
Un an maintenant qu’elle s’est tue, que la voix d’Anne Bert ne résonne plus dans nos oreilles ni dans nos têtes. Un an… Un an que le monde a pourtant passé en tournant, que les gens ont passé à se croiser, à se violenter, à se tripoter, à se mettre dans tous leurs états, à s’envoyer en l’air… bref – à vivre. Et le tout sans qu’elle puisse faire partie de ce cirque dont elle s’est jour par jour inspiré, qu’elle a suivi dans ses moindres détails afin de poindre ses textes si finement ciselés, témoignages d’une humanité profonde dont non seulement elle faisait preuve face au plus ridicule de ses personnages, mais qu’elle savait discerner dans le plus loufoque de ses contemporains.
Aujourd’hui, beaucoup se souviennent de son dernier combat, celui à propos du droit de choisir sa fin de vie, un combat qu’elle a mené avec l’engagement sans faille de celle qui, atteinte d’une maladie incurable, sait que les heures – voire les minutes – lui sont comptées. Je ne sais quelles ont été ses dernières pensées, quelles interrogations et quelles peurs ont pu accompagner ce dernier trajet, celui de tous les jours depuis le mot final des médecins de l’hôpital bordelais, depuis la décision de se débarrasser de la maladie et de la souffrance, et celui enfin qui l’a conduite dans cet autre hôpital, belge celui-ci, où elle a terminé un parcours de cinquant-neuf ans. Un parcours qui, à travers les virages, les culs-de-sac et les revirements de toute vie humaine, l’a amenée à se lancer dans des activités littéraires qui ont dominé les dernières années de sa vie active, depuis la parution, en 2009, de son premier recueil de nouvelles érotiques, L’eau à la bouche, jusqu’à son dernier texte, Le tout dernier été, ouvrage posthume où elle rend compte de ses derniers mois, un texte pas vraiment – ou pas uniquement – littéraire, mais plutôt d’inspiration biographique et philosophique. Entre ces deux jalons d’une carrière de femme de lettres bien trop courte mais marquée par une intensité de tous les jours, on trouve des textes comme Perle, premier roman d’une originalité océane qui remonte aux sources aquatiques de cette plante migratoire qui a fini par plonger ses racines dans le sol aquitain ; S’inventer un autre jour, recueil de nouvelles où elle interroge son sujet de prédilection, l’Intime ; des drôles de créatures telles que Que sais-je du rouge à son cou ?, long monologue et interrogation face à la disparition de l’être aimé ; ou encore Épilogue, drame de fin de vie inspiré par ses activités de mandataire judiciaire à la protection des majeurs, récit d’une autre disparition – déjà plus personnelle, celle-ci, voire prémonitoire ? Lus dans la perspective qui aujourd’hui est la nôtre, ces derniers textes prennent un drôle d’accent compte tenu du sort qui a été le sien, rongée par la maladie et le manque progressif d’autonomie. À ces textes publiés s’ajoute au moins un autre texte de grande envergure – non publiée, celui-ci – sorte de réflexion sur le mensonge coulée dans la forme d’un roman, ce qui n’est pas sans rappeler le procédé de celui publié aux Éditions Numériklivres, Que sais-je du rouge à son cou ?, texte remarquable mais difficile d’accès, avec pratiquement chaque phrase un repaire d’obscures désirs, avec des phrases comme des méandres qui font du voyage un périple et menacent de conduire nulle part.
On constate, face à l’énumération – incomplète ! – de ses textes, que cette femme a fait de la littérature l’activité principale de ses dernières années, qu’elle a même poussé le vice jusqu’à faire de celle-ci le dernier rempart contre la maladie et la mort, travaillant avec obsession ces derniers morceaux d’une vie rongée, poussant le combat jusqu’à buter contre des limites physiques de plus en plus rétrécies par la paralysie progressive. Quelle ironie de constater que le souvenir que le monde garde d’Anne Bert, un an après sa mort, est celui de son dernier combat médiatisé à outrance ? Celui qui aujourd’hui consulte n’importe quel moteur de recherche voit défiler des pages et des pages de résultats qui tous renvoient vers sa maladie, sa mort assistée, son défi lancé à la sphère politique de rendre enfin l’homme le maître de son destin en lui permettant de sortir de la vie comme bon lui semble. Un combat, soyons clair, digne de tous les efforts, mais qui est loin d’avoir été le seul que cette femme a su mener. Et je suis sûr de ne pas porter atteinte à sa mémoire en affirmant qu’elle aurait voulu qu’on se souvienne moins de sa façon de mourir que des textes qu’elle a offerts aux vivants de tous les âges. Pour le dire avec elle, en citant une phrase tirée d’un des derniers messages qu’elle a pu m’adresser : « Et priorité à la vie, je le pense très profondément. »
La mort a englouti cette plume si originale, sa voix ne résonne plus nulle part, et ses doigts ont cessé de pianoter les claviers avec cette fougue endiablée qui s’emparait d’elle quand elle répondait aux mails et aux textos. Mais l’autrice a cet avantage sur nous autres mortels de pouvoir faire entendre sa voix d’outre-tombe. Pourquoi ne choisit-on pas, pour rendre hommage à cette femme de lettres d’un courage si exemplaire – qui adorait interroger le for intérieur de ses personnages afin d’y toucher à l’intime – de la relire, encore et encore ? S’embarquer avec Anne Bert, c’est un voyage dont vous ne reviendrez plus, et vous toucherez à des rivages que vous n’aurez même pas imaginés, telle est la force de l’imagination de ce petit bout de femme qui peuplait ses univers des créatures les plus invraisemblables – dont vous ne vous débarrasserez plus jamais.
Une dernière remarque avant de conclure. J’ai dans mes tiroirs un texte qu’Anne destinait à la publication et qu’elle m’avait demandé de relire afin de lui donner mes impressions. Il s’agit de cette longue réflexion sur le mensonge déjà brièvement évoquée quelques lignes plus haut. Je ne sais si elle a eu l’occasion de l’envoyer à des éditeurs, mais je peux affirmer que ce petit dernier (dans la mesure où Le tout dernier été lui a été dicté par des circonstances radicalement différente) lui tenait à cœur. Les affaires numériques ne sont pas toujours ni faciles ni très claires, avec l’infinie variété des dossiers et des sites, et tous ces mots de passe, autant de sésames dont il faut se munir afin d’avoir accès à tous ces trésors enfouis au fond des cavernes. Comme je n’ai plus jamais entendu parler de ce texte, je me demande si Anne a eu l’occasion d’en parler à ses héritiers. Si jamais, par quelque hasard ou quelque oubli ô combien compréhensible, ce texte-là aurait été passé à côté des yeux bienveillants, je suis en mesure de le fournir à qui de droit.
Je terminerais cet article par le sigle qu’il est d’usage de coller sur ce genre de réflexions sur les morts – sauf que Anne, je peux l’imaginer occupée à toutes sortes de choses, où qu’elle se trouve, mais jouir d’un repos – fût-il éternel – je ne la vois tout simplement pas ainsi, elle qui avait le feu au cul, toujours en train de bouger, poussée par une curiosité et une joie de vivre – et de savoir – sans bornes. Je dirai donc : Bonne continuation, ma chère Anne !