Parfois, on tombe sur des fantômes. Rassurez-vous, je ne vais pas vous parler d’expériences transcendantales ou de séances spiritistes. Non, je veux juste vous entretenir d’un souvenir, surgi à l’improviste, témoin d’un autre âge, d’une époque reculée, familière et distante en même temps. Dans ce cas-ci, il s’agit – évidemment, je dirais – d’un texte qui m’est tombé entre les mains, à l’improviste, longtemps après avoir abandonné les recherches, neuf ans après sa parution. Terme qui, dans le cas qui nous concerne, rime avec disparition vu que le texte n’est plus disponible depuis très longtemps. À moins de vous tourner vers les antiquaires à la Abebooks ou Momox où j’ai finalement pu l’acquérir à un prix ridicule.
Je ne sais pas si certains d’entre vous se souviennent de Jean-Louis Michel. J’ai parlé d’un de ses textes dans le temps, publié à côté des miens – dans une collection différente quand même vu que, lui, c’était des polars, et moi, des pornos – chez Numériklivres. J’ai évidemment fait des recherches avant d’attaquer l’article que j’allais consacrer à Sang d’encre, et je suis tombé sur un titre qui a aussitôt capté mon attention : Isa, too drunk to fuck. Connaissant mes penchants, vous vous doutez de ce que, avec un titre aussi prometteur, j’ai aussitôt eu envie de me le farcir, mais non, même à l’époque (juin 2013) il était déjà indisponible. J’ai bien eu l’espoir de voir l’auteur se pencher dessus afin de sortir une version 2.01, et peut-être même enfin en numérique, du texte :
J’entrevois les coupes, les reformulations. Je tranche et j’ampute. Je taille à vif, comme on taille un rosier, au début du printemps. Des passages entiers tombent, des pages s’envolent, une véritable chimio, un traitement de choc. Isa renaitra de ses cendres, bientôt : Too Drunk To Fuck V2.02
Mais non, Jean-Louis n’a finalement jamais donné suite à ce projet, et je pense que le roman doit dormir dans quelque tiroir – numérique ou autre – dans l’attente d’une résurrection qui, sans doute, ne viendra jamais.
Quoi qu’il en soit, j’ai finalement réussi à mettre la main sur le bouquin – sans la moindre préméditation, je vous l’assure – et je me suis lancé dans cette aventure avec la verve du grand nostalgique que je suis – nostalgique de l’âge d’or de l’édition numérique dominée à ce moment unique par quelques petites maisons qui, pendant un temps, ont su imposer un certain rythme aux discussions et qui ont peut-être même contribué à faire évoluer le biotope littéraire. Il n’en reste pratiquement plus rien de cet âge pionnier, sauf quelques noms, quelques textes, quelques souvenirs. Et parfois des résurgences.
Mais j’oublie, à force de radoter, de vous parler du principal – du texte ! Isa, donc. Isa, employée dans une boîte de consultants de finance, est le noyau d’un petit groupe de collègues devenus amis et de celles et de ceux qui, en comité archi-restreint, gravitent autour d’eux, au point de finir par intégrer le groupe. Mais avant cela, il y a le noyau dur : Isa, David et Théo. Une fille complètement déglinguée, un type qui a raté l’épopée punk et qui essaie de se construire une vie équilibrée entre son boulot tout ce qu’il y a de plus convenu et ses aspirations de hardeur musical, et un homosexuel qui, loin encore du Mariage pour tous, pendule entre l’envie de se construire une vie sociale et la révolte par le sexe.
Les aventures de la petite troupe se jouent donc en comité restreint, le tout narré à la première personne par le dénommé David, un individu que je soupçonne être une sorte d’alter ego de l’auteur avec lequel il partage, déjà, l’ascendance bretonne. David, après avoir bossé en tant que directeur financier dans une start-up basée à Rennes, débarque à Paris où il rejoint une boîte spécialisée dans des opérations pour « optimisation fiscale » à la limite de la légalité et du bon goût. On peut évidemment se poser des questions à propos d’une telle orientation professionnelle, sauf que c’est sans doute le meilleur moyen pour quelqu’un resté punk au fond du cœur – punk qui se sent l’âme d’un maoïste, peut-être ? – de contribuer à la destruction de la société par le too much, de la conduire au bord de l’abîme avant de lui donner une bonne grosse tape dans le dos afin de faire table rase du passé dans l’espoir de voir se construire quelque chose de meilleur. « Bref… » pour le dire avec une autre de mes icônes de ces années-là, Thomas Fiera. Quand je vous ai dit que je suis un grand nostalgique…
Quoi qu’il en soit, c’est après avoir croisé Isa dans le cabinet financier en question que tout démarre et que David se retrouve dans un maelstrom où il rejoint l’héroïne éponyme, une créature qu’on croirait directement inspirée par un célèbre modèle littéraire, Jekyll and Hyde. Comme ce personnage-là, elle existe en deux saveurs, l’une tout ce qu’il y a de plus gentille, convenue et – fade, l’autre une pure dévergondée qui ne recule devant aucun excès, toujours en train de se saouler, de fumer des spliffs, de se jeter sur la bite d’un beau mec ou entre les cuisses d’une belle gosse. À moins de se laisser conduire aux chiottes pour se faire doigter en vitesse par une butch croisée dans le Rainbow Warrior, repère mal famé de lesbiennes en quête d’une partie de galipettes vite faite bien faite et ni vue (encore que…) ni connue. Comme Isa n’est pas farouche pour deux sous, elle a vite fait d’embarquer le nouveau collège dans ses tournées nocturnes avant de le rejoindre dans sa couche. Mais, comme le titre l’indique, rien ne se passe jamais à ce niveau-là, la conclusion étant d’abord rendue impossible par la quantité de drogues consumées et ensuite par la belle Stéphanie croisée dans une des soirées « de la haute » qu’Isa adore squatter et qui finit par conquérir et apprivoiser notre bon narrateur.
Le roman ne présente pas vraiment une intrigue bien ficelée, c’est plutôt une suite de petites histoires reliées entre elles par la présence des protagonistes et les souvenirs qu’ils se construisent au fil des aventures. Ce procédé me convient parce qu’il aide à consommer le texte par petites doses et à se retrouver facilement dans une ambiance propre à déstabiliser le lecteur avec la multitude des décors, le nombre d’allusions aux événements et aux personnages contemporains et la complexité des réseaux relationnels qui se tissent entre les personnages et les membres de leurs clans respectifs. En même temps, malgré ce côté expansif de la narration, il y a un mouvement contraire, de repli communautaire presque, qui fait qu’on se retrouve sur un pied d’intimité avec les personnages. Ce qui, dans mon cas bien précis, m’a conduit à me plonger dans leur univers pendant que je grignotais mes tartines à la table du petit déjeuner, regrettant presque de devoir poser le bouquin le temps de prendre une gorgée de café. J’ai même délaissé, au profit d’Isa, de Théo et de David, le journal sacro-saint du week-end. Vous imaginez ce que j’ai dû ressentir quand le récit s’est terminé ? Compte tenu du caractère violent du dénouement, rendu plus poignant encore parce que tout laissait croire à une fin tout à fait différente, violemment anéantie par le coup final que le narrateur assène à son public loin de tout soupçon, endormi par un certain parfum d’eau de roses tellement dense et lourd que je commençais par me poser des questions, essayant même de deviner quel coup tordu l’auteur ruminait pour tout casser. Et je peux vous révéler que je n’ai pas été déçu. Choqué, oui, un peu quand même, mais pas déçu. Sérieusement.
L’univers d’Isa, too drunk to fuck conduit le lecteur dans une période qui peut sembler très proche – une décennie, approximativement – et en même temps très loin. Le récit est plus ou moins contemporain du moment de sa parution en 2011. La crise financière de 2008 est brièvement évoquée3 et le Mariage pour est encore loin d’être acté au moment de la parution du texte, en 2011. C’est quelque part entre ces deux dates que les personnages sont censés évoluer, même si le lecteur a parfois l’impression d’être transporté dans ce qu’il conviendrait d’appeler une autre ère encore, à savoir celle de la naissance des dots com, de l’émergence à grande échelle d’Internet et de la révolution économique l’accompagnant. Est-ce parce que l’auteur a commencé l’écriture en 2008, avec peut-être une certaine nostalgie du regard en arrière ? Très difficile de le dire ou de mettre la main dessus en citant des passages du texte, c’est juste une impression que j’ai eue en voyant les personnages évoluer dans une société qui semble loin de la notion même de « crise », omniprésente pourtant dans les années post-2008. Et comme j’en suis à vous parler « impression », il y a un autre truc sur lequel seul l’auteur pourrait nous éclairer. Celui-ci, dans une Note de l’auteur précédant le texte, explique qu’il y a eu, dans la genèse du roman, un changement fondamental de décor. Ayant d’abord été placé de l’autre côté de l’Atlantique, à San Francisco (lieu de choix pour y planter un récit qui parle en grande partie de tolérance et d’homosexualité), il a ensuite été transplanté à Paris pour répondre au besoin de l’auteur, comme celui-ci l’explique, de familiarité :
il se pourrait bien qu’on écrive bien que de ce qu’on connaît4
On imagine le niveau de travail fondamental nécessaire pour conduire à bien une telle translation. Chapeau bas, Jean-Louis ! On finit pourtant par se rendre compte de la présence de vestiges, d’un niveau souterrain, quand on tombe, par exemple, sur l’épisode de la petite sœur du narrateur qui vient le rejoindre à Paris et qu’on irait chercher à – l’aéroport. Ce qui serait tout à fait acceptable aux États-Unis où tout le monde se déplace en avion vu les distances, mais assez inhabituel en France où, après tout, le train assure les liaisons avec la capitale, et même à Très Grande Vitesse, au départ de Rennes. Mais ce n’est qu’un infime détail dont les philologues de mon espèce sont friands…
Il n’est pas difficile de comprendre le message véhiculé par Isa, l’auteur l’explique carrément dans sa note-préface. Isa, c’est la tolérance, d’un côté, et c’est le combat politique contre l’extrême-droite de l’autre. C’est dans la conclusion du texte que ces deux motivations se rejoignent dans un geste dans la force ne peut être surestimé. Un geste qui met un terme au récit et aux illusions par lesquelles certains auraient aimé se laisser bercer. Mais non, les temps ne sont pas favorables aux divergences, aux styles de vie divergents de la norme, cette notion si souvent évoquée et pourtant insaisissable, en évolution constante. Et aujourd’hui, une dizaine d’années plus tard, moins encore peut-être qu’à l’époque d’Isa, et malgré tous les acquis comme justement ce Mariage pour tous, acte de courage qui aura fait entrer dans l’Histoire un des plus mauvais présidents d’une République pourtant plus que bicentenaire.
Isa, too drunk to fuck, c’est donc bien sûr le récit d’un désillusionnement, mais c’est aussi, pour les lecteurs, l’occasion d’offrir un bon gros coup d’air à leurs méninges et d’ouvrir grands les bras afin d’accueillir et d’embrasser tous leurs semblables avec toutes leurs différences qui constituent une bonne partie du potentiel de nos sociétés en danger d’insignifiance. Et puis, et malgré toute sa charge de douleur et de désespoir, c’est l’occasion de se ressourcer en respirant à côté de personnages dont l’humanité n’a rien à envier à personne. Une lecture qui, déjà, me manque …
Jean-Louis Michel
Isa, too drunk to fuck
Éditions 93
ISBN : 9782919695027
Disponible dans les librairies d’occasion en ligne
- Et oui, c’était l’époque du 2.0, à commencer par la Toile 2.0, celle-là même qu’aujourd’hui tout le monde identifie à l’avènement des réseaux sociaux qui, depuis, ont eu le temps de démontrer leur potentiel ravageur. ↩︎
- Article paru dans le blog de l’auteur, lui aussi délaissé depuis très longtemps : Jean-Louis Michel, Too Drunk To Fuck V2.0 ↩︎
- p. 23 ↩︎
- p. 12 ↩︎