En-tête de la Bauge littéraire

E.T. Raven, Ama­bi­lia – Petite Mort

Pain is love pain is love
a cry that sound like the beat of my heart
pain is love pain is love
a bound that make us pure and woun­ded
1
Spi­ri­tual Front, Pain is love

Sept ans et demi donc… Il y a sept ans et demi déjà que j’ai publié le pre­mier article consa­cré à ce qui allait deve­nir l’u­ni­vers d’Ama­bi­lia. Je me sou­viens de mes expé­di­tions presque quo­ti­diennes dans la galaxie des autrices et auteurs auto-édi­tés au cours des­quelles je suis tom­bé un beau jour – entiè­re­ment par hasard – sur le site des Raven. Comme vous pou­vez le consta­ter en consul­tant l’é­ti­quette auto-édi­tion, j’ai pu faire une myriade de belles décou­vertes depuis que j’a­nime la Bauge lit­té­raire, mais si je devais com­pi­ler une hit-parade, je pense qu’Ama­bi­lia avec son lot de per­son­nages inou­bliables – Iris et Simon, bien sûr, avec Char­lotte en pre­mière ligne, mais aus­si des per­son­nages de second voire de troi­sième rangs comme Valen­tine ou Manon – occu­pe­rait la pre­mière place, autant par l’im­por­tance et la beau­té de leur œuvre que par l’ef­fet qu’ils m’ont fait à tra­vers les années. Ou est-ce que cela vous arrive sou­vent de pou­voir dire de per­son­nages fic­tifs de les avoir dans la peau ? Parce que c’est exac­te­ment ce qui s’est pro­duit avec la ména­ge­rie crée et ani­mée par Tho­mas et Éloïse. Ils occupent une par­tie de mon uni­vers à moi, au point de ne plus savoir ima­gi­ner un monde sans eux. À moins de devoir dire : sans elles ? Parce que les femmes d’A­ma­bi­lia, elles sont de celles qu’on ne croise pas tous les jours. Cha­peau bas à nos deux auteurs – qui évi­dem­ment se doublent pour l’oc­ca­sion de scé­na­ristes et de des­si­na­teurs – pour cet exploit, cette véri­table créa­tion littéraire !

Et voi­là donc qu’au bout de presque huit ans, j’ar­rive à la fin de l’a­ven­ture, et si je suis – évi­dem­ment – heu­reux de pou­voir, une nou­velle fois, suivre les aléas des pro­ta­go­nistes, il y a aus­si et presque sur­tout comme une bonne grosse dose de tris­tesse de savoir que, cette fois-ci, c’est – iné­luc­ta­ble­ment – la fin. Encore heu­reux que, avant d’ar­ri­ver à la der­nière page, Éloise et Tho­mas aient eu le bon sens de rem­plir une bonne cen­taine de pages que le lec­teur avide de sen­sua­li­té pour­ra – et c’est bien le mot qui convient – dégus­ter avant de devoir s’en aller et de lais­ser der­rière lui le monde enchan­té et sen­suel d’Ama­bi­lia. Un monde où la sen­sua­li­té et l’in­dé­cence voire par­fois la cruau­té, la joie et la tris­tesse, le bon­heur et le déses­poir, font un si bon ménage, au point de par­fois oublier qu’il s’a­git de per­son­nages de bande des­si­née. Ce qui est bien enten­du un fait qu’on ne pour­ra remettre en cause, mais qui n’empêche pas ces créa­tures de faire naître, à leur tour, des sen­ti­ments que le lec­teur pour­ra emme­ner avec lui, plus riche à tra­vers une ren­contre que j’o­se­rais qua­li­fier de – fertile.

À lire :
E.T. Raven, Can­dice Solère – Post coïtum

Mais qu’est-ce qui se passe donc dans cette sep­tième livrai­son ? Je ne veux bien sûr pas gâcher le plai­sir des néo­phytes en dévoi­lant trop de détails de l’in­trigue. Sur­tout que le tome pré­cé­dent, Post Coï­tum, s’est ter­mi­né sur des pages d’une rare obs­cu­ri­té, peu com­mune sous la plume des Raven qui ont habi­tué leurs lec­teurs à des odeurs plu­tôt sen­suelles que fatales :

Mais ici, au seuil d’un nou­vel épi­sode, le lec­teur, éba­hi, amou­reux secret de la belle Iris et de l’univers tout entier dont elle est l’essence, découvre avec effroi que cette fois-ci, le noir déborde des cadres pour enva­hir le monde.2

Face à un tel cliff-han­ger, le lec­teur vou­dra savoir com­ment seront dénoués les fils inex­tri­ca­ble­ment brouillés de l’in­trigue, et dans quelles direc­tions les auteurs feront avan­cer des per­son­nages qu’on a lais­sés dans des situa­tions – l’a­ban­don, la mala­die, la tra­hi­son – qu’on a furieu­se­ment envie de qua­li­fier de cul de sac. Pour le savoir, un seul moyen, acqué­rir le tome en ques­tion. Mais je vous invite à me suivre encore un peu afin de décou­vrir mes impres­sions à pro­pos de ce der­nier tome d’une épo­pée enchan­tée, dans une quête de vous mettre l’eau à la bouche, comme le disait, il y a si long­temps, une de mes plus chères amies.

S’il n’est pas faux de consta­ter que le tome pré­cé­dent s’est fer­mé sur des per­son­nages confron­tés au mal­heur, à la mala­die et à la soli­tude, il est sans doute plus per­ti­nent encore de par­ler de per­son­nages qui font face au risque de se perdre, de ne plus savoir qui ils sont. Une inter­ro­ga­tion par­fai­te­ment illus­trée comme on a le droit de l’at­tendre des Raven :

« Qui suis-je ? » Une inter­ro­ga­tion qu’on pour­ra mettre en exergue à ce der­nier tome d’A­ma­bi­lia qui confron­te­ra Iris – et le lec­teur avec elle – à un pas­sé peu com­mun au point de pou­voir se perdre dans ses méandres.

Le récit reprend avec un déca­lage tem­po­rel de quelques mois, et le lec­teur sera tour à tour confron­té à ce que seront deve­nus Iris, Simon et Char­lotte – pro­ta­go­nistes incon­tes­tables depuis le début3 – et celles et ceux qui ont choi­si de les accom­pa­gner sur leurs routes res­pec­tives. Le tout com­mence par l’his­toire d’I­ris dont la soli­tude – qu’on croyait totale après sa sépa­ra­tion avec Simon et sa des­cente aux enfers d’une sen­sua­li­té cou­pable – est pous­sée plus loin encore puis­qu’elle vient de perdre son père. C’est le soir de son enter­re­ment que nous la retrou­vons, au point de suc­com­ber au déses­poir et enva­hie par les images d’un pas­sé écla­té qui menace de l’en­glou­tir dans sa ruine.

Les images du pas­sé d’I­ris. Aux bords d’un uni­vers qui se brise.

Je conseille aux lec­trices et aux lec­teurs de de se munir de la patience néces­saire afin de pou­voir contem­pler – étu­dier – ces pages où défilent les images d’un pas­sé que vous avez eu le rare plai­sir de vivre en même temps qu’I­ris. Ima­gi­nez-vous devant une œuvre d’art comme l’Ori­gine du Monde de Cour­bet ou Le Bai­ser de Klimt et dites-vous qu’on ne passe pas devant des créa­tions d’une telle puis­sance sans être absor­bé et sans être au moins ten­té par la tâche – impos­sible pour­tant – de les déchif­frer jus­qu’aux plus petits détails. Et pre­nez ceci comme un aver­tis­se­ment ! Il faut impé­ra­ti­ve­ment avoir lu tous les tomes pré­cé­dents pour pou­voir dégus­ter celui-ci comme il le faut, sous peine d’être repous­sé par les bribes d’un uni­vers lit­té­ra­le­ment éclaté.

Dans ce der­nier tome d’Ama­bi­lia, Iris est sans aucun doute la pro­ta­go­niste incon­tes­table et un très grand nombre de pages est consa­cré au récit de ses erre­ments entre pas­sé, pré­sent et ave­nir, entre le sou­ve­nir du bon­heur – fami­lial, pro­fes­sion­nel – et le néant qui menace de tout englou­tir – image figée avec génie par la vue d’en haut du cer­cueil du père déjà des­cen­du dans les ténèbres du tombeau.

E.T. Raven, Petite Mort, p. 20
E.T. Raven, Petite Mort, p. 20

La confron­ta­tion avec le pas­sé débouche sur une pro­fonde remise en ques­tion qui amène Iris à consta­ter l’é­chec sur tous les fronts : « Mau­vaise fille » ; « Mau­vaise épouse » ; « Mau­vaise mère » ; « Mau­vaise femme« 4. Après, ce sont les rêves, les cau­che­mars, les hal­lu­ci­na­tions, les images du pas­sé sur­gies des abîmes tem­po­rels sous l’im­pul­sion de la dou­leur. Celle de la perte du père – et de l’en­fance en même temps – celle des aban­dons suc­ces­sifs, des échecs vécus comme des défaites voire des anéan­tis­se­ments. Pen­dant très long­temps, le lec­teur est confron­té à des images oni­riques qui font des pages un dédale où on n’at­tend plus que l’ar­ri­vée du Mino­taure capable de mettre un point final aux erre­ments et aux cir­con­vo­lu­tions hal­lu­ci­na­toires près d’en­glou­tir Iris dans le mael­strom du désespoir.

Le long récit tumul­tueux du com­bat spi­ri­tuel d’I­ris est entre­cou­pé par des pages per­met­tant au lec­teur de retrou­ver les autres pro­ta­go­nistes – Simon et Char­lotte – et de décou­vrir leurs par­cours entre désir char­nel et souf­france aiguë face à la mala­die et la perte de l’in­té­gri­té. Et on peut consta­ter que tout le monde se met en route – lit­té­ra­le­ment d’un côté, Simon condui­sant ses deux filles chez Iris qui a élu domi­cile dans la mai­son pro­ven­çale de feu son père, et Char­lotte pre­nant l’a­vion avec Jude pour des vacances en Corse – mais sur­tout pour se confron­ter à ce que l’a­ve­nir – ou plu­tôt l’i­ma­gi­na­tion mali­cieuse de leurs deux génies créa­teurs – leur réserve.

À lire :
LeOn / Cuc­ca, Annie va à la fac

Je vais devoir m’ar­rê­ter ici afin de ne pas céder à la ten­ta­tion de trop vous dévoi­ler du récit. Mais il y a un phé­no­mène, une évo­lu­tion plu­tôt, que j’ai­me­rais vous pré­sen­ter avant de vous lais­ser faire vos propres décou­vertes. Je parle ici du trai­te­ment et du rôle des cou­leurs dans un uni­vers qui jus­qu’i­ci était domi­né par le noir et le blanc face au dosage savant et sur­tout par­ci­mo­nieux des cou­leurs. Et là encore, on ne sau­ra assez féli­ci­ter les Raven du choix de leurs moyens artis­tiques. Parce qu’ils ne se contentent pas de mettre leurs des­sins en cou­leur. Ils font de ce pro­cé­dé un com­bat, un duel, une inva­sion à laquelle tout suc­combe. Au point de vous éblouir et de vous assé­ner un coup de poing en pleine gueule au moment de tour­ner la page sans vous dou­ter de rien et de vous retrou­ver comme aspi­ré et comme repous­sé en même temps par le pou­voir d’at­trac­tion magné­tique et irré­sis­tible d’une page en cou­leur. Une page telle qu’on n’a tout sim­ple­ment pas l’ha­bi­tude de la voir dans le monde des­si­né par les Raven.

Ce n’est pour­tant pas comme s’il n’y avait jamais eu de cou­leurs dans les tomes pré­cé­dents, les Raven leur ayant, bien au contraire, consa­cré un rôle essen­tiel depuis le tout début :

C’est jus­te­ment la par­ci­mo­nie de la cou­leur – le rouge des ongles et des lèvres d’Iris, le rose de leurs chairs intimes – tétons, vagin, gland – qui crée des foyers qui brillent dans la nuit, des explo­sions qui couvent dans les ténèbres et n’attendent que la flamme du désir pour tout ava­ler.5

Mais cette fois-ci, on les voit jaillir de ces foyers afin de rem­plir l’u­ni­vers, lui rendre la richesse de tous les contrastes, comme si le monde enfin se com­plé­tait de l’élé­ment qui lui avait fait défaut. C’est au point de pou­voir se deman­der si la pré­pon­dé­rance du noir n’é­tait pas un outil pour réduire le monde à l’es­sen­tiel de ce qui le fait bou­ger – le désir, la chair, la pas­sion, l’amour-passion…

Vous aurez sans doute com­pris que cette inva­sion des cou­leurs – qui logi­que­ment s’ac­com­pagne du recul et de l’ef­fa­ce­ment du noir qui, au lieu de domi­ner le monde, sera remis à sa place afin de ser­vir les cou­leurs qui ne brille­ront que plus fort par contraste – n’est pas ici un moyen de style gra­tuit, leur apo­théose coïn­ci­dant avec l’ins­tant qui voit les acteurs retrou­ver leur inté­gri­té per­due. On ne sau­rait assez sou­li­gner les effets de ce pro­cé­dé, et c’est en me reli­sant que j’ai dû pen­ser à ces trous noirs qui aspirent jus­qu’à la lumière – géné­ra­trice de cou­leur ! – arri­vée de trop près dans leur giron et qui en même temps la repoussent par un jet d’une puis­sance aus­si for­mi­dable qu’i­né­ga­lée. Et c’est là peut-être l’i­mage qui, de par la puis­sance de la chose qu’elle évoque, est la meilleure et la seule plei­ne­ment capable de témoi­gner du pou­voir d’é­vo­ca­tion du pro­cé­dé artis­tique et nar­ra­tif d’É­loïse et de Thomas.

Et main­te­nant que tous les pro­ta­go­nistes ont pas­sé à tra­vers l’in­cen­die fusion­nel des pas­sions et des souf­frances, que peut au juste signi­fier le fait de les pla­cer dans un monde ayant retrou­vé ses cou­leurs ? La marque du pas­sage vers un âge plus adulte, plus doux, plus com­plet ? Le fait de s’être assa­gi ? Est-ce que le désir, les pas­sions se seront adou­cis comme s’ils avaient été réduits à l’es­sen­tiel par des pro­cé­dés alchi­miques ? Par les voies ardues de la dou­leur et de la pas­sion qui brûle et qui blesse jus­qu’aux astres de la joie tran­quille ? On peut se le deman­der, et je laisse bien enten­du le soin de répondre à une telle ques­tion aux lec­trices et lec­teurs futurs, me conten­tant ici de vous mon­trer une image :

Quand la pas­sion se des­sine en cou­leur : Simon entre les cuisses d’Iris…

Je tiens à remer­cier Éloïse et Tho­mas de m’a­voir four­ni quelques heures – voire jour­nées – qui comptent par­mi les plus heu­reuses de ma vie. Et dont les trois ou quatre que j’ai mises à rédi­ger cet article m’ont per­mis de faire un grand pas en avant afin de me libé­rer de la haine de mes sem­blables où m’ont plon­gé les années pré­cé­dentes avec leur lot d’a­bus et d’in­hu­ma­ni­tés. Mer­ci donc d’a­voir pu faire un bout de route avec Iris et Simon et tous les autres dont, comme j’ai déjà pu le dire, je suis tom­bé – amou­reux. Au plai­sir de vous redé­cou­vrir à l’oc­ca­sion d’a­ven­tures futures !

Il ne me reste plus qu’à reve­nir vers la cita­tion que j’ai mise en exergue à cet article que vous êtes sur le point d’a­che­ver : « Pain is love ! » Ce petit bout de phrase est tiré d’une chan­son d’un groupe ita­lien, Spi­ri­tual Front, foyer d’une bande de musi­ciens-artistes, ras­sem­blés autour de Simone Sal­va­to­ri, ayant la voca­tion de com­po­ser « des bal­lades accro­cheuses pour les jeunes nihi­listes qui ont le cœur bri­sé« 6. Mais quand ces sor­ciers parlent de « com­po­ser des bal­lades », ne son­gez sur­tout pas à celles léguées par nos poètes du XIXe avec leur lot de forêts plus ou moins enchan­tées et leurs per­son­nages tirés par les che­veux des légendes d’une Europe depuis long­temps éteinte. Pen­sez plu­tôt à Fran­çois Vil­lon et les excès de ce poète mau­dit avant l’heure, et vous n’au­rez pas besoin de prof de Fran­çais pour vous lais­ser mettre sous le charme quand vous enten­drez par­ler des bauges où se vautrent ces mau­dits modernes afin de s’y faire encu­ler par des amants croi­sés au fond des chiottes publiques. Et qui parlent avec le der­nier raf­fi­ne­ment du plai­sir de plon­ger sa bite au fond des entrailles d’un amant – ou, si vous vou­lez, d’une amante : « La cha­leur de ton corps est un trou dans lequel je vais inévi­ta­ble­ment som­brer« 7. Et qui ont com­pris, comme s’ils avaient, eux aus­si, assi­du­ment sui­vi le récit des amours d’I­ris et de Simon, que – « Pain is love »…

E.T. Raven
Petite Mort – Ama­bi­lia, t. 7
Dyna­mite
ISBN : 9782382093795

  1. « La dou­leur est l’a­mour la dou­leur est l’a­mour / un cri qui res­semble aux bat­te­ments de mon cœur / la dou­leur est l’a­mour la dou­leur est l’a­mour / un lien qui nous rend purs et qui nous blesse » ↩︎
  2. Le San­glier lit­té­raire, E.T. Raven, Can­dice Solère – Post coï­tum ↩︎
  3. Depuis les toutes der­nières pages du tome 2 dans le cas de Char­lotte qui s’est pour­tant très rapi­de­ment impo­sée avec une puis­sance qui a fini par en faire la rivale d’I­ris. ↩︎
  4. E.T. Raven, Petite Mort, p. 22 ↩︎
  5. Le San­glier lit­té­raire, Ama­bi­lia – Nue sous le masque ↩︎
  6. « cat­chy bal­lads for heart­brea­ker nihi­list youth » ↩︎
  7. « Your body’s heat is a hole in which I’ll inevi­ta­bly sink », Spi­ri­tual Front, Bat­tuage ↩︎