Le numérique et la loi des séries
Il m’arrive assez souvent de parler de projets littéraires en progrès, notamment de séries, comme par exemple Bio Super Élite d’Annie May (Chemins obscurs), Margaret et ses filles (Les Érotiques) d’Anne Dézille ou encore, tout récemment, du Cabinet des ombres de Clara Vanely (Walrus). À chaque fois, j’ai été confronté à la question de l’honnêteté de ma démarche, parce que, après tout, comment se prononcer sur la qualité littéraire d’une œuvre sans le connaître dans son ensemble ? On trouvera, certes, toujours quelque chose à dire à propos de l’écriture, de la façon de préparer le terrain, de mener l’intrigue ou de présenter les personnages, mais ne serait-ce pas faire le boulot du département marketing de l’éditeur ? Dans le pire des cas, on ne verra jamais la conclusion d’une série et les lecteurs appâtés devront rester sur leur faim, comme cela s’est notamment produit avec Margaret et ses filles. Je ne vais pas embêter mes lecteurs avec des divagations pseudo-romantiques à propos de la valeur littéraire du fragment, je me borne à constater que le numérique a remis à l’honneur le côté feuilleton de la littérature avec l’éclosion des séries littéraires, et que ceux qui voudraient parler littérature ne peuvent pas se permettre de passer à côté d’un phénomène d’une telle envergure. Et voici posé le terrain sur lequel je m’apprête à vous parler d’un projet très prometteur initié par une des maisons les plus intéressantes dans le numérique pure player, Radius Experience de Walrus Ebooks.
Radius – livre-web inspiré des jeux de rôle
Il y a quelques semaines, le 15 décembre 2014 très exactement, les éditions Walrus ont donc lancé une opération éditoriale de grande envergure : L’expérience Radius. Cette expérience, littéraire au même titre qu’éditoriale, réunit six auteurs autour d’un scénariste qui dirige l’action en lançant à ses auteurs (et à leurs personnages respectifs) des défis qui, une fois relevés, font avancer l’intrigue qui se tisse en direct, un peu à la manière des jeux de rôle. Au moment d’ouvrir ce « livre-web » au grand public, un travail énorme a déjà été investi de la part aussi bien de l’éditeur que de ses auteurs, « des mois » selon l’article qui annonce l’imminence de la publication sur le blog de Walrus Ebooks. Et le lecteur se fera une juste idée de l’ampleur des efforts qu’il reste à fournir, quand il saura que le projet est prévu pour une année d’écriture directe, sous les yeux du public. Et il ne faut pas oublier qu’il y a aussi, à côté du travail proprement littéraire, un défi technologique non négligeable vu qu’il fallait donner un cadre convivial et fiable à ce projet, incarnation en quelque sorte de la volonté de Walrus, clairement énoncée quelques jours avant l’ouverture du site Radius, de remplacer, à plus ou moins long terme, les formats classiques du livre numérique en retournant
« aux sources du web […] [au] livre sur internet, consultable en ligne n’importe quand et n’importe où, depuis votre navigateur » [1]Le livre numérique est mort : vive le livre numérique !, 9 décembre 2014
Franchement, on ne peut que tirer son chapeau devant un tel courage (à moins que ce soit plutôt une telle mégalomanie) de la part d’une petite structure aux ressources sans doute plutôt limitées.
Radius – comment cela fonctionne-t-il ?
Tout d’abord, il faut payer un abonnement pour avoir accès à l’ensemble des textes qui seront publiés tout au long de l’année prévue, quelques morceaux étant disponibles en accès libre, histoire d’aguicher le chaland. Vu l’ampleur des moyens déployés, la durée projetée et le nombre d’auteurs à payer, le prix proposé (prix promotionnel de 15 € jusqu’au 31 janvier, 25 € ensuite) semble plutôt correct. Après avoir lu l’ensemble des morceaux publiés au moment de la rédaction de mon article, je peux même affirmer que ces quinze euros sont de l’argent bien investi.
Mais Radius, bien plus qu’une lecture par abonnement, est aussi une approche multi-facette de la lecture. Si ce n’est pas le texte lui-même qui change (il ne s’agit pas d’interactivité), c’est la perception du lecteur qui évolue au gré des approches de lecture choisies : Il y a donc six auteurs dont chacun incarne un personnage. Le lecteur peut maintenant opter pour une lecture chronologique, chaque morceau étant daté comme une entrée de journal, sautant ainsi entre les personnages en endossant les perspectives respectives de ceux-ci, ou il peut choisir de s’abonner à un ou plusieurs auteurs / personnages et suivre leur parcours depuis les journées fatidiques de l’envoi des boîtes, ce qui correspond à un rétrécissement au moins temporaire de la perspective. Et comme on sait que le contexte est ce qui détermine encore le mieux la perception, on se rend compte du jeu subtil de l’éditeur. Il serait intrigant d’analyser, dans une étape ultérieure, l’influence qu’exercent des morceaux voisins différents les uns sur les autres, la constitution d’ensembles textuels qui changent de signification en fonction des approches variables, et l’effet de ces modifications subtiles sur le lecteur. Un lecteur qu’on peut, en quelque sorte, façonner ou – dresser.
Et l’intrigue dans tout cela ?
On peut se laisser obnubiler par les aspects techniques et novateurs du projet, mais le plus important reste, évidemment, le côté littéraire de la chose, à savoir l’intrigue et le savoir-faire des auteurs. Et Radius est, à la base, un récit de Science Fiction qui s’enrichit progressivement d’éléments du fantastique, surtout dans les récits de Koffi Diagouraga (Michael Roch), ancien brouteur ivoirien, et de Richard Yupuningu (Jacques Fuentealba), australien relié de par son ascendance maternelle aux Aborigènes (et, partant, à toutes ces idées auxquelles se cramponne l’imagination l’occidentale comme traces du rêve & Cie).
Il y a donc six personnages que rien ne lit entre eux, sauf le fait qu’ils reçoivent tous, en septembre 2001, une boîte. Une boîte avec rien dedans sauf un avertissement et une liste sur laquelle s’égrènent sept noms. Plutôt perplexes, ce n’est que grâce au hasard que les protagonistes se rendent compte du pouvoir qu’ils ont tous acquis au moment d’ouvrir la boîte en question, un pouvoir qui leur permet de changer la réalité, ou plutôt de changer la perception de la réalité, dans un radius bien délimité. Un pouvoir que chacun utilisera selon sa personnalité et en fonction des problèmes auxquels il se trouve confronté. Dispersés à travers le monde, ils mettent longtemps à se croiser, certains rechignant plus que d’autres à sortir de l’anonymat.
Malgré tous les vides qu’il faut encore combler et le chemin qu’il reste à parcourir avant la fin du projet, chaque personnage a déjà vécu des aventures qui ne manqueront pas de captiver les lecteurs. Et on ne peut pas dire que ce sont tous des héros, bien au contraire, on tombe sur certains qui auraient mérité un bon gros coup dans la gueule, comme ce redneck suprématiste qui s’amuse à faire disparaître, dans l’enceinte de son radius, les noirs, les juifs et les latinos. D’autres, plus fréquentables d’abord, ne manqueront pourtant pas de nous effrayer par l’usage qu’ils font de leur pouvoir et la facilité avec laquelle ils se mettent à abattre des dizaines d’hommes et de femmes. Disons-le avec un des protagonistes, Pekka Sulander, cet écrivain de porno furry :
« Certains d’entre nous sont… Enfin, disons qu’ils sont particuliers » [2]Pekka Sulander dans une conversation avec Antoine Griot, Conversation Secrète, le 14 janvier 2015 à 19:42
Et comme si tout cela n’était pas assez, il y a des phénomènes inquiétantes qui se produisent à l’échelle mondiale, et les « Radius », comprenant qu’un des leurs doit en être l’origine, commencent à se rapprocher les uns des autres.
L’intrigue en est là au moment où je rédige l’article, et le moins que je puisse dire c’est que j’attends la suite de l’histoire avec impatience et que je crains que le rythme actuel, assez parcimonieux, des publications risque de me laisser sur la faim. Surtout quand je pense aux instants fiévreux que j’ai déjà pu passer en remontant les années qui se sont écoulées depuis l’envoi des boîtes. Mais Radius, par la multiplicité des perspectives et la multitude des intrigues qui se recoupent, est déjà maintenant un beau succès, et je ne regretterais pas l’argent même si les publications devaient s’arrêter du jour au lendemain. Reste pourtant à savoir si les auteurs impliqués se révéleront des marathoniens à la hauteur du défi jusqu’au bout.
Et alors ?
J’ai rencontré quelques obstacles à la lecture qui me semblent liés au format choisi et que je ne voudrais pas passer sous silence. Côté technologie, d’abord, il me semble que la réflexion peut être poussée plus loin. Par exemple, il y a parfois de nouveaux chapitres qui apparaissent comme par magie, des morceaux dont certains appartiennent à un passé qu’on croyait lu et assimilé. Mais non. Le lecteur doit donc, pour être sûr de ne rien louper, faire le tour de l’ensemble de la page Sommaire pour y repérer les encadrés annonçant leur virginité par un beau blanc tout brillant. On aimerait avoir une fonctionnalité abonnement ou une page Nouveautés pour être mis au courant de l’apparition de nouveaux bribes de textes. Cela permettrait en même temps d’éviter de décevoir les lecteurs impatients de suivre le progrès de l’intrigue dont certains risquent de revenir assez souvent bredouilles de leurs visites du site.
Ensuite, comme un certain temps peut passer entre deux sessions de lecture, l’oubli a le temps de s’installer, et il faut parfois revenir en arrière pour pouvoir correctement placer un nouveau morceau dans le contexte de l’intrigue, ce qui peut être fatigant. Mais c’est sans doute le prix à payer pour un texte ouvert qui se déploie et se complète sous les yeux du lecteur.
En guise de conclusion, même si cela peut paraître paradoxal en parlant d’un texte en pleine écriture, je dois avouer que je n’ai pas vraiment compris l’utilité de publier un texte en plein développement, surtout quand la progression n’est pas celle d’un feuilleton en mode linéaire qu’on est obligé de suivre au jour le jour sous peine de rater le prochain épisode, mais plutôt celle d’un puzzle dont on trouve les morceaux un peu au gré du hasard. Aurais-je dû attendre la fin des publications et me contenter de lire le livre numérique que l’éditeur promet d’envoyer aux abonnés pour que ceux-ci puissent conserver le texte indépendamment du sort de la page web ? Une question à laquelle je ne peux honnêtement répondre avant d’avoir suivi l’aventure jusqu’au bout, parce qu’on a vu la finesse de l’éditeur qui entend jouer avec les perspectives. Et une lecture au long cours, ne risque-t-elle pas de changer, elle aussi, les perspectives, au gré des évolutions des uns et des autres ? Soyons donc patients et croisons les doigts pour que le bateau Radius arrive à bon port.

Radius
Livre-web
Éditions Walrus
Références
↑1 | Le livre numérique est mort : vive le livre numérique !, 9 décembre 2014 |
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↑2 | Pekka Sulander dans une conversation avec Antoine Griot, Conversation Secrète, le 14 janvier 2015 à 19:42 |
Commentaires
5 réponses à “Radius – ouvrage collectif et pari éditorial”
«(…) il faut payer un abonnement pour avoir accès à l’ensemble des textes (…) » Attention, ce n’est pas vraiment un abonnement puisque la somme n’est demandée qu’une fois et ouvre la totalité des lectures sur la durée complète du projet, y compris l’accès au téléchargement des textes au format numérique une fois l’histoire terminée.
Oui, c’est juste, on paye une seule fois et ça y est. Merci pour la précision.
Concept intéressant !
Un concept qui semble fonctionner aussi :-)