C’est en rédigeant cet article que je me rends compte que cela fait déjà cinq ans que je suis avec plaisir les aventures érotiques d’Iris, de Simon et de Charlotte. Et quand je dis « plaisir », je pense aussi – évidemment ! – à celui que le grand Esparbec résumait sous la si jolie expression d” « instant Chantilly ». Parce que, oui, suivre Iris, la voir tomber entre les bras de Simon, se coucher entre les cuisses de la Danseuse folle, céder au désir accumulé depuis des mois et nourri par la solitude et le désespoir, c’est un plaisir érotique des plus intenses, un plaisir auquel on goûte dans le silence de sa chambre, le nez collé à sa liseuse, enfoui dans le noir omniprésent de ces pages où l’intrigue se dégage des oppositions de l’ombre et de la lumière. Mais ici, au seuil d’un nouvel épisode, le lecteur, ébahi, amoureux secret de la belle Iris et de l’univers tout entier dont elle est l’essence, découvre avec effroi que cette fois-ci, le noir déborde des cadres pour envahir le monde.
Amabilia, c’est avant tout, malgré toute la richesse introduite au fur et à mesure du progrès de l’intrigue, l’histoire d’un amour fusionnel, invraisemblable, presque un pari contre le destin. Et la route est longue, effectivement, depuis une partie de jambes en l’air une nuit de folie jusqu’à la réalisation par les protagonistes de se trouver embarqués dans une histoire au long cours. Dans un dilatement temporel remarquable, les auteurs ont mis quatre volumes à sceller une nuit de débauche par l’établissement du couple, tandis qu’un seul aura suffi ensuite pour conduire celui-ci dans le mur. Qu’on se le rappelle : Le tome précédent a conduit les protagonistes vers une véritable tempête sensuelle suivie d’une découverte qui allait sceller la fin d’un couple déjà très fortement mis à l’épreuve par le quotidien, l’ennui, l’aigreur des échecs professionnels et les remises en question. Presque malgré elle, poussée par la colère née des trahisons multiples de Simon, Iris s’est retrouvée entre les bras et les cuisses de la Danseuse folle, personnage aussi énigmatique que sensuel, mécène et organisatrice de soirées où l’Art s’allie à la débauche, dominatrice incapable de résister aux charmes de la ravissante Iris, et femme avant tout passionnément amoureuse. Malheureusement, Simon arrive à temps pour devenir le témoin privilégié des ébats de sa compagne. C’est sur ce naufrage que s’est clos le volume précédent, Femmes fatales, un titre qui annonce la couleur de l’intrigue, depuis les premières pages où l’on a vu Simon tromper Iris avec sa jeune stagiaire, jusqu’aux dernières qui auront vu succomber la belle Italienne aux charmes de la Danseuse folle.
C’est quelques mois après ces événements aussi banals que tragiques que s’ouvre l’intrigue du tome 6, Post coïtum, encore que le lecteur risque de se perdre dans les dédales du piège temporel tendu une nouvelle fois par les auteurs, et ce n’est qu’après un flashback vers un des instants les plus heureux et les plus inoubliables du jeune couple que le lecteur se retrouve face à face avec la morne réalité de Simon. Quel contraste entre le jeune homme plein d’élan et de charme auquel une femme comblée vient d’annoncer qu’elle est enceinte, et celui qu’on découvre en train de pourrir au fond de sa chambre solitaire où il a dû s’installer après l’éclatement du couple sous les assauts des femmes fatales – à moins que ce ne soient plutôt ceux de sa propre connerie. La chute est vertigineuse, et l’effet en est décuplé par le procédé narratif qui vise à déstabiliser le lecteur avant de le conduire vers son rendez-vous avec le protagoniste déchu, l’ébranlant par une résurgence de souvenirs appelés à se dissiper et à se dissoudre devant la morne réalité où la seule consolation, pour Simon, consiste à s’astiquer la bite devant sa tablette au rythme des crédits qu’il veut bien offrir à une camgirl – une femme réduite à un corps dématérialisé et à une voix, mais qui refuse de montrer ses yeux au pauvre branleur scotché à son écran. Pour Simon, cette présence virtuelle n’est pourtant qu’un point de départ pour conjurer les souvenirs qui toujours le lient aux années passées avec Iris, aux instants les plus beaux et les plus intimes vécus avec elle. Immobilisé, incapable de se libérer d’un passé devenu toxique, Simon s’accroche à ces souvenirs seuls capables de le conduire vers son paradis artificiel rien qu’à lui. Et l’effet est le même que celui de toutes les drogues – la déchéance.
Si Simon apparaît comme figé, entravé, Iris, de son côté, s’est laissé emporter loin de son point de départ, et le lecteur la retrouve à l’autre bout du monde, à New York, en train de préparer une exposition. Quel meilleur endroit pour un rendez-vous avec la renommée, la confirmation professionnelle ? Et pourtant, Iris, ébranlée par les doutes et rongée elle aussi par les souvenirs, n’y croit qu’à peine. Au moment de la retrouver, le lecteur la découvre seule dans le noir, en train de contempler la statue d’une femme enceinte, un geste qui la rapproche de Simon et qui réunit les deux anciens amants dans une même nostalgie douloureuse. Mais la proximité dans la douleur est contrebalancée par la dimension spatiale qui est essentielle ici pour illustrer tout ce qui aujourd’hui sépare les protagonistes naguère encore si proches, et le contraste entre d’un côté la prison de Simon qui pue l’alcool, le sperme et le renfermé et de l’autre le panorama de New York – la ville qui abrite la statue de la Liberté ! – qui scintille dans la nuit de ses myriades d’étoiles descendues sur terre est on ne peut plus tranché, époustouflant. Et pourtant, la première pensée d’Iris quand elle se retrouve à contempler cette étendue lumineuse, pullulant de millions d’êtres humains, évoque une réalité radicalement différente :
Je suis si seule.

Après Iris et Simon, c’est au tour de Charlotte – qu’on pourrait qualifier de protagoniste secondaire dans les épisodes précédents – de refaire surface. Le procédé choisi pour l’introduire est le même que pour Iris et Simon : elle est assiégée par ses souvenirs qui expliquent l’origine de ses douleurs et de sa prison sentimentale dont la suite du récit illustre l’efficacité des murs qui la retiennent isolée. C’est aussi dans ce chapitre qu’on se rend véritablement compte du plaisir qu’ont dû prendre les auteurs à passer au-delà de toutes les contraintes, rajoutant case après case dans une orgie de couleurs, de sentiments et de bouleversements dans l’effort d’illustrer les tourments de Charlotte qui est destinée à jouer un rôle charnier dans ce sixième tome bien plus sombre que les précédents. L’importance que prennent les personnages secondaires et les intrigues où ceux-ci se trouvent impliqués explique d’ailleurs en grande partie le nombre inédit de pages qui fait du tome VI le plus long – et de loin – de la série : La Danseuse Folle, Jude, mais surtout Charlotte qui finalement accède de plein droit au rang de protagoniste. Et même des personnages jusque-là plutôt éphémères comme Manon refont surface et occupent les devants de la scène pendant des épisodes entiers.
Je ne vais pas donner ici un compte rendu détaillé de l’intrigue, je préfère laisser aux lecteurs le plaisir de la découvrir de leurs propres yeux et de leurs propres sens. Il va de soi que le sexe – sous toutes ses déclinaisons – y est omniprésent et que les auteurs n’ont pas lésiné sur leurs moyens. Et je peux vous affirmer que les amateurs de l’insolite et des décors raffinés, du sexe en groupe, des orgies, des messes noires et des séances de Bukkake y trouveront leur compte.
En même temps, la richesse de l’intrigue et des tableaux qu’elle suscite fait de ce tome une lecture capable d’absorber des heures et des heures de votre journée quitte à vous laisser en proie aux rêves, aux fantasmes et aux cauchemars que les aventures d’Iris et de Simon ne manqueront pas de susciter. Et qui vous conduiront au milieu des orgies qui se déroulent dans les dessous cachés d’une ville qui, si elle ne dort pas, doit bien pouvoir s’occuper. Et pourquoi pas le faire sous la houlette d’une maîtresse venue du fond de l’ancien continent où les perversions ont eu le temps de s’enraciner au cours des millénaires ?
Ce n’est pas toujours confortable de faire souffrir nos personnages. Mais c’est exaltant d’apercevoir avec certains ne serait-ce qu’un rayon de lumière au bout du tunnel.
On peut de demander, à la lumière du passage précédent tiré de la préface intitulée Ombres et Lumières, quelle sera l’issue de ce dédale sentimental et sensuel et par quel bout les protagonistes arriveront à se tirer des impasses au fond desquelles ils se sont laissés embarquer par leurs sentiments en ébullition. Post coïtum est annoncé comme l’avant dernier tome de la série, et le moins qu’on puisse dire, c’est que les Raven ont su entretenir un suspense qui ne demande qu’à se libérer – dans un dernier coup de bassin avant libération.

E.T. Raven / Candice Solère
Post coïtum – Amabilia, t. 6
Dynamite
ISBN : 9782382090107