On le sait, l’effraction est une spécialité de l’équipe réunie autour de Franck-Olivier Laferrère et de Virginie Vaylet. Cet esprit effractionnaire s’est manifesté une première fois, aux yeux de tous, en automne 2011, à l’occasion du festival Effraction#1 tenu à la Galerie de Nesle. L’équipe s’est ensuite munie d’un bras littéraire avec la parution, le 14 février 2012, d’une première effraction littéraire commise avec la complicité des Éditions Edicool : Aimer, c’est résister, un recueil collaboratif signé Ciderrant Prod. Quelques mois plus tard, la parution de Lawrence d’Arabie. À contre-corps marque une étape supplémentaire dans l’affirmation littéraire des effractions, le petit texte battant le pavillon flambant neuf des E‑Fractions Éditions. Et c’est avec la publication d’un troisième titre, La solitude de l’ours polaire, texte onirique sorti de la plume virtuelle de Louis-Stéphane Ulysse, que Laferrère confirme sa volonté de donner une assise durable à l’esprit de cette résistance bien particulière.
La solitude de l’ours polaire, c’est un texte qui s’ouvre sur un coup de tonnerre : l’obsession du narrateur de voir sa femme « le faire avec Hawaii Fender », but qu’il poursuit pendant des mois en coulant « en elle tout le poison de [son] obsession », l’assurant toujours et encore que « ça serait bien qu’elle le fasse avec Hawaii Fender » (I). Elle finira par céder, mais lui ne la verra pas « le faire » parce qu’il restera dehors, dans le couloir, aveugle, pendant que de l’autre côté se passent des choses qui font éclater sa vie en mille éclats, malgré la moquette qui « compressait l’air, avant de l’absorber » (III).
C’est, en fin de compte, cette rencontre-là, amenée par la fascination qu’exerce le musicien sur le narrateur, qui introduit dans le texte comme une faille, un décalage qui finira par se propager jusqu’aux décors. Ceux-ci, vaguement familiers dans la première partie du récit, deviennent franchement apocalyptiques à partir du chapitre XII, grâce à une chiquenaude temporelle qui propulse le texte « quelques années » en avant, dans un avenir donc pas si lointain que ça, et la ville qui, au moment où le narrateur conduit sa femme à l’hôtel de Hawaii, n’est pas sans rappeler les ghettos des grandes villes américaines ou les cités de la banlieue, « jungle concrète privée de vie, trottoirs déserts, immeubles trop hauts » (II), finit par ressembler, avec ses églises en ruine et ses autoroutes encombrées par des campings-cars en panne sèche finale qui « prenaient racine […] et restaient comme ça, au beau milieu » (XXVIII), à une ville abyssale comme celle du Blade Runner, la pluie en moins, en proie à l’horreur d’un avenir aboli où la seule beauté – fatale – vient des bords de l’univers, témoignage des guerres menées loin des derniers hommes, rapporté par des êtres éphémères :
I’ve seen things you people wouldn’t believe. Attack ships on fire off the shoulder of Orion. I watched c‑beams glitter in the dark near the Tannhäuser Gate. All those moments will be lost in time, like tears in rain. [1]Ridley Scott, Blade Runner, 1982. L’androïde Batty au flic Deckard, juste avant de mourir.
Dans cet univers-là, signé de la griffe de Louis-Stéphane Ulysse, les températures montent, les pôles sont menacés, les ours polaires dérivent sur les icebergs, et les villes se meurent. Les fous y sortent de leurs jardins et courent les rues dans un accoutrement absurde, mêlant la robe des membres du Klan au déguisement des enfants qui jouent au fantôme, proposant leurs femmes au premier-venu. Quand ils ne se rassemblent pas sur la plage pour assister, inconscients, au passage annoncé d’un iceberg avec son ours polaire captif, véritable memento mori brandi par le changement climatique, salué par la foule dégoûtée de ne trouver que les restes du fauve rejetées par les vagues (XII).
La folie y est côtoyée par la solitude, inscrite dans ce texte depuis ses premières lignes. Celle, évidemment, de l’ours polaire annoncée dans le titre qui, seul, se noie dans les flots. Mais cette solitude-là n’est que l’emblème de celle de tous les autres qui passent dans ce récit, sur fond de désolation et de société en désagrégation. C’est le cas du narrateur, seul une première fois dans le couloir de l’hôtel où il attend le retour de sa femme ; seul, après la mort de celle-ci ; seul, dans l’ascenseur qui le fait descendre dans la morgue ; seul, encore et toujours, sous un ciel vide. Sa femme l’est, elle aussi, seule. Seule, devant Hawaii Fender vêtu de son tablier de boucher ; seule, dans les coulisses quand la porte se referme derrière elle (VI) ; marchant devant son époux – seule –, « comme si [celui-ci] n’existait plus pour elle ; une femme sous une autre influence, murée dans sa nuit… » (VII) ; seule, enfin, dans la voiture écrasée, seule malgré les badauds. Seul, aussi, le voisin Wonkel, dans son jardin et dans sa garage ; seul, dans la nuit quand il passe de porte en porte pour proposer aux habitants de baiser sa femme avant d’être emporté, seul, par l’ambulance, avant de se pendre – seul, encore et toujours. Seul, lui aussi, Hawaii Fender, le musicien, seul, malgré l’entourage qui l’adule, « dans un pays d’ours polaires », dans « un monde qui ne veut pas de moi, un monde hostile et dérangé » (XI), seul, en prison d’où il sort abîmé, seul, dans le contre-jour (XXIX), seul, devant l’autel garni des photos de la femme du narrateur.
Il n’y a que les silhouettes venues du fond de la nuit qui peuplent cette désolation, spectres entraperçus sur les toits (II), dans les coulisses (VI), entre les arbres du cimetière où elles traversent le parc et montent dans la voiture (XXII) après l’enterrement de la femme. Silhouettes qui se rassemblent, « de plus en plus nombreuses » (XXXI), derrière Hawaii et le narrateur, devant leurs autels de fortune. Silhouettes qui hantent le décor et les imaginations, prennent la place des badauds, se greffent sur les vivants, comme sur Hawaii – « silhouette fatiguée » (XXIX) –, quitte à les remplacer comme l’épouse morte dont la silhouette rejoint le narrateur « à contre-jour dans la même pièce » (XXIV). Le récit progresse, jalonné de silhouettes et de cadavres, froids ou chauds, peu importe, à l’image de l’iceberg, de son ours polaire et de ses restes minables. Que dire alors de l’espoir naguère encore invoqué par le narrateur quand il s’obligeait à essayer
de croire que tout reviendra comme avant, comme quand nous étions innocents, comme quand nous faisions tout, sans savoir ni conscience. (X) ?
Dans un monde où la mort se donne en spectacle, que reste-t-il « quand tout a été fini » (XXX), si ce n’est l’effigie de celles et de ceux qu’elle a engloutis tandis que les badauds rassemblés devant l’autel, sont devenus, eux, des silhouettes ?
Ce texte si court pose tant de questions qu’on ne se lasse pas de le lire encore et encore, de plonger toujours plus loin dans l’espoir – ou la crainte – de toucher le fond. C’est à se demander comment aussi peu de paroles peuvent évoquer autant de défaites, laisser tant de choses dans la pénombre des phrases à moitié dites, et on en vient à comprendre, à force de réfléchir, que ce texte est bien plus qu’un rassemblement de paroles, qu’un récit : Il s’agit d’une véritable effraction littéraire qui force la porte du quotidien pour culbuter le mobilier des univers si bien rangés.
La solitude de l’ours polaire
E‑Fraction Éditions
ISBN : 979−10−92243−02−4
Références
↑1 | Ridley Scott, Blade Runner, 1982. L’androïde Batty au flic Deckard, juste avant de mourir. |
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