Michel Torres, Tabar­ka. La Saga de Mô, t. 4

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Les affi­cio­na­dos du San­glier connaissent son appé­tit déme­su­ré pour les aven­tures inso­lites de la Saga de Mô, véri­table épo­pée du bas­sin de Thau et de sa faune de mar­gi­naux, minus­cule uni­vers en conden­sé où l’His­toire s’ouvre au large et se frotte au fan­tas­tique. C’est donc sans sur­prise que, cette année-ci, je me suis offert, en guise de cadeau de Noël anti­ci­pé, la lec­ture du petit der­nier en date de Michel Torres, Tabar­ka, qua­trième épi­sode de la Saga, paru le 1 juin 2016 déjà, tou­jours chez publie.net.

Mô est donc de retour, et depuis long­temps, des expé­di­tions mytho­lo­giques de l’é­pi­sode pré­cé­dent, des expé­di­tions dans les­quelles l’a entraî­né son oncle, grand cri­mi­nel nazi nos­tal­gique de ses exploits meur­triers et en quête de ses com­plices morts. Remon­té des pro­fon­deurs infectes de l’Étang d’encre où il a son­dé, Dante moderne, l’en­fer de toutes les haines, on le retrouve cam­pé au bord de son étang à lui, celui de Thau, mel­ting-pot des civi­li­sa­tions médi­ter­ra­néennes, celui qui l’a vu naître et où il s’est ins­tal­lé bien à l’é­cart des gens et du monde, reclus volon­taire dans la soli­tude de sa baraque, dans celle de ses plon­gées, de ses excur­sions en mer, et dans celle sur­tout, bien plus pro­fonde encore, de ses sou­ve­nirs res­sas­sés à l’a­bri des regards.

Vingt ans ont pas­sé depuis son périple sou­ter­rain, et le lec­teur le retrouve – comme si de rien n’é­tait, comme si le pas­sage des années ne pou­vait affec­ter ce per­son­nage aux dimen­sions légen­daires – dans le décor deve­nu fami­lier, au bord du canal bien connu, seul avec ses fan­tômes, guet­tant dans le noir. Et les fan­tômes, ils sont légion depuis le temps, ceux de ses parents, de ses cama­rades, de ses amours.

[Mô] n’arrive pas à réa­li­ser la mort de son ami ; ça tombe comme des mouches autour de lui, une danse macabre. (Tabar­ka, chap. 29 Le phare)

Parce qu’il ne faut pas se trom­per ! La vie de ce loup deve­nu vieux n’est pas aus­si soli­taire que ce que les cliches pour­raient faire croire, cer­taines de ses ren­contres ayant lais­sé des traces et des cica­trices. Et le silence où Mô essaie d’en­fer­mer les échos de ce pas­sé est d’au­tant plus assour­dis­sant qu’on le devine grouillant de voix d’outre-tombe. Peu importe que ces spectres prennent, à l’oc­ca­sion, la forme d’une arai­gnée, Parque en train de tran­quille­ment tis­ser ses toiles.

Liu, la sirène chinoise péchée par Mô au large de Sète
« Parce que c’était Liu, / Parce que c’était Mô. »

Par­mi ces spectres-là, il y a aus­si des femmes. Si Mô n’est pas à pro­pre­ment par­ler un séduc­teur, un homme à femmes, cela ne veut pas dire pour autant que lui les laisse indif­fé­rentes. Et pour­tant, elles sont spé­ciales, celles qui se laissent ten­ter, par néces­si­té plu­tôt que par choix, des créa­tures bien fra­giles aux­quelles Mô essaie de rendre un peu de force, un sem­blant de confiance. Cette fois-ci, après Mali­ka dis­pa­rue vingt ans plus tôt, il y a Liu, sirène aux yeux bri­dés, repê­chée au large de Sète, à l’is­sue d’une affaire ayant mal tour­née. Pro­je­tée dans les bras de Mô sans qu’on sache d’où elle vienne, c’est celui-ci qui finit par s’ac­cro­cher à elle comme à un ultime espoir d’é­chap­per à la soli­tude avec son cor­tège de maux. Il la ramasse, butin arra­ché aux mains de la mafia, la dépose dans sa baraque, prend soin d’elle pen­dant ses crises de manque, se terre avec elle au fond de son Tabar­ka [1]Il faut sans doute pré­ci­ser, à l’in­ten­tion des non-ini­tiés qui, comme moi, n’ont pas le pri­vi­lège d’ha­bi­ter les lieux, que Tabar­ka, c’est aujourd’­hui le nom d’une sorte de parc, ancien … Conti­nue rea­ding d’a­bord, dans les anciennes salines ensuite, pour se mettre à l’a­bri des mau­vaises sur­prises et des balles tirées à l’im­pro­viste. Et c’est la lente fuite de ce couple impro­bable, ryth­mée par l’eau stag­nante de la lagune, qui donne à l’au­teur l’oc­ca­sion de lon­gue­ment évo­quer le lit­to­ral, sa soli­tude déser­tique aux effluves salines, ses plaies creu­sées par l’homme et sa vora­ci­té, et ses racines qui des­cendent aus­si loin que l’hu­ma­ni­té. Ce sont là sans aucun doute les meilleures pages de ce récit une fois encore riche en décou­vertes, d’un récit qui met en évi­dence la dimen­sion mythique de cette région, une emprise à laquelle les faits et les gestes des humains n’é­chappent pas, du pas­sé le plus recu­lé des

blocs de pierre taillée de l’antique jetée gré­co-romaine, oubliés des dieux et des hommes, quais per­dus, sub­mer­gés, en par­tie enli­sés, recou­verts d’un fau­visme mou­vant d’algues brunes, rousses et jaunes (chap. 1, Héros)

jus­qu’à la moder­ni­té et la décharge près de Sète, « infec­tion légale sur le lido, l’un des can­cers du cor­don lit­to­ral » (chap. 18, Sa Camargue, petite), déluge d’or­dures enva­hies par les rats, peuple mythique avec son cor­tège d’é­pi­dé­mies et de malé­dic­tions, armée de che­va­liers apo­ca­lyp­tiques, trait d’u­nion entre les plaies bibliques et les légendes du folk­lore européen.

À lire :
Vincent Almendros, Un été

Le rôle de Liu ne se borne pour­tant pas à cette drôle d’invi­ta­tion au voyage, et elle n’est pas un bête pré­texte pour lais­ser à l’au­teur le plai­sir d’emmener ses lec­teurs dans une pro­me­nade vers les lieux qui lui sont chers. Elle a aus­si un rôle à jouer, et celui-ci consiste non seule­ment à faire déclen­cher la ven­det­ta finale, mais aus­si à rendre à Mô une jeu­nesse – tout ce qu’il y a de plus pro­vi­soire – retrou­vée au sein de l’eau, son élé­ment, deve­nue le témoin de ses ébats et de ses bati­fo­lages avec une belle Naïade qui sait gar­der ses secrets  – si elle en a -, qui refuse de rien dévoi­ler de ses anté­cé­dents et qui finit par dis­pa­raître (à moins de se dis­soudre) dans la nature sans lais­ser de traces. Une dis­pa­ri­tion qui laisse le lec­teur en proie à des visions dan­tesques à pro­pos du sort que Liu a pu subir, l’i­ma­gi­na­tion exa­cer­bée par la vio­lence insou­te­na­ble­ment expli­cite des assas­si­nats aux­quels Michel Torres contraint ses lec­teurs à assis­ter. L’ab­sence de toute indi­ca­tion posi­tive de ce qui a bien pu arri­ver à la jeune femme – une fuite ? un crime ? – est une belle appli­ca­tion pous­sée à l’ex­trême du pré­cepte que Bar­bey d’Au­re­vil­ly a pla­cé dans la bouche d’un de ses nar­ra­teurs, à savoir que

l’enfer, vu par un sou­pi­rail, devrait être plus effrayant que si, d’un seul et pla­nant regard, on pou­vait l’embrasser tout entier. (Le des­sous de cartes d’une par­tie de whist)

Michel Torres excelle, on en a l’ha­bi­tude depuis le pre­mier épi­sode de la Saga, quand il évoque le pas­sé de sa région, la flore et la faune de son lit­to­ral à la confi­gu­ra­tion bien par­ti­cu­lière, où les ves­tiges du pas­sé se cachent à fleur d’eau et où les fan­tômes sortent de leur domaine pour se pro­me­ner en plein jour. La richesse de ce que l’on découvre, en com­pa­gnie de Mô, laisse le lec­teur sans voix, en train de se rêver dans un monde déchi­ré entre la per­sis­tance des ori­gines et le tenace refus de se dis­soudre dans l’a­cide d’une moder­ni­té qu’on voit pour­tant éclore un peu partout.

À lire :
Andrew Tarusov, Swinging Island

Mal­gré tout le bien que je peux dire de ce roman, il me semble pour­tant que le qua­trième épi­sode, s’il répond à un grand nombre des attentes des lec­teurs, est moins bien construit que les épi­sodes pré­cé­dents, ce qui se tra­duit sur­tout par une conclu­sion bien trop linéaire qui coupe court à la ten­sion construite pen­dant de longs cha­pitres. L’au­teur a habi­tué ses lec­teurs aux dénoue­ments tra­giques, aux déchaî­ne­ments d’une cruau­té sans bornes, à l’im­pos­si­bi­li­té du bon­heur aus­si, sur­tout quand il s’a­git de son pro­ta­go­niste. Quand celui-ci vit donc, l’es­pace de quelques cha­pitres, une sorte de bon­heur en com­pri­mé, la cer­ti­tude de voir celui-ci se bri­ser se double de l’an­goisse des tour­mentes à venir, et on craint le pire pour celle qui a eu le mal­heur de se frot­ter, bon gré mal gré, de trop près au grand soli­taire, pro­mise sans doute à une mort atroce. Si le bon­heur s’ef­face effec­ti­ve­ment avec la dis­pa­ri­tion de Liu, les craintes aus­si déli­cieuses que ter­ribles sont trom­pées, et tout se hâte vers une fin qui sur­prend tout le monde comme si de rien n’é­tait, et le mas­sacre final se déroule, mal­gré les cadavres déchi­que­tés, de façon presque cli­nique. Le show­down n’au­ra tout sim­ple­ment pas lieu, et la cathar­sis a été décom­man­dée. Un peu comme si le grand méchant loup avait ren­du son der­nier souffle tran­quille­ment au fond du bois, à l’a­bri des regards, loin des yeux, loin du cœur. On se demande un peu pour­quoi tant d’éner­gie a été dépen­sée, pour­quoi tant de vio­lence a été ima­gi­née, pour lais­ser finir tout ça comme si le héros décou­vrait sou­dain qu’il allait rater un ren­card et qu’il fal­lait donc se grouiller pour se débar­ras­ser de cette affaire inopportune.

On peut lire, sur le site de publie.net, que Tabar­ka a été « écrit avant les autres tomes », et cela explique peut-être ces quelques fai­blesses dans la com­po­si­tion du récit. Ce qui est par contre cer­tain, c’est que Michel Torres a don­né avec ce texte un mor­ceau de bra­voure, un dia­mant – impar­fai­te­ment taillé peut-être, mais dia­mant tou­jours – un échan­tillon de ce qu’al­lait deve­nir la Saga de Mô, récit aux dimen­sions mythiques où le scin­tille­ment de la Médi­ter­ra­née illu­mine jus­qu’au noir des âmes en peine, et ou le moindre des gestes peut tou­cher au sublime en deve­nant rite, geste par lequel le mythe se construit au quotidien …

« quand on a tout per­du res­tent les rites” Tabar­ka, t. 4 de La Saga de Mô, par Michel Torres » 

Michel Torres
Tabar­ka
publie net
ISBN : 9782371771505

Réfé­rences

Réfé­rences
1 Il faut sans doute pré­ci­ser, à l’in­ten­tion des non-ini­tiés qui, comme moi, n’ont pas le pri­vi­lège d’ha­bi­ter les lieux, que Tabar­ka, c’est aujourd’­hui le nom d’une sorte de parc, ancien ter­rain vague, coin­cé entre les lotis­se­ments de Mar­seillan et l’É­tang, adja­cent au port qui en tire son nom – à moins que ce ne soit l’inverse.
Dessin d'une femme nue debout, vue de profil. Elle tient un gode dans la main droite qu'elle est en train de s'introduire dans le vagin.
Dessin réalisé par Sammk95

Commentaires

Une réponse à “Michel Torres, Tabar­ka. La Saga de Mô, t. 4”

  1. Torres Michel

    Très juste cri­tique taillée dans le bois même de la Saga. Mer­ci. Je crai­gnais d’a­voir per­du le San­glier et je suis ravi de l’a­voir retrouvé.