Certains se souviendront de l’article que m’a inspiré La Muse, un roman de Sara Agnès L. qui se réclame de la soi-disant « romance érotique » (véritable contradiction dans les termes), un genre dans lequel les auteurs ont l’habitude de noyer tout sentiment un peu fort sous des litres d’eau de rose. Si vous êtes par contre, comme moi, de la race de celles et de ceux qui cherchent un remède à ce procédé finalement déshumanisant, voici un texte dont la force et la fraîcheur sont des signes encourageants quant au pronostic vital de la littérature – celle bien de chez nous et celle « tout court ». Cette petite merveille, que j’ai d’ailleurs failli rater, répond au beau titre tout ce qu’il y a de plus évocateur Fourreurs nés et il s’agit du premier roman d’Hugo Drillski, paru aux Éditions Tabou le 8 juin 2015.
C’est l’auteur lui-même qui m’a contacté pour me proposer la lecture de son texte, et comme je suis en bons termes avec Leeloo van Loo, l’attachée de presse des Éditions Tabou, il a suffi d’un mail pour recevoir un exemplaire numérique. Ensuite, comme le Sanglier n’est qu’un être humain comme un autre et qu’il était occupé à dévorer ses Lectures estivales, le texte a été quelque peu oublié. Heureusement que M. Drillski a eu la bonne idée de me relancer, me permettant de découvrir par la suite un texte tout à fait extraordinaire, un texte auquel je souhaite de tout cœur de trouver un public aussi large que possible, encore que je crains que ce souhait ait du mal à se réaliser, la plupart des lecteurs n’appréciant pas trop les tempêtes qui se déclarent au bon milieu de leurs salons, ravageant un quotidien où ils se sont bien confortablement installés et dont certains font oublier les défauts à coup de « romances érotiques » afin de conjurer le mirage d’un monde plus à leur goût (à défaut d’être meilleur), juste à portée de main. Si j’ai donc de gros doutes à propos du succès commercial de l’entreprise littéraire de Monsieur Drillski, celui-ci peut néanmoins être fier d’avoir créé un bon morceau bien juteux (et je vous assure que c’est le cas de le dire !) de littérature, un morceau dont les happy few sauront sans aucun doute reconnaître la valeur.
Fourreurs nés raconte les aléas d’un trio invraisemblable, trio composé du narrateur lui-même, auteur wannabe se trouvant réduit à rédiger des résumés de films pornos pour pouvoir vivre de sa plume, de Harold, musicien tout aussi wannabe que son copain écrivain, fourreur invétéré qui s’apprête à entamer une carrière dans le porno dans l’espoir de « percer aux States » (j’adore ce texte rien que pour ce calembour d’un goût pourtant fort douteux), et de Céline, la « gonzesse » tombée dans le piège du narrateur (à moins que ce soit l’inverse). Ces personnages se frottent de (bien trop) près à Carlos Nova, salaud de son état, état qui se double pour l’occasion de celui de producteur de vidéo de cul, et à qui Cécile confie un rôle majeur dans un projet aussi troublant que grandiose destiné à infliger une bonne correction à son copain. Inutile de dire que tout un essaim de personnages hauts en couleur voltige autour de ces trois joyeux compères, à commencer par Gérard, le proprio du restaurant où le narrateur entame les premiers pas de la séduction de Cécile, en passant par la bande de cougars qui se cotise pour s’offrir la queue énorme de Harold à l’occasion des cinquante-cinq piges d’un membre de ce cortège de bacchantes en loques, jusqu’à la cohorte de donneurs rassemblés par Carlos pour se déchaîner sur Cécile, la star du bukkake romain que celui-ci vient d’inventer pour le lancement de son club.
On a pu parler, à propos de Fourreurs nés, de littérature vandale [1]Lionel Clément l’affirme, d’après l’éditeur, dans sa chronique du texte : « […] Hugo Drillski est une voix prometteuse d’une nouvelle littérature, une littérature vandale qui se défie des … Continue reading, et la violence immanente d’un grand nombre de scènes justifie bien sûr cet attribut, mais cela ne devrait pas faire oublier la présence d’une certaine inspiration classique manifestée par un nombre étonnant de références à l’antiquité, du bukkake romain aux cougars bacchantesques, et j’irais même jusqu’à dire que je découvre au texte une certaine parenté avec Perle, premier roman d’Anne Bert, et son célèbre cortège dionysiaque, même si celui-ci se présente sous une lumière beaucoup plus sereine et, malgré les embruns atlantiques, méditerranéenne.
Quoi qu’il en soit, le moins qu’on puisse dire à propos de Fourreurs nés, c’est que Drillski se déchaîne, Vandale moderne, autant sur l’intrigue que sur ses personnages, mais aussi et surtout sur le lecteur qui subit de plein fouet sa verve de – conteur né. Il faut y assister pour y croire, aux déchaînements d’un esprit en délire qui déchaîne une dizaine de cougars sur leur proie droguée ; qui fait assister le lecteur à la noyade progressive de la protagoniste, aveuglée par le liquide qui lui colle aux paupières, sous une marée de sperme ; aux agissements du gros Carlos qui n’hésite pas à se glisser, caméra braquée dessus, sous la queue d’un de ses donneurs au moment ou celui-ci s’apprête à balancer la purée ; à la scène de gorge profonde, véritable viol buccal, que le narrateur fait découvrir à Cécile dans une scène aussi écœurante que bandante. À parcourir l’énumération de ces pratiques (et celle-ci est loin d’être complète) Fourreurs nés pourrait se lire comme la mise en écriture des pires fantasmes que fait naître le visionnage quotidien de clips porno. Mais la plume de Hugo Drillski confère à ceux-ci juste cette petite dose de profondeur nécessaire pour en faire de la littérature.
La présence de ces scènes délirantes ne peut toutefois pas faire oublier, si elle ne les rend pas plus poignants encore par le contraste, les côtés moins saillants, mais autrement plus profonds du texte qui s’interroge, mine de rien, sur le rôle de l’amitié face à la perte des illusions, la possibilité de l’amour et sa naissance à travers l’abnégation, la solitude profonde qui se cristallise autour du narrateur, quand celui-ci se branle devant les pornos de Sasha Grey (ne ratez, sous aucun prétexte, cette délicieuse allusion aux discussions à propos de la culture de la gratuité !), traverse en pleine nuit le no man’s land des deux côtés de la frontière franco-belge et subit, enchaîné, les sévices de deux Amazones et les regards de milliers de spectateurs auxquels il est présenté comme le Supplicié, celui qui a abusé de sa copine en l’entraînant dans un fantasme de prostitution et en la laissant se remplir les orifices par un inconnu croisé dans un bar. Ou celle encore – je parle toujours de solitude – de Harold, de retour des States dans l’attente des résultats de son dépistage. Mine de rien, la Mort s’est glissée dans les coulisses d’où elle contemple le spectacle de ce Theatrum Mundi indécent, attendant de pouvoir y jouer la part qui lui revient de droit – celle du Deus ex machina qui résout l’intrigue en dénouant tous les liens d’un coup de – faux. On ne verra pas le Compère jouer de son instrument fatal, mais l’ambiance du texte prédispose le lecteur à l’issue funeste, le seul qu’on puisse emprunter. Qu’on fasse partie du public, confortablement installé dans son siège, ou de la troupe en train de monter le spectacle macabre.
Hugo Drillski
Fourreurs nés
Tabou Éditions
ISBN : 978−2−36326−627−9
Références
↑1 | Lionel Clément l’affirme, d’après l’éditeur, dans sa chronique du texte : « […] Hugo Drillski est une voix prometteuse d’une nouvelle littérature, une littérature vandale qui se défie des codes de la littérature traditionnelle pour en redistribuer les règles. » |
---|