
Aujourd’hui, l’édition numérique est dans toutes les bouches (et toutes les plumes, évidemment), et tout le monde parle, depuis un certain temps déjà, du livre numérique, de ses mérites et de ses méfaits, annonçant soit la fin prochaine du livre (en tant que contenant, bien sûr), soit la libération du contenu des contraintes du marché. Mais s’il est vrai que le phénomène s’impose de plus en plus depuis l’explosion des chiffres de vente des liseuses et des tablettes, il est lui-même bien antérieur à la percée des iPads et autres bidules informatiques. On ne peut pas encore parler d’archéologie numérique, et il n’est bien sûr pas de mon ressort de donner le premier coup de bêche, mais je voudrais quand même brièvement présenter ici un projet d’édition numérique de loin antérieur à l’émergence des premières tablettes.

Avant d’aborder la matière, il convient de rappeler deux dates importantes : un des projets les plus ambitieux de numérisation, Projet Gutenberg, a été lancé en 1989, et si la France a pris un certain retard par rapport aux États-Unis, la naissance de Gallica, succursale numérique de la BNF, date de 1998, précédant donc de pas moins de douze ans la première mouture de l’iPad. Trois ans plus tôt, un éditeur allemand, Reclam, maison riche d’une tradition de bientôt 200 ans – et aux lointaines racines françaises – , s’est assuré les services d’une maison berlinoise à peine fondée, Directmedia Publishing, afin de lancer une première collection numérique intitulée Les auteurs classiques sur cédérom. Cet éditeur, après des débuts mouvementés à la veille de la révolution de 1848, s’est forgé une renommée avec sa Bibliothèque universelle où sont réunis les grands auteurs du panthéon littéraire national et international, et dont les « cahiers jaunes », vendus à des prix très abordables, font partie des expériences scolaires de la quasi-totalité des collégiens et lycéens allemands de ce côté-ci du Rhin. La maison a conservé cette politique à travers toutes les vicissitudes de l’Histoire, et ni deux guerres mondiales ni l’existence de deux états allemands ont pu entraver la vivacité et le succès d’une collection destinée dès ses origines à démocratiser la culture littéraire.

Le premier titre de cette collection a été, en 1867, le chef d’œuvre de Goethe, Faust. Une tragédie, considérée par beaucoup comme l’apogée de la littérature allemande. Et ce n’est pas un hasard si ce même titre a été choisi pour figurer à la tête de la première collection numérique, au visuel d’ailleurs largement inspiré par la tradition séculaire. C’est dire les attentes liées à cette collection clairement placée dans la lignée de la Bibliothèque universelle. Née de bonne heure, dans un premier enthousiasme lié à l’émergence du multimédia, phénomène contemporain des premières grandes encyclopédies numériques comme p.ex. l’Encarta de Microsoft, elle était l’outil choisi pour pérenniser le succès passé et ouvrir toute grande la porte du IIIe millénaire.

Entre 1995 et 2000, 48 titres ont été publiés, la plupart choisis dans le répertoire du romantisme classique allemand. Chaque titre occupait un CD entier, ce qui permettait à l’éditeur de faire accompagner le texte par des fichiers audio. Malheureusement, le texte lui-même n’était accessible qu’à travers une interface graphique qui, si elle permettait une recherche sur le texte entier, était des plus basiques et se bornait à trouver le ou les mots saisis, sans mettre à la disposition du lecteur des moyens plus sophistiqués tels qu’une recherche phonétique ou encore des jokers. Par contre, on y trouvait, « attachées » aux pages virtuelles, des trombones qui, si on cliquait dessus, affichaient de petites notes explicatives, tandis qu’une autre fonctionnalité permettait de créer des marque-pages et d’annoter le texte, ce qui pouvait faire du texte « logicielisé » un outil de travail.

À l’époque, on reprochait à l’éditeur d’avoir rompu avec sa tradition de vulgarisation qui reposait sur des prix abordables et de vendre trop chers ses titres numériques, le prix de vente recommandé de 14,90 DM (oui, oui, c’était avant l’euro) étant presque huit fois celui d’un titre papier. En plus, on se rendait bientôt compte que la version numérique ne brillait pas par sa bonne lisibilité et que les moyens de recherche étaient loin d’être assez puissants pour en faire un véritable outil de travail. La collection disparut donc après cinq ans, sans jamais vraiment conquérir le marché. Disparition peut-être due, au moins en partie, au succès d’une autre collection de textes, la Bibliothèque numérique, lancée par Directmedia Publishing deux ans seulement après la parution du Faust numérique, bien plus riche en fonctionnalités et présentant, sur un seul CD, des centaines de textes au prix de trois titres de la « collection jaune ».
L’initiative de Reclam, lancée trop tôt, avec des moyens peu adaptés aux besoins de lecteurs numériques, a sans doute été vouée à l’échec. Mais quand on considère qu’à cette époque-là l’usage d’internet était encore très loin d’être aussi répandu qu’aujourd’hui, et qu’il y avait encore un grand nombre de ménages tout simplement dépourvus d’ordinateur, le lancement d’une collection numérique a été le signe d’une grande audace éditoriale. Et le fait que ce soit justement une maison aussi riche en traditions qui se jette une des premières dans l’épopée numérique est riche en significations. On peut dire qu’il y a loin entre l’audace de cet éditeur et la pusillanimité dont font preuve les grands noms du paysage éditorial à l’orée du XXIe siècle.