En-tête de la Bauge littéraire

Mar­tine Rof­fi­nel­la, Trois Jours de braise

Le début des grandes vacances est immi­nent, les valises sont sans doute près d’être bou­clées, et les juillet­tistes vont très bien­tôt débar­quer dans leurs lieux de vil­lé­gia­ture. Votre ser­vi­teur vous sou­haite bon cou­rage pour le voyage à l’heure des bou­chons sur l’Au­to­route du Soleil et vous pro­pose une autre de ses Lec­tures esti­vales qui, en vous chauf­fant les idées à blanc, vous fera peut-être oublier le stress lié aux jour­nées clas­sées rouge sur le calen­drier des départs.

Le texte que je vous pré­sente aujourd’­hui, Trois Jours de braise, novel­la d’une petite cen­taine de pages signée Mar­tine Rof­fi­nel­la, est sor­ti il y a un cer­tain temps déjà, en 2012, aux Édi­tions Domi­nique Leroy. Cho­co­lat­Can­nelle, ancienne direc­trice de cette col­lec­tion, m’a­vait même à l’é­poque adres­sé un exem­plaire, mais celui-ci a dû, mal­gré le flair légen­daire du San­glier, échap­per à mon atten­tion et s’est retrou­vé à patien­ter dans les méandres de mon disque dur et de ma col­lec­tion de textes en numé­rique. Mais, comme toutes ces bonnes choses qui mettent du temps à mûrir, le texte n’a rien per­du de sa fraî­cheur, et j’ai le plai­sir de vous par­ler des aven­tures d’une nar­ra­trice assez sin­gu­lière, chas­seuse à l’af­fût d’un gibier qui y met du sien pour pimen­ter la prise. Un rôle dont notre héroïne va d’ailleurs à son tour éprou­ver les fris­sons, aux mains de plus forte qu’elle.

Le sexe et les obses­sions ont mar­qué le che­min lit­té­raire de Mar­tine Rof­fi­nel­la depuis la publi­ca­tion de son pre­mier roman, Elle, en 1988, illus­tra­tion d’une longue rela­tion obses­sion­nelle entre une ado­les­cente et sa prof, fan­tasme qui conti­nue à ins­pi­rer les éro­to­manes aus­si bien que les por­no­graphes. Et ce sont pré­ci­sé­ment les fan­tasmes qui ont don­né du fil à retordre à l’au­trice et à ses personnages :

ces tré­sors par excel­lence cachés, inavoués, ne demandent à l’heure de l’a­mour qu’à être mis dans la lumière la plus crue, à se dire et à se mon­trer. [1]Pré­sen­ta­tion de Unes sur la page des Édi­tions Phé­bus

Trois jours de braise, c’est l’his­toire d’une femme qui part dans le sud, aux Salins d’Hyères, pour y retrou­ver la cha­leur tor­ride des jours d’é­té, et l’oc­ca­sion de mon­ter des expé­di­tions pour tra­quer de jeunes femmes :

« … rien ne m’enchantait davan­tage que le moment où j’élaborais un scé­na­rio pour prendre dans mes filets de ravis­santes jeunes femmes. » [2]Trois jours de braise, Cha­pitre V

La cani­cule n’é­tant pas au ren­dez-vous, la nar­ra­trice se réfu­gie dans les sou­ve­nirs de ses expé­di­tions pari­siennes, véri­tables par­ties de chasse, au plus grand bon­heur du lec­teur. Celui-ci la suit dans ses péré­gri­na­tions et par­tage ain­si les ins­tants de domi­na­tion infli­gés aux jeunes femmes qui ont le mal­heur (ou le bon­heur, c’est selon) de lais­ser échap­per le moindre signe d’in­té­rêt – ou inter­pré­té tel – et qui se voient contraintes de céder des ins­tants d’in­ti­mi­té, arra­chés par les crocs d’une pré­da­trice hors com­mun qui s’en consti­tue une réserve de sen­sa­tions fortes.

À lire :
Histoire de cul - entre sexe et violence

Drôle de chas­seuse pour­tant qui refuse de tou­cher ses vic­times, se conten­tant de l’ex­ci­ta­tion recueillie sur les ves­tiges de leurs volon­tés bri­sées, de l’ins­tant où elle pénètre dans les inti­mi­tés, com­pa­rable sans doute à celui qu’é­prouvent les hommes quand la queue entre dans le corps d’une femme pour y bar­bo­ter dans la cha­leur humide. Mais la nar­ra­trice, elle, regagne aus­si­tôt sa soli­tude, sa tanière, pour y dégus­ter l’ex­ci­ta­tion volée, et s’en­fuit dès que l’é­pi­sode risque de connaître une suite.

Si ces épi­sodes de chasse illus­trent l’at­ti­tude de la pré­da­trice, sa soli­tude au milieu de la foule, à l’i­mage de la pan­thère en train de guet­ter un trou­peau de gazelles, son séjour dans le midi lui réserve d’autres sur­prises. Curieu­se­ment, celles-ci sont liées aux élé­ments, et notam­ment, d’un côté, à l’ex­ces­sive fraî­cheur de l’eau et, de l’autre, à la cani­cule qui finit par s’ins­tal­ler. Et d’un coup, la nar­ra­trice change de rôle, de domi­na­trice, devient sou­mise, en train de céder aux moindres caprices des femmes ayant jeté leur dévo­lu sur cette esti­vante qui s’a­ban­donne, tiraillée entre le froid et le chaud – peu importe qu’elles soient réelles ou imaginaires.

Il va sans dire que le décor esti­val est omni­pré­sent dans ce texte, au plus grand plai­sir de votre ser­vi­teur, que se soit la pinède où deux belles tou­ristes se font prendre en fla­grant délit, ou la plage des Salins d’Hyères où la nar­ra­trice suc­combe aux charmes d’une belle brune et se laisse expo­ser aux regards d’une meute affa­mée de sol­dats dont au moins les queues sont au garde à vous.

Ces ins­tants de grande pas­sion sont liés à une perte de contrôle voire de conscience, et on peut se deman­der si ce n’est pas là une sorte de fan­tasme englou­ti qui perce à la sur­face, qui s’im­pose, finit par domi­ner celle qui se croyait à l’a­bri, retran­chée dans son rôle d’ob­ser­va­trice. Là, entre les mains de ses domi­na­trices, elle se trouve confron­tée à la néces­si­té de se lais­ser tou­cher, mani­pu­ler, manier, obli­gée de se lais­ser faire. Au milieu de la transe, elle reste consciente du chan­ge­ment qui s’opère :

il venait de se pro­duire une secousse bien plus réelle qui avait trans­for­mé chaque par­celle de ma peau en zone éro­gène, comme si la braise qui cou­vait en moi, et que j’avais cou­tume de conser­ver secrète der­rière mon armure de pré­da­trice, s’était sou­dain muée en cou­lée de lave géante empor­tant tout sur son pas­sage. [3]Chap. VI

Dans une inter­view parue en 2009, à l’oc­ca­sion de la publi­ca­tion d’un recueil de nou­velles, Recherches de fuites, Mar­tine Rof­fi­nel­la a don­né un aper­çu de sa méthode lit­té­raire : À l’af­fût du moment où tout bas­cule, il faut savoir « trou­ver la phrase char­nière, ména­ger cet ins­tant étrange où tout bas­cule pour som­brer dans l’absurde ». [4]Agnès Séve­rin, Bonnes nou­velles de Mar­tine Rof­fi­nel­la, le 30 avril 2009 L’ab­surde, on peut dire qu’il a sa place dans Trois jours de braise, on le sent, au plus tard, quand la belle brune, « l’Om­breuse », pré­sente à la nar­ra­trice, mise dans un état second par la sur­ex­po­si­tion au soleil, cette « tenue aberrante » :

« une robe de prin­cesse fuch­sia, à manches […] longues et au bus­tier fron­cé, accom­pa­gnée d’une coiffe en satin. » [5]Cha­pitre VII

Tenue dans laquelle elle sera expo­sée aux sol­dats, une troupe qui, visi­ble­ment, se tient aux ordres de l’Om­breuse. L’a­ven­ture ne se ter­mine pas là, et c’est ensuite à l’Om­breuse, dans un ren­ver­se­ment de rôles, de subir les exac­tions de son ancienne vic­time. Bizar­re­ment, c’est celle qui porte l’u­ni­forme (tenue bizarre ?) qui se voit réduite au rôle de sou­mise. Mais l’ab­surde joyeu­se­ment pour­suit sa route, entre la per­sonne en uni­forme blanc qui se pré­sente à la nar­ra­trice en bran­dis­sant des ordres « éma­nant de la plus haute direc­tion de la Marine », le vagin clai­ron et la nar­ra­trice réduite au rôle de chèvre ton­deuse / brou­teuse d’herbes. Le tout mêlé à un réa­lisme – comme par exemple quand, au cha­pitre X, se dis­cute l’âge de l’Om­breuse – qui colle mal avec l’in­va­sion de l’ab­surde, comme si on se retrou­vait dans un tableau de Magritte qui se serait réveillé dans un mélange de cau­che­mar et de fantasme.

À lire :
Hervé Fuchs, Le rapt du fils Janel. Tome 2 des Folles de la Nationale 4

Je vous laisse décou­vrir l’is­sue de ces ren­contres fan­tas­ma­go­riques. Qu’il suf­fise de vous affir­mer que j’ai appré­cié ce texte mar­qué par l’in­tru­sion de l’ab­surde et de l’ob­ses­sion­nel dans le quo­ti­dien le plus banal. L’au­trice maî­trise l’ex­pres­sion de l’é­tat d’es­prit des pro­ta­go­nistes et elle exprime avec jus­tesse le désar­roi qui s’empare des per­son­nages pris les mains dans les poches, prêts à se lais­ser pous­ser vers leurs dési­rs indi­cibles. Quitte à se retrou­ver de l’autre côté du miroir.

Mar­tine Rof­fi­nel­la
Trois Jours de braise
Édi­tions Domi­nique Leroy
ISBN : 9782866886646

Réfé­rences

Réfé­rences
1 Pré­sen­ta­tion de Unes sur la page des Édi­tions Phébus
2 Trois jours de braise, Cha­pitre V
3 Chap. VI
4 Agnès Séve­rin, Bonnes nou­velles de Mar­tine Rof­fi­nel­la, le 30 avril 2009
5 Cha­pitre VII