Après avoir longuement parlé de l’Affaire, voici qu’on passe enfin au plat de résistance, à ce qu’il y a de plus important en littérature – le texte ! Même si la polémique née suite à sa nomination pour le Renaudot a quelque peu fait oublier ce – détail. Il est donc urgent de sortir de la lumière éblouissante des projecteurs, de laisser-là les questions autour de l’autoédition propulsée par Amazon – questions dont dépendraient, à en croire ses pourfendeurs, la vie et la mort de la civilisation – et de remettre le texte sous les yeux du public afin de le sauver de la surmédiatisation de toute cette affaire qui menace effectivement de l’étouffer.
Bande de Français, c’est tout d’abord un titre bien choisi, parce que c’est exactement de cela qu’il s’agit, d’une bande d’émigrés plus ou moins jeunes, réunis à Tel Aviv par des racines hexagonales et une langue partagées ce qui crée des liens dans une terre dont certains sont loin de maîtriser la langue officielle. On y croise des journalistes (plus ou moins amateurs), une employée de musée reconvertie en marchande d’Art, un ancien hardeur devenu proprio de plusieurs appartements, et jusqu’au créateur d’une agence de presse qui, grâce à ses noubas et à sa boîte de cigares toujours bien garnie en cohibas, sert de ciment aux membres du groupe qui s’y donnent rendez-vous, s’ils ne hantent pas plutôt les bars et les plages de Tel Aviv.
Le récit démarre sur les chapeaux de roue, dans le métro de Jérusalem, où Juliette, une des protagonistes en train de se rendre à la gare routière pour rejoindre Élias à Tel Aviv, essaie de contenir son malaise en se disant que les attentats « restent pourtant rarissimes sur la ligne » [1]Koskas, Marco, Bande de Français, p. 1. Édition du Kindle. Et voici que le lecteur, au bout de quelques petites phrases très peu extraordinaires, est propulsé dans la réalité d’une violence omniprésente depuis des décennies, une violence dont on arrive parfois à refouler l’imminence, mais qui se glisse dans les têtes où elle ronge les idées et finit par déteindre sur la représentation qu’on se fait du monde. Quant aux réflexions rassurantes de Juliette, elles ne la mettent pas à l’abri du coup de couteau venu de nulle part et auquel elle n’échappe que grâce à l’intervention d’une militaire. Un épisode sans doute banal dans le quotidien des Israéliens, mais qui prend toute son importance dans le récit que cet incident place ainsi dès le début sous le signe de l’illusion, de la violence et des blessures. L’illusion que la réalité s’applique à fracasser avec parfois une rare violence. Et comment le lecteur averti ne se poserait-il pas des questions à propos de cette autre réflexion de Juliette qui porte le doute et le désenchantement inscrits dans l’ADN de sa grammaire :
Qu’il [i.e. Élias] lui ait proposé de le rejoindre à Tel Aviv, c’est déjà incroyable. Inespéré. Une aubaine, quasiment ! A croire qu’il l’aime comme on aime quand on aime vraiment. [2]Koskas, Marco, Bande de Français, p. 3, Édition du Kindle.
« Incroyable », « A croire que » – des illusions, encore et toujours, et Juliette ne tardera pas à réaliser, une fois arrivée à Tel Aviv, l’amère réalité de l’état de sa relation avec Élias pour lequel elle n’est, en fin de compte, qu’un trou à boucher supplémentaire.
L’illusion et la blessure, ce sont, dans le récit de Juliette, d’Élias et de tous les autres, la Scylla et la Charybde entre lesquelles les protagonistes doivent se faufiler afin d’éviter le naufrage. Et l’histoire d’Ulysse nous apprend qu’il faut payer un prix, peu importe le choix du monstre.
Le lecteur, propulsé medias in res selon la vieille recette prônée par Horace, ne comprend que doucement ce qu’il lui arrive – ce qu’il leur arrive -, et ce qu’il en est des personnages et de leurs antécédents. Déboussolé par une narration qui passe des uns aux autres sans avertir, parfois sans même permettre à la mise en page de placer ne fût-ce qu’un paragraphe entre deux changements de perspective, le lecteur y met un certain temps, mais celui-ci est finalement bien employé, le procédé choisi lui permettant de se rapprocher des individus, de passer entre eux et de surprendre le moindre échange, de les saisir sur le vif, de pénétrer dans leur intimité comme une brise passant à fleur de peau.
Malgré le choix d’un lieu aussi porteur de symboles que Tel Aviv, l’ancienne capitale d’Israël, le récit s’intéresse assez peu à la dimension historique. À peine quelques mentions en passant devant les vieilles maisons qui rappellent le mandat britannique et une nostalgie diffuse pour ce temps des origines quand l’État est né dans le sang et la douleur. C’est la vie très terre à terre des personnages qui est mise en avant. Celle de Juliette, une femme qui, malgré son service militaire, semble être l’incarnation même de la fragilité, poussée par ce qui lui arrive, sans but réel autre qu’un vague « être mère avant 30 ans » dont elle est la première à reconnaître l’impossibilité, sans force devant l’attraction d’un Élias qui se contente de la baiser ; Élias, qui s’imagine journaliste et aspire à l’état d’écrivain avec à son actif un roman impossible à terminer depuis des années, incapable de résister à l’odeur de cyprine qu’il semble pouvoir respirer au plus profond des femmes qu’il croise, au point de sauter vite fait une joaillière à laquelle il vient d’acheter un bracelet pour Olga dont il prétend être tellement amoureux ; Manu, l’ancien hardeur arrivé en Israël à l’âge de la retraite et qui s’est reconverti dans l’immobilier, incapable de construire une relation avec les femmes qui l’entourent, violeur récidiviste incapable de comprendre la violence de ses actes et de voir plus loin que la pitié causée par ses incapacités ; Diabo, personnage qu’on ne cerne pas vraiment, avec un passé aux relents mafieux, créateur d’une agence de presse qu’il conduit doucement vers la faillite, mais capable de garder un air de mécène à deux pas de l’abîme ; Olga, très jeune Française venue en Israël pour des stages, blonde au physique d’une déesse antique alliée à la beauté tellurique des femmes slaves, l’amante d’Élias paradoxalement devenue, à la fin du récit, la meilleure amie de Juliette. Autour de ceux-ci, toute une nébuleuse de personnages dont certains ne font que passer, tandis que d’autres acquièrent une présence plus durable, sans pour autant peser dans la dynamique du récit.
L’intrigue est principalement propulsée par Élias et ses effets irrésistibles sur la gent féminine. C’est à cause de lui que Juliette débarque à Tel Aviv, c’est son amour aussi soudain qu’incompréhensible – autant pour lui que pour les lecteurs – pour Olga qui le pousse à commettre une folie en arnaquant d’abord son patron et ensuite des Bédouins, un crime dont les conséquences frapperont d’abord bien d’autres que lui et auxquelles il essaie pendant bien trop longtemps de se soustraire, jusqu’au moment ou celles d’un autre crime, dans lequel, cette fois-ci, il n’est pour rien, le frappent de plein fouet, le tout parfumant le récit, toutes proportions gardées, comme d’un lointain rappel de Crime et Châtiment.
Le texte est placé, on l’a vu, sous le signe de l’illusion et de la violence, et ces deux-là répondent effectivement présentes un peu partout. Que ce soit l’illusion de se construire une autre existence – à défaut de pouvoir s’en construire une meilleure – ; celle de Juliette qui lui fait prendre un avorton de la dimension d’Élias pour l’homme de sa vie ; ou celle encore partagé par Élias et Diabo de pouvoir éternellement se tirer de toutes les impasses. Que ce soit la violence morale du mépris dont Juliette subit les foudres sans pouvoir se libérer de la fatale emprise ; celle, physique, des viols tentés par Manu ; celle de la revanche des Bédouins arnaqués et de leur tentative d’assassinat ; celle encore de la lâcheté d’Élias face aux détournements de la vérité qui menacent les Bédouins en question d’écoper de la perpétuité.
On peut finir par se dire qu’il ne fait pas bon vivre dans de telles conditions. S’il n’y avait une autre actrice, omniprésente mais taciturne, abîmée par le passage des années mais conservant une beauté qui séduit encore. C’est la ville elle-même, ses bars, ses restaurants, ses plages, ses vieux quartiers, ses buildings et ses favelas, tous ces lieux hantés par une faune dont on suit passionnément les (més) aventures, et on finit par se dire que Koskas a réussi à peupler les rues et les appartements de Tel Aviv de quelques hommes et de femmes dont l’existence est – crédible. Un véritable exploit pour n’importe quel écrivain, n’importe quel artiste, qui laisse ainsi la trace de ses griffes sur nos mémoires. Et pour cela, j’adresse un grand merci à M. Koskas ! Qui a doté son roman d’une fin qui résume toute l’ambivalence de ses personnages et de son propos dans une réflexion de Juliette où affleurent le désarroi et le besoin d’harmonie et d’amour de cette femme si fragile :
Voilà, se dit-elle [i.e. Juliette], […] enfin il [i.e. Élias] m’a respectée. […] tous ses reproches tombent en désuétude. […] une injustice est réparée. […] Elle se sent enfin apaisée, même si cette dernière nuit d’amour avec lui demeure perfidement dans un coin de sa tête comme un délice et un reproche à la fois. Un jour peut-être qu’elle aura la force de l’avouer à Olga. Alors tout redeviendra tendre, alors tout ira bien. [3]Marco Koskas, Bande de Français, Chapitre 29, page 216
Tout ça est basé sur une fausse réflexion, Juliette ignorant les véritables raisons ayant conduit Élias en prison. Ses réflexions vacillent sur des fondations rongées, et le respect n’existe qu’à cette condition près, de se tenir éloigné de la vérité. L’illusion, donc, jusqu’à la fin, assortie d’une promesse de violences et de blessures futures, guettant l’instant quand éclatera la vérité.
Patrick Besson, dans sa tribune dans Le Point, a parlé du « livre savoureux de Koskas ». Après lecture, je ne peux que partager cette impression, et je vous invite, quelle que soit votre position face à l’autoédition en général et celle portée par Amazon en particulier, à donner une chance à ce texte qui mérite bien mieux que de s’effacer derrière une querelle pour laquelle les professionnels de l’édition ont un engouement si fatal.
Marco Koskas
Bande de Français
CreateSpace (auto-édition)
ISBN : 978–1717100450