Qu’est-ce que c’est donc que ce premier roman d’Anne Bert ? Il suffit de l’ouvrir au hasard pour constater qu’il porte avec honneur l’épithète d” »érotique ». Mais est-ce qu’il n’y a pas autre chose derrière ces orgies où la jeune femme se voit embarquée, ces corps offerts et pris, ces sexes engouffrés et défoncés ? Comment expliquer l’épisode des « animacules » qui emporte le lecteur dans un fantastique tellement dévergondé qu’on a du mal à y suivre l’auteure, ou encore le cortège des Bacchantes qui envahit un paisible château du Bordelais ? Il me semble que cela dépasse de très loin les usages du genre, ce qui devrait inciter le lecteur à voir plus loin que le bout de son nez, et de se laisser emporter dans un voyage onirique parfumé d’exhalaisons marins.
On a pu dire de l’aventure de Perle que c’était une « quête d’identité ». Franchement, je ne sais pas si une telle supposition peut mettre le lecteur sur la bonne voie. Certes, le fait que Perle est « née sous X » peut se prêter à une telle interprétation de son périple, mais comment expliquer alors qu’elle ne fait pas le moindre effort pour dévoiler l’identité de sa mère ? Et que dire du fait qu’elle renonce progressivement à son nom propre pour le remplacer par cette lettre funeste ayant présidé à sa naissance, « X » ? Non, loin de chercher l’identité telle qu’elle repose dans les registres du bureau de l’état civil, elle assume son anonymat et s’enfonce dans une existence qu’on ne saurait plus identifier à une vie individuelle.
Regardons de plus près pour essayer de résoudre le mystère qui plane autour de cette femme. Et commençons par le début, c’est à dire par le titre. Une perle, qu’est-ce que c’est ? Loin de vouloir embarquer mes lecteurs dans un traité de biologie, on peut quand-même affirmer qu’une perle est le produit d’un mollusque, d’une huître dans la plupart des cas, un objet marin donc en quelque sorte. Et quelques pages plus loin nous retrouvons la Perle en question dans son bain où elle a l’habitude de se glisser, chaque soir, un livre à la main dans lequel elle cherche

« les passages les plus obscènes, ceux qui […] me faisaient glisser au fond de la baignoire, toute molle, la tête renversée dans l’eau, les cheveux flottants, les doigts fichés instinctivement là où la salacité des mots déversaient efficacement ses humeurs glissantes et me faisait tant de bien. Dans ma fente ouverte l’eau s’engouffrait … » (p. 15)
Plus tard encore, après avoir été chassée de la maison de ses parents adoptifs, nous la retrouvons qui « écume » (p. 19) les clubs libertins où le monde « barbote dans la fange » (p. 20⁄21), guettant le « chant de sirène » (p. 21) qui permette de sortir, ne fût-ce que provisoirement, des sentiers du devoir.
N’en doutons plus, Perle est un être marin, intimement lié à l’eau, telle une Mélusine moderne et dévergondée, jetée aux rivages d’un monde qui n’est pas le sien. Elle découvre le point culminant de cette aliénation en compagnie du vieux pervers, père de famille, avec lequel elle s’est liée dans la fange Parisienne, quand il l’emmène sur le cimetière de Talmont-sur-Gironde pour lui faire l’amour sur une pierre tombale (entourée, évidemment, de roses trémières). Dans le cauchemar où elle s’enfonce après leurs sacrilèges ébats, elle se voit ensevelie vivante, absorbée par la pierre, de la terre cristallisée, emmurée, enterrée, avec dans sa bouche « ce goût de pierre » (p. 43). À quelques mètres des eaux de la Gironde qu’elle vient de découvrir, elle risque de succomber à la terre, sous peine de s’y voir enfermée à tout jamais.

Après une telle expérience, une seule démarche valable : Elle quitte l’amant à la vocation assassine « de façon sobre et irrévocable » (p. 45) pour s’installer dans la Brière où elle renonce, provisoirement, à sa sexualité, son appétit coupé par « toute cette ripaille de chair » (p. 48).
Épreuve que le corps ne soutiendra pas longtemps, exposé aux exhalaisons maritimes et aux liquides salés de la façade atlantique, « dans toute cette humidité ambiante » (p. 49). Désormais, le récit est trempé d’eau salée, et des pages qu’on tourne de plus en plus fébrilement se dégage une souffle marine emportant le lecteur sur les ondes intimes qui clapotent entre les cuisses de Perle. Parce que celle-ci, après avoir été asséchée par la terreur de la terre, coulera à nouveau après avoir rencontré Alanik, un autochtone qui fait l’amour à ses marais, « enfonçant sa pigouille dans l’eau » (p. 54). Avec ce géant marin, aux « algues noires engluées du jus de son corps » (p. 55) qui lui poussent sous les aisselles, ce n’est pas un homme qu’elle rencontre, mais un élément incarné. Élément qui la fertilisera en lui envoyant, du fond des eaux, ces « animacules » qui envahissent les corps féminins et les font succomber à une volupté débridée. Désormais, à l’image de l’eau omniprésente, elle coule, elle se liquéfie, elle devient source.

Une fois remise en contact avec ses origines, la terre même ne pourra plus lui faire peur, ce dont elle se rend compte pendant les vendanges dans le Bordelais où elle se mêlera aux cortèges dionysiaques, emmenés par le vieux maître de chai, Joseph, qui préside, lui, sur les liquides de la terre, être complémentaire et contraire en même temps d’Alanik, digne héritier du Dionysos tellurien entouré de ses Satyres, démons de la fertilité des champs et des forêts. Et même dans cet environnement aux effluves champêtres, elle garde sa qualité aquatique, chargée des ablutions intimes des convives.
Quand Perle retourne vers son amant marin, c’est pour terminer son voyage dans ses bras, la nuit de Noël, quand la divinité se marie à la chair. Elle s’endort dans les bras d’Alanik, Ondine bercée par l’élément natal, et elle constate que « c’est comme ça qu”[elle aurait] aimé mourir » (p. 199).
Il y a loin entre le cauchemar de Talmont et le sommeil sous la couverture vivante du corps d’Alanik. Tout comme il y a loin de l’adolescente qui déborde de haine et la femme confiante qu’elle est devenue au cours de ses périples. Anne Bert nous montre une femme qui retrouve ses origines, et c’est dans ce sens-là qu’on peut parler d’une recherche d’identité. Même s’il faut passer par 4.000 ans de mythologie pour le comprendre.
Anne Bert
Perle
La Musardine
ISBN : 9782842718800