Anne Bert, S’in­ven­ter un autre jour

Anne Bert passe en géné­ral pour une autrice éro­tique, répu­ta­tion qu’elle s’est acquise en publiant, aux sul­fu­reuses Édi­tions Blanche de sur­croît, un pre­mier recueil de nou­velles,  L’eau à la bouche, dont les textes baignent, selon les mots de l’au­trice, dans « un éro­tisme joyeux, solaire » [1]Anne Bert dans une inter­view parue le 24/02/2009 dans l’édition Cha­rente-Mari­time du Sud-Ouest, et, deux ans plus tard, un pre­mier roman, Perle, dont la qua­trième de cou­ver­ture indique qu’il pro­met l’ex­plo­ra­tion de « tous les che­mins du plai­sir », met­tant ain­si, une seconde fois, l’eau à la bouche de lec­teurs avides de plai­sirs char­nels. Mais col­ler une éti­quette sur quel­qu’un, c’est une démarche hasar­deuse dans le meilleur des cas, démarche qu’il faut tou­jours remettre en ques­tion, parce qu’elle néglige la com­plexi­té de l’être humain et les richesses que celui-ci recèle. Et dans le cas d’Anne Bert, il serait ter­ri­ble­ment réduc­teur de vou­loir l’en­fer­mer dans le sérail des auteurs éro­tiques, une res­tric­tion qui ferait injus­tice à un talent qui dépasse de très loin ce champ-là, sans vou­loir por­ter la moindre pré­ju­dice à l’in­con­tes­table valeur lit­té­raire de ce dernier.

Il suf­fit, pour le consta­ter, de feuille­ter les pages vir­tuelles d’Épi­logue, roman paru en numé­rique aux Édi­tions Edi­cool, consa­cré aux ques­tions de la soli­tude et de la fin de vie, un texte très loin de toute conno­ta­tion éro­tique. Et son der­nier recueil en date, paru en novembre 2013 aux Édi­tions Tabou, S’in­ven­ter un autre jour, est une belle illus­tra­tion sup­plé­men­taire du talent diver­si­fié de cette plume bor­de­laise, avec ses textes qui échappent à toute qua­li­fi­ca­tion som­maire et qui obligent le lec­teur à s’in­ter­ro­ger sur le désir comme qua­li­té humaine et sur les drames qui se jouent en marge de la société.

Le recueil s’ouvre sur un texte assez long dont le titre tra­duit par­fai­te­ment l’é­mo­tion à vif de la pro­ta­go­niste, Ré, mon enfoi­rée. Une his­toire qui démarre très dou­ce­ment (une ado­les­cente qui guette l’ar­ri­vée d’une star sur son île) mais se corse au gré des pages acqué­rant d’a­bord un goût plus inso­lite (elle demande à la vedette en ques­tion de la faire jouir par des mots, par sa seule voix) avant d’ad­mi­nis­trer un véri­table coup de poing dans la gueule du lec­teur, coup de poing dont la vio­lence n’empêche pas le récit de se clore sur une image insi­dieu­se­ment anodine :

« … le nez dans les étoiles on écou­te­rait les vagues mou­rir sur le rivage. » (p. 49)

La vie avec ses abîmes cachés reste au ren­dez-vous dans la nou­velle sui­vante, Tom, fils de la nuit, l’in­fir­mier de nuit qui s’oc­cupe de ses patientes fémi­nines avec un talent sans pareil, talent pour­tant acquis au prix fort par un séjour pro­lon­gé en enfer d’où il s’est échap­pé en emprun­tant les obs­curs che­mins de tra­verse qui font débor­der la nuit inté­rieure jus­qu’à englou­tir le monde entier.

À lire :
Patrick Delperdange, Toison d'or

Tan­dis que l’is­sue de la ren­contre dans Le bai­ser de l’homme-chien est un brin trop pré­vi­sible à mon goût pour réel­le­ment émou­voir, celle de La pro­messe emmène la pro­ta­go­niste, et le lec­teur avec elle, dans des parages où peu d’autres se sont aven­tu­rés avant elle, et on n’au­ra rare­ment vu un décor aus­si bien exploi­té que le cime­tière qui accueille­ra les sin­gu­liers ébats de la narratrice.

Une ren­contre d’un autre genre, vir­tuelle cette fois-ci, attend le lec­teur dans le texte inti­tu­lé Femme d’oc­tets. On l’au­ra devi­né après tout ce qui pré­cède, la mort aura son mot à dire dans le récit de cette pré­sence étrange et inex­pli­cable qui se ter­mine sur un mode de conte de fée ou de mythe où la trans­gres­sion du regard se voit punie par l’ir­ré­mé­diable absence, à la façon des héros qui ne peuvent s’empêcher de se retour­ner pour – regarder.

Après toutes ces his­toires oscil­lant entre Eros et Tha­na­tos, le recueil se ter­mine sur une note plu­tôt opti­miste avec une ren­contre qui a pour­tant tout pour effrayer. Parce que quelle femme aime­rait être abor­dée par un exhi­bi­tion­niste qui, en plus, se met à la pour­suivre jusque dans le train ? Et pour­tant, Odile, la pro­ta­go­niste, s’en­dort à l’is­sue de son aven­ture, le sou­rire aux lèvres, quelque part entre réa­li­té et fan­tasme, au seuil d’une terre entre­vue et pro­met­teuse, qui ouvre des pers­pec­tives sur d’autres façon de vivre, des moyens de s’in­ven­ter un autre jour.

Nous l’a­vons vu, à l’ex­cep­tion de ce der­nier texte, le recueil est mar­qué par le voi­si­nage aus­si fami­lier que per­sis­tam­ment étrange de la mort et de l’a­mour. S’il n’y a rien de nou­veau dans une telle approche, Anne Bert a su trou­ver le moyen d’en renou­ve­ler le charme inquié­tant en créant des per­son­nages capables de sor­tir de leur cadre et de mar­quer le lec­teur au fer rouge de leur quo­ti­dien­ne­té poten­tielle. Après avoir absor­bé les philtres conte­nus dans ces paroles, le lec­teur n’au­ra plus le même regard sur le monde qui l’en­toure et dont il croyait avoir l’habitude.

À lire :
E.T. Raven, Amabilia – Petite Mort

Il y a, à ce jour, très peu de recen­sions consa­crées au recueil en ques­tion en dehors du cercle assez res­treint des blogs qui se sont fait une spé­cia­li­té de l’é­ro­tisme lit­té­raire. On y trouve les blogs incon­tour­nables de Cho­co­lat­Can­nelle et d’Isa­belle Loré­dan, ou encore celui, moins four­ni, d’Aline Tos­ca. Et on ne sau­rait s’é­ton­ner d’y retrou­ver les mêmes réserves à pro­pos du carac­tère éro­tique du recueil : Pour Cho­co­lat­Can­nelle, « il ne s’agit pas à pro­pre­ment par­ler de lit­té­ra­ture éro­tique », et Isa­belle Loré­dan se demande « s’il est appro­prié de qua­li­fier ce recueil d’érotique », pro­po­sant d’y voir plu­tôt des « textes trai­tant de l’intime et du tabou, et dans les­quels la sexua­li­té n’est fina­le­ment pas vrai­ment le fond de com­merce. » Je par­tage tout à fait cette opi­nion, et je regrette de voir ces textes de grande qua­li­té enfer­més dans le cercle assez res­treints des « connais­seurs ». Certes, l’es­time des Hap­py few peut être flat­teur, mais pour­quoi pri­ver la grande majo­ri­té des lec­teurs d’une écri­vaine qui aurait lar­ge­ment méri­tée d’être mieux connue encore. Et voi­ci que se pré­sente, une fois de plus, le pro­blème très réel des éti­quettes trop hâti­ve­ment appliquées.

Anne Bert
S’in­ven­ter un autre jour
Édi­tions Tabou
ISBN : 9782363260161

Réfé­rences

Réfé­rences
1 Anne Bert dans une inter­view parue le 24/02/2009 dans l’édition Cha­rente-Mari­time du Sud-Ouest
Dessin d'une femme nue debout, vue de profil. Elle tient un gode dans la main droite qu'elle est en train de s'introduire dans le vagin.
Dessin réalisé par Sammk95

Commentaires

Une réponse à “Anne Bert, S’in­ven­ter un autre jour”

  1. Leeloo Van Loo

    Eh oui, Tho­mas, les fameuses éti­quettes… Dif­fi­cile, d’au­tant que ce roman n’est pas éti­que­té éro­tique par l’é­di­teur et qu’il n’a pas été pré­sen­té ain­si aux libraires. 

    Et c’est d’au­tant plus navrant quand on sait qu’il suf­fit d’être publié chez Tabou pour que les jour­na­listes boudent un ouvrage qu’ils vont mettre dans la case éro­tique (ce qui sou­vent signi­fie pour eux « por­no »). D’où des flops monu­men­taux comme Mora­lo­po­lis, roman d’an­ti­ci­pa­tion et dys­to­pie pré­sen­tée comme telle, qui fut soit bou­dé pour son « sul­fu­reux » logo « sans inter­dit », soit ran­gé au rayon érotisme.

    Oui, le sexe, c’est l’in­time et c’est un monde aux pay­sages variés, comme la vie, comme la mul­ti­tude des êtres sexués que nous sommes. Et cette sexua­li­té n’a pas for­cé­ment de dimen­sion mas­tur­ba­toire. Elle donne par­fois nais­sance à des récits poi­gnants de sen­si­bi­li­té ou débor­dants d’hu­mour. D’autres auteurs en font les frais (comme Fran­çoise Rey, même si sa tren­taine de livre lui donne un tan­ti­net plus de cré­dit et d’é­cho dans le monde du livre, c’est encore trop fri­leux consi­dé­rant son immense talent).

    De sur­croît – hélas ! – la clas­si­fi­ca­tion CLIL sug­gère que dès lors que la thé­ma­tique prin­ci­pale est orien­tée sur la sexua­li­té, le livre soit réper­to­rié comme « éro­tique » (ce qui peut aus­si des­ser­vir des ouvrages comme Trans­ports en com­mun dont la fina­li­té de nom­breuses nou­velles n’est pas d’é­mous­tiller, qui contient des textes por­no­gra­phiques et d’autres sombres, voire glauques ou pro­fon­dé­ment déran­geants). Comme si la sexua­li­té n’a­vait qu’une cou­leur, il n’existe dans la caté­go­rie « Romans éro­tiques » aucune décli­nai­son de styles pré­vue par le monde du livre…

    Mer­ci pour cette belle cri­tique d’un livre qui m’a énor­mé­ment plu. Je salue encore le tra­vail de l’ar­tiste pho­to­graphe – Ann Keel – pour tout ce que la cou­ver­ture exprime de sen­si­bi­li­té, de ten­dresse et de vul­né­ra­bi­li­té. Et Anne Bert pour ce recueil de nou­velles admirable.