Anne Bert – un an déjà

Catégories :

Étiquettes :

Anne Bert, Une femme de lettres
Anne Bert, Une femme de lettres. Pho­to : Roxane Gui­chard sous licence CC BY-SA 4.0

Un an main­te­nant qu’elle s’est tue, que la voix d’Anne Bert ne résonne plus dans nos oreilles ni dans nos têtes. Un an… Un an que le monde a pour­tant pas­sé en tour­nant, que les gens ont pas­sé à se croi­ser, à se vio­len­ter, à se tri­po­ter, à se mettre dans tous leurs états, à s’en­voyer en l’air…  bref – à vivre. Et le tout sans qu’elle puisse faire par­tie de ce cirque dont elle s’est jour par jour ins­pi­ré, qu’elle a sui­vi dans ses moindres détails afin de poindre ses textes si fine­ment cise­lés, témoi­gnages d’une huma­ni­té pro­fonde dont non seule­ment elle fai­sait preuve face au plus ridi­cule de ses per­son­nages, mais qu’elle savait dis­cer­ner dans le plus lou­foque de ses contemporains.

Aujourd’­hui, beau­coup se sou­viennent de son der­nier com­bat, celui à pro­pos du droit de choi­sir sa fin de vie, un com­bat qu’elle a mené avec l’en­ga­ge­ment sans faille de celle qui, atteinte d’une mala­die incu­rable, sait que les heures – voire les minutes – lui sont comp­tées. Je ne sais quelles ont été ses der­nières pen­sées, quelles inter­ro­ga­tions et quelles peurs ont pu accom­pa­gner ce der­nier tra­jet, celui de tous les jours depuis le mot final des méde­cins de l’hô­pi­tal bor­de­lais, depuis la déci­sion de se débar­ras­ser de la mala­die et de la souf­france, et celui enfin qui l’a conduite dans cet autre hôpi­tal, belge celui-ci, où elle a ter­mi­né un par­cours de cin­quant-neuf ans. Un par­cours qui, à tra­vers les virages, les culs-de-sac et les revi­re­ments de toute vie humaine, l’a ame­née à se lan­cer dans des acti­vi­tés lit­té­raires qui ont domi­né les der­nières années de sa vie active, depuis la paru­tion, en 2009, de son pre­mier recueil de nou­velles éro­tiques, L’eau à la bouche, jus­qu’à son der­nier texte, Le tout der­nier été, ouvrage post­hume où elle rend compte de ses der­niers mois, un texte pas vrai­ment – ou pas uni­que­ment – lit­té­raire, mais plu­tôt d’ins­pi­ra­tion bio­gra­phique et phi­lo­so­phique. Entre ces deux jalons d’une car­rière de femme de lettres bien trop courte mais mar­quée par une inten­si­té de tous les jours, on trouve des textes comme Perle, pre­mier roman d’une ori­gi­na­li­té océane qui remonte aux sources aqua­tiques de cette plante migra­toire qui a fini par plon­ger ses racines dans le sol aqui­tain ; S’in­ven­ter un autre jour, recueil de nou­velles où elle inter­roge son sujet de pré­di­lec­tion, l’In­time ; des drôles de créa­tures telles que Que sais-je du rouge à son cou ?, long mono­logue et inter­ro­ga­tion face à la dis­pa­ri­tion de l’être aimé ; ou encore Épi­logue, drame de fin de vie ins­pi­ré par ses acti­vi­tés de man­da­taire judi­ciaire à la pro­tec­tion des majeurs, récit d’une autre dis­pa­ri­tion – déjà plus per­son­nelle, celle-ci, voire pré­mo­ni­toire ? Lus dans la pers­pec­tive qui aujourd’­hui est la nôtre, ces der­niers textes prennent un drôle d’ac­cent compte tenu du sort qui a été le sien, ron­gée par la mala­die et le manque pro­gres­sif d’au­to­no­mie. À ces textes publiés s’a­joute au moins un autre texte de grande enver­gure – non publiée, celui-ci – sorte de réflexion sur le men­songe cou­lée dans la forme d’un roman, ce qui n’est pas sans rap­pe­ler le pro­cé­dé de celui publié aux Édi­tions Numé­rik­livres, Que sais-je du rouge à son cou ?, texte remar­quable mais dif­fi­cile d’ac­cès, avec pra­ti­que­ment chaque phrase un repaire d’obs­cures dési­rs, avec des phrases comme des méandres qui font du voyage un périple et menacent de conduire nulle part.

À lire :
Mort d'une femme de lettres - Anne Bert est partie

On constate, face à l’é­nu­mé­ra­tion – incom­plète ! – de ses textes, que cette femme a fait de la lit­té­ra­ture l’ac­ti­vi­té prin­ci­pale de ses der­nières années, qu’elle a même pous­sé le vice jus­qu’à faire de celle-ci le der­nier rem­part contre la mala­die et la mort, tra­vaillant avec obses­sion ces der­niers mor­ceaux d’une vie ron­gée, pous­sant le com­bat jus­qu’à buter contre des limites phy­siques de plus en plus rétré­cies par la para­ly­sie pro­gres­sive. Quelle iro­nie de consta­ter que le sou­ve­nir que le monde garde d’Anne Bert, un an après sa mort, est celui de son der­nier com­bat média­ti­sé à outrance ? Celui qui aujourd’­hui consulte n’im­porte quel moteur de recherche voit défi­ler des pages et des pages de résul­tats qui tous ren­voient vers sa mala­die, sa mort assis­tée, son défi lan­cé à la sphère poli­tique de rendre enfin l’homme le maître de son des­tin en lui per­met­tant de sor­tir de la vie comme bon lui semble. Un com­bat, soyons clair, digne de tous les efforts, mais qui est loin d’a­voir été le seul que cette femme a su mener. Et je suis sûr de ne pas por­ter atteinte à sa mémoire en affir­mant qu’elle aurait vou­lu qu’on se sou­vienne moins de sa façon de mou­rir que des textes qu’elle a offerts aux vivants de tous les âges. Pour le dire avec elle, en citant une phrase tirée d’un des der­niers mes­sages qu’elle a pu m’a­dres­ser : « Et prio­ri­té à la vie, je le pense très profondément. »

La mort a englou­ti cette plume si ori­gi­nale, sa voix ne résonne plus nulle part, et ses doigts ont ces­sé de pia­no­ter les cla­viers avec cette fougue endia­blée qui s’emparait d’elle quand elle répon­dait aux mails et aux tex­tos. Mais l’au­trice a cet avan­tage sur nous autres mor­tels de pou­voir faire entendre sa voix d’outre-tombe. Pour­quoi ne choi­sit-on pas, pour rendre hom­mage à cette femme de lettres d’un cou­rage si exem­plaire – qui ado­rait inter­ro­ger le for inté­rieur de ses per­son­nages afin d’y tou­cher à l’in­time – de la relire, encore et encore ? S’embarquer avec Anne Bert, c’est un voyage dont vous ne revien­drez plus, et vous tou­che­rez à des rivages que vous n’au­rez même pas ima­gi­nés, telle est la force de l’i­ma­gi­na­tion de ce petit bout de femme qui peu­plait ses uni­vers des créa­tures les plus invrai­sem­blables – dont vous ne vous débar­ras­se­rez plus jamais.

À lire :
Anne Bert, L'eau à la bouche

Une der­nière remarque avant de conclure. J’ai dans mes tiroirs un texte qu’Anne des­ti­nait à la publi­ca­tion et qu’elle m’a­vait deman­dé de relire afin de lui don­ner mes impres­sions. Il s’a­git de cette longue réflexion sur le men­songe déjà briè­ve­ment évo­quée quelques lignes plus haut. Je ne sais si elle a eu l’oc­ca­sion de l’en­voyer à des édi­teurs, mais je peux affir­mer que ce petit der­nier (dans la mesure où Le tout der­nier été lui a été dic­té par des cir­cons­tances radi­ca­le­ment dif­fé­rente) lui tenait à cœur. Les affaires numé­riques ne sont pas tou­jours ni faciles ni très claires, avec l’in­fi­nie varié­té des dos­siers et des sites, et tous ces mots de passe, autant de sésames dont il faut se munir afin d’a­voir accès à tous ces tré­sors enfouis au fond des cavernes. Comme je n’ai plus jamais enten­du par­ler de ce texte, je me demande si Anne a eu l’oc­ca­sion d’en par­ler à ses héri­tiers. Si jamais, par quelque hasard ou quelque oubli ô com­bien com­pré­hen­sible, ce texte-là aurait été pas­sé à côté des yeux bien­veillants, je suis en mesure de le four­nir à qui de droit.

Je ter­mi­ne­rais cet article par le sigle qu’il est d’u­sage de col­ler sur ce genre de réflexions sur les morts – sauf que Anne, je peux l’i­ma­gi­ner occu­pée à toutes sortes de choses, où qu’elle se trouve, mais jouir d’un repos – fût-il éter­nel – je ne la vois tout sim­ple­ment pas ain­si, elle qui avait le feu au cul, tou­jours en train de bou­ger, pous­sée par une curio­si­té et une joie de vivre – et de savoir – sans bornes. Je dirai donc : Bonne conti­nua­tion, ma chère Anne !

La Sirène de Montpeller