Tous ceux qui ont eu un premier contact avec le monde des outils numériques dans les années 90 ont eu bien du mal à échapper au Tétris, un jeu culte dont le caractère obsessif a sans doute causé la perte d’un nombre incalculable d’heures de travail. Parmi les raisons de son énorme succès, il faut sans doute citer la simplicité de l’idée de base qui consiste à arranger les éléments d’une pluie incessante de formes géométriques de façon à ne pas laisser se créer des espaces vides, en faisant preuve d’une dextérité qui permet au joueur de rester dans la course et de se donner l’illusion de maîtriser son adversaire. Malheureusement, le jeu ne connaît pas de fin, et l’adversaire numérique dispose de ressources inépuisables qui lui permettront, tôt ou tard, de remporter n’importe quelle partie – et haut la main.
Ce sont sans doute de telles considérations qui ont amené Marion Favry à donner à son texte ce titre plutôt inattendu, Le Tétris amoureux, titre qui exprime si bien le mélange inextricable produit par le jeu entre l’obsession et une fin de partie programmée, aussi prévisible qu’inévitable. Une fatalité qui incite les joueurs à entrer en lice, encore et toujours, afin de répondre à un besoin fondamental de la condition humaine et de défendre les couleurs de ce qu’il faut, d’emblée, considérer comme une cause perdue.
La narratrice du Tétris amoureux semble en fait animée par des obsessions, par une fatalité : se frotter aux hommes dont elle sait pourtant d’avance qu’ils se révèleront, tous, incapables de se lier à elle de façon durable. Et pourtant, elle se lance, encore et toujours, dans des épisodes qu’elle se plaît à caractériser de libertins et qu’on devine plutôt animés par une pulsion d’échapper aux démons du passé, un passé dont les souvenirs d’enfance ne sont jamais loin, qui guettent, à fleur de peau, la situation, la réflexion, le toucher, propice à les faire sortir du repaire pour venir s’acharner sur leur proie consentante, la traîner vers l’abîme et la noyer dans la douleur. Sans pour autant lui porter le coup de grâce en lui offrant l’échappatoire des désespérés.
Le sentiment qui semble animer tout ça, toutes ces histoires aux lendemains de grisaille sentimentale, toutes ces remises en question déclenchées par la honte que la narratrice ressent devant elle-même et à l’égard de tous ceux qui commettent l’erreur irréparable de ne pas lui cracher à la figure, tout ça semble animé par une peur viscérale, insurmontable – la hantise du vide et de la solitude, une peur qui, comme celle – obscure – des souvenirs d’enfance, se cache sous les lits, dans le noir des caves, derrière les portes mal fermées, pour laisser échapper des monstres. Il y a, dans ce texte, tout entier voué à l’obsession, une image qui résume de façon exemplaire cette peur-là, cette « peur bleue » dont elle parle ailleurs à propos de sa mère : l’image de l’astronaute qui se perd dans l’immensité de l’espace, promis à une mort certaine et horrible – dans une solitude irrémédiable :
« J’étais comme ce spationaute dont le filin qui le retient à la navette se brise. Il s’éloigne de ses camarades qui le regardent avec stupeur derrière le hublot. Et tout à coup, le tuyau alimentant le pauvre type en oxygène se tend, puis se rompt à son tour, le condamnant à l’immensité glacée de l’univers et à une mort certaine. »
Cette image-là revient, après la première occurrence dans le chapitre Théo, pas moins de trois fois, comme une incantation magique, exprimant avec toujours de plus en plus de fascination morbide et perverse la hantise de la solitude et de la mort loin de ses semblables, comme dans ce passage du chapitre Manipulation :
« la peur qui commençait à être envahissante d’être seule, abandonnée de tous et de tout, comme le cosmonaute voué à une mort certaine dans l’immensité noire et glacée. »
Et puis, une troisième fois, dans le chapitre Imposture :
« Et j’irai mourir loin des humains, dans la nuit noire et glaciale de l’espace sans oxygène. »
Une telle insistance est bien trop prononcée pour pouvoir être expliquée par une simple négligence de rédaction, surtout compte tenu de l’importance que donne l’autrice à son style et à son expression, deux traits qui rendent la lecture du Tétris amoureux extrêmement agréable, d’un point de vue purement littéraire et stylistique, en faisant abstraction de la cruauté du souvenir et des épisodes du passé qui reviennent hanter et torturer la narratrice.
On a parlé de Marion Favry comme d’une « auteur pornographe », et il va sans dire qu’on trouve dans Le Tétris amoureux des passages qui font amplement honneur à ce titre que l’autrice elle-même ne semble pas dédaigner quand elle réclame, dans la Description qui accompagne son texte, « le ton franc et précis jusqu’à la pornographie de Marion Favry ». Mais l’impression prépondérante qu’on garde en quittant le livre, n’est pas précisément celle de s’être régalé d’une histoire de cul, d’avoir assisté, la bite dressée ou l’entrejambe dégoulinante, à de joyeuses parties de jambes en l’air. Bien au contraire, on garde dans la bouche un goût amer, un goût qui rappelle un peu trop la bile que laisse une enfance désemparée et une sordide histoire de famille qu’on ne laisse derrière soi qu’au prix de couper les ponts et de scinder l’univers en deux.
Ne vous trompez pas, chers lecteurs, ce roman a aussi une intrigue, aussi banal que cela puisse paraître face aux interrogations aussi douloureuses qu’existentielles de la narratrice. Il y a une femme avide de compagnie, il y a des hommes choisis dans le tas des foules anonymes qui hantent les sites de rencontre pour combler ce manque, il y a des histoires qui se font et se défont, des histoires qui laissent des traces et des cicatrices. On y croise des personnages dont certains, comme Louis qui consent à sucer un copain dans les dunes pendant que la narratrice se colle à lui pour le conforter (Mais pourquoi donc le conforter ? Est-ce qu’elle ressentirait en lui la même solitude que celle qui lui dévore les entrailles ?), laisse un souvenir de chaleur humaine tandis que d’autres se révèlent être des connards de première comme cet éditeur envers lequel la narratrice se permet quelques belles réflexions. Mais tout ça s’efface, malgré l’intensité de certains épisodes, devant la désolation qui menace d’engloutir la protagoniste qui, trop occupée à échapper à ses fantômes, se laisse couler devant les assauts du passé.
Un texte qui mérite plusieurs lectures, un texte qui doit mûrir à force de réfléchir, un texte qui m’a fait penser aux vers d’Aragon rendu immortels par la voix de Ferrat :
Ce qu’on fait de vous hommes femmes
O pierre tendre tôt usée
Et vos apparences brisées
Vous regarder m’arrache l’âme
Marion Favry
Le Tétris amoureux
La Narrative
ASIN : B01DYR4NVC