Voici donc l’instant fatidique tant redouté : Après Mes vingt ans et Mémoires d’un beatnik, je viens de terminer Les fleurs du Malt, troisième et dernier volet de la trilogie consacrée aux aventures de Dan, jeune militaire breton qui, en cette année fatidique de 1968, a succombé, comme tant d’autres, aux joies de la vie d’un beatnik après avoir lu On the road. Et qui n’a pas tardé à partir, à la première occasion, sur les traces de Kerouac pour suivre lui aussi la Route, cet interminable ruban mystique qu’il convient d’écrire avec majuscule et dont on connaît les dangers depuis le conseil de Bilbo sagement appris par cœur par son neveu :
« Tu vas sur la route et, si tu ne retiens pas tes pieds, Dieu sait jusqu’où tu pourrais être emporté. » [1]J.R.R. Tolkien, Le Seigneur des anneaux, La communauté de l’anneau, livre I, chap. III, Trois font de la compagnie
Dans le cas qui nous intéresse, notre bourlingueur, après avoir parcouru l’Espagne, le Portugal, la Turquie, le Danemark et le Maroc , met le cap sur le grand Nord et franchit la Manche pour se rendre en Écosse, pays de légendes, de fantômes, d’innombrables variétés de whiskys et, d’après des rumeurs qu’il s’agit de vérifier – de filles qui se laissent tomber entre les bras du voyageur en manque dès que celui-ci prononce le sésame : « Ouatariou douing tounaïte ? » Soyons honnête, c’est surtout cette dernière attraction qui attire notre jeune militaire beatnik lequel, tombé sous le charme (des filles bien sûr, mais de tout le reste aussi), comptabilisera, au bout de deux ans, pas moins de dix-huit visites dans les contrées hospitalières qui s’étendent de l’autre côté de la Tweed.
C’est ce nombre presque improbable de voyages qui a obligé l’auteur à changer sa façon de raconter par rapport aux deux premiers textes et à chercher à condenser ses expériences pour en extraire des anecdotes propres à être projetés sur l’écran sans embêter le lecteur avec les répétitions multiples et si vite ennuyantes que la linéarité de la plate réalité ne saurait éviter. Il me semble que ce procédé – nécessaire ! – de condensation, s’il enlève en quelque sorte au texte les rugosités du vécu et le prive en même temps d’une certaine authenticité, comme si la voix du compagnon de voyage résonnait avec moins de force dans les oreilles du lecteur, ne saurait nuire pour autant à l’étrange pouvoir qu’ont les textes de Daniel de Kergoat de rajouter une dimension supplémentaire d’humanité au monde de ceux qui consentent à s’embarquer avec Dan, et de les faire sortir plus riche de l’expérience, de celle-ci au même titre que des précédentes. Et c’est pour cela qu’on peut dire du troisième texte qu’il n’a rien à envier aux deux autres, même si un certain manque d’unité en fait sans doute, aux yeux de votre serviteur au moins, le moins fort de la trilogie.
Fidèle au projet initial étroitement lié à l’exploration des us et coûtumes de la partie féminine de la faune locale – ou, pour le dire avec les mots de Dan : « d’aller voir sous d’autres horizons ce que les filles portent sous leurs jupes » [2]Les Fleurs du Malt, La fille rousse dans l’auberge, un certain nombre de récits est consacré aux filles : à celles de la cafèt d’Inverness, établissement désormais promu au rang d’attraction touristique ; à la revenante peu farouche de l’auberge ; à la fille aux yeux d’émeraude dont la couleur rappelle celle de son île natale et de son combat politique ; à celle encore dont le chemisier mouillé a suscité les fantasmes de Dan et de ses copains et en même temps la colère de son père. D’autres épisodes sacrifient à la couleur locale comme à l’incontournable Nessie, aux kelpies (nettement moins connu par le grand public, c’est une sorte de fantôme qui se présente sous forme d’un poney pour emmener le cavalier vers les fonds marins), aux raouts rustiques des Highlanders, aux châteaux, aux paysages avec leurs lochs et leurs interminables côtes sauvages, et jusqu’aux traditions culinaires comme au Haggis, ce plat traditionnel cuit dans une panse de brebis et généralement très peu apprécié par les palais de nous autres continentaux. Mais tout n’est pas bonheur dans ce monde, loin de là, et certaines épisodes sont cruellement dépourvues de toute légèreté comme celle du vieil homme du loch perdu ou celle encore de la revenante qui désespérément cherche après sa fille perdue dans la maison du lac.
On est loin ici, comme dans tous les récits de Daniel de Kergoat, des grands sentiments lyriques, des événements qui font les gros titres, de tout ce qui est trop grand enfin pour être humain. Le monde de Dan, c’est celui des petites gens, de celles qu’il croise au hasard de ses pérégrinations, celles dont il entraperçoit la vie, une vie qu’il n’a pas le temps ni le droit de sonder plus avant, une vie qu’il partage quand même pendant une heure, un jour, une semaine. Celles dont la rencontre lui laisse des souvenirs – d’un bonheur partagé, d’une douleur entrevue ou pleinement ressentie. Des rencontres qui, parfois, donnent envie de s’arrêter, de partager, jamais assez pourtant pour renoncer au prochain départ qui permettra de découvrir d’autres horizons, d’autres morceaux de vies, d’autres expériences humaines. Parce que c’est cela, en fin de compte, les voyages de Dan : un périple de l’humain, un voyage qui lui fera faire le tour de ce que sont les hommes, un aperçu des univers que contiennent les chaumières aussi bien que les palais.
J’ai déjà dit que Les fleurs du Malt était, à mon grand regret, le dernier volet de la trilogie de Dan le beatnik, et je peux dire que, après avoir partagé ainsi des années de sa vie, après avoir assisté à son éveil à la Route, vécu avec lui la déchirante séparation d’avec Anna, foulé les routes poussiéreuses des Balkans et de la péninsule ibérique, vu le désert du Maroc aussi bien que les criques de la Mer du Nord – je peux dire que celui-ci est un des adieux qui fait mal. On sort de cette lecture comme s’il fallait dire au revoir à un ami de longue date, finalement se séparer d’un compagnon qu’on a eu le bonheur de voir grandir à travers les rencontres et les épreuves, quitter un être humain dont tout nous rapproche malgré la distance aussi bien dans le temps que dans l’espace.
Je me permets quand même de formuler un souhait : devenir le compagnon de route de Dan le breton, c’est une expérience dont j’aimerais voir profiter le plus grand nombre de lecteurs possible.
Mise à jour
Daniel de Kergoat a opté, après s’être dans un premier temps embarqué sur le navire Numériklivres, pour l’auto-édition chez Amazon Kindle. Si la couverture et le mode d’édition ont changé, le contenu est toujours aussi haut de gamme.
Daniel de Kergoat
Les fleurs du Malt
Auto-édition Kindle
ASIN : B072P1DR33
4 réponses à “Daniel de Kergoat, Les fleurs du Malt”
Je suis une Beatnik aussi !
Dans ce cas-là, je ne peux que te recommander la compagnie de Dan le Breton :-)
Très jolie chronique qui fait envie de faire un bout de Route avec le héros. Merci de ce partage !
Merci Dominique, content de t’avoir donné envie de découvrir cet auteur.