion des­ti­née dès ses ori­gines à démo­cra­ti­ser la culture littéraire.

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Goethe, Faust. Une tragédie. Édition numérique de 1995, fonction de recherche
La fonc­tion « Recherche », si elle per­met­tait de cher­cher un mot dans le texte entier, était trop rudi­men­taire pour per­mettre un vrai tra­vail sur le texte.

Le pre­mier titre de cette col­lec­tion a été, en 1867, le chef d’œuvre de Goethe, Faust. Une tra­gé­die, consi­dé­rée par beau­coup comme l’a­po­gée de la lit­té­ra­ture alle­mande. Et ce n’est pas un hasard si ce même titre a été choi­si pour figu­rer à la tête de la pre­mière col­lec­tion numé­rique, au visuel d’ailleurs lar­ge­ment ins­pi­ré par la tra­di­tion sécu­laire. C’est dire les attentes liées à cette col­lec­tion clai­re­ment pla­cée dans la lignée de la Biblio­thèque uni­ver­selle. Née de bonne heure, dans un pre­mier enthou­siasme lié à l’é­mer­gence du mul­ti­mé­dia, phé­no­mène contem­po­rain des pre­mières grandes ency­clo­pé­dies numé­riques comme p.ex. l’Encar­ta de Micro­soft, elle était l’ou­til choi­si pour péren­ni­ser le suc­cès pas­sé et ouvrir toute grande la porte du IIIe millénaire.

Goethe, Faust. Une tragédie. Édition numérique de 1995, texte explicatif
Le texte était accom­pa­gné de notes expli­ca­tives, cachées der­rière des trom­bones virtuels.

Entre 1995 et 2000, 48 titres ont été publiés, la plu­part choi­sis dans le réper­toire du roman­tisme clas­sique alle­mand. Chaque titre occu­pait un CD entier, ce qui per­met­tait à l’é­di­teur de faire accom­pa­gner le texte par des fichiers audio. Mal­heu­reu­se­ment, le texte lui-même n’é­tait acces­sible qu’à tra­vers une inter­face gra­phique qui, si elle per­met­tait une recherche sur le texte entier, était des plus basiques et se bor­nait à trou­ver le ou les mots sai­sis, sans mettre à la dis­po­si­tion du lec­teur des moyens plus sophis­ti­qués tels qu’une recherche pho­né­tique ou encore des jokers. Par contre, on y trou­vait, « atta­chées » aux pages vir­tuelles, des trom­bones qui, si on cli­quait des­sus, affi­chaient de petites notes expli­ca­tives, tan­dis qu’une autre fonc­tion­na­li­té per­met­tait de créer des marque-pages et d’an­no­ter le texte, ce qui pou­vait faire du texte « logi­cie­li­sé » un outil de travail.

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Les banquiers allemands - bêtes comme des fientes ?
Goethe, Faust. Une tragédie. Édition numérique de 1995, annotations
Une sorte de cahier pou­vait rece­voir les anno­ta­tions du lecteur.

À l’é­poque, on repro­chait à l’é­di­teur d’a­voir rom­pu avec sa tra­di­tion de vul­ga­ri­sa­tion qui repo­sait sur des prix abor­dables et de vendre trop chers ses titres numé­riques, le prix de vente recom­man­dé de 14,90 DM (oui, oui, c’é­tait avant l’eu­ro) étant presque huit fois celui d’un titre papier. En plus, on se ren­dait bien­tôt compte que la ver­sion numé­rique ne brillait pas par sa bonne lisi­bi­li­té et que les moyens de recherche étaient loin d’être assez puis­sants pour en faire un véri­table outil de tra­vail. La col­lec­tion dis­pa­rut donc après cinq ans, sans jamais vrai­ment conqué­rir le mar­ché. Dis­pa­ri­tion peut-être due, au moins en par­tie, au suc­cès d’une autre col­lec­tion de textes, la Biblio­thèque numé­rique, lan­cée par Direct­me­dia Publi­shing deux ans seule­ment après la paru­tion du Faust numé­rique, bien plus riche en fonc­tion­na­li­tés et pré­sen­tant, sur un seul CD, des cen­taines de textes au prix de trois titres de la « col­lec­tion jaune ».

L’i­ni­tia­tive de Reclam, lan­cée trop tôt, avec des moyens peu adap­tés aux besoins de lec­teurs numé­riques, a sans doute été vouée à l’é­chec. Mais quand on consi­dère qu’à cette époque-là l’u­sage d’in­ter­net était encore très loin d’être aus­si répan­du qu’au­jourd’­hui, et qu’il y avait encore un grand nombre de ménages tout sim­ple­ment dépour­vus d’or­di­na­teur, le lan­ce­ment d’une col­lec­tion numé­rique a été le signe d’une grande audace édi­to­riale. Et le fait que ce soit jus­te­ment une mai­son aus­si riche en tra­di­tions qui se jette une des pre­mières dans l’é­po­pée numé­rique est riche en signi­fi­ca­tions. On peut dire qu’il y a loin entre l’au­dace de cet édi­teur et la pusil­la­ni­mi­té dont font preuve les grands noms du pay­sage édi­to­rial à l’o­rée du XXIe siècle.