Les éditions Dynamite ont eu la bonne idée de rendre au public l’accès à une bande dessinée des plus remarquables, initialement parue dans des revues chez BDAdult dans la deuxième partie des années quatre-vingt et devenue, malgré un grand nombre de traductions dans la première moitié des années 90, pratiquement introuvable depuis sauf dans une édition anglophone dont un certain nombre d’exemplaires n’a pas cessé de peupler les étagères des bouquinistes. J’ai nommé Nagarya, bande dessinée signée Riverstone.
L’intrigue de ce one shot n’est pas des plus faciles à saisir. Après avoir propulsé ses lecteurs in medias res, en leur montrant un cortège de quatre formes plus ou moins obscures qui se traînent à travers un paysage désolé avant d’arriver à l’orée d’une forêt vierge, l’auteur insère un épisode rétrospectif (pp. 15 – 23) comme pour fournir un début d’explication des antécédents de l’aventure ayant conduit ses personnages dans cet environnement hostile. Un véritable récit ne se dégage pas pour autant de ces quelques planches isolées qui semblent davantage répondre à une fascination pour une technologie du futur telle que les prouesses contemporaines de la NASA l’ont fait entrevoir (p. ex. la navette qui rappelle le design des Space Shuttle à la page 21), fascination qui se mêle à une liberté sensuelle à la Barbarella où les corps s’exposent avec une liberté aussi totale qu’insouciante.
Quatre personnages donc, trois hommes (Jean, Johnny et Mongo) et une femme (Anny Wellington, la seule d’ailleurs à porter un nom de famille), échoués sur une planète dont ils ne savent pratiquement rien. Après avoir pensé pendant assez longtemps être les seuls humains au milieu d’une nature envahissante, fascinés et horrifiés en même temps par l’idée de se retrouver dans une version légèrement modifiée du récit d’Adam et d’Ève avec comme seul espoir de repeupler le monde, ils finissent par tomber sur des indigènes – un grand nombre de femmes et un homme « colossal ». Tandis que celui-ci s’échappe avec la belle Anny, les femmes ont les mains libres pour soumettre à leurs charmes les hommes de l’équipage. Mais le paradis se révèle un endroit dangereux, et des cris nocturnes d’une femme torturée révèlent aux nouveaux-venus l’existence de la cité de Nagarya et de ses farouches guerriers. L’intrigue se termine là, sans qu’on puisse percer le mystère de la cité et le secret de ses habitants et de ce qui les oppose aux sauvages de la forêt. L’éditeur a inclu dans cette édition quelques dessins qui ébauchent les suites du récit, mais tout reste extrêmement vague, ce qui confirme l’idée de Nagarya comme « chantier […] sans cesse ouvert et jamais achevé » (p. 137).
L’intrigue se situe quelque part entre Science Fiction, fin de monde, retour aux origines et mythe de création, et le caractère joyeusement pornographique (jusqu’à frôler l’obsession) rappelle la liberté sensuelle décomplexée des années 70, l’époque où Riverstone aurait, selon une remarque de l’éditeur, commencé à tourner autour des personnages et du sujet :
« C’est ainsi que ce thème hante les desseins de Riverstone depuis les années 1970. » [1]p. 137
Le lecteur ne peut pourtant se soustraire à l’impression que Nagarya, ce n’est pas tellement un récit cohérent, mais plutôt un ensemble d’épisodes apportant chacun des détails plus ou moins fournis à l’intrigue. Qui, si elle n’est pas dénouée d’importance, sert en grande partie à fournir les coulisses des ébats qui réunissent les personnages dans une orgie primordiale des sens.
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Parlons donc pornographie ! Quel plaisir, à l’époque de la pruderie américaine qui n’hésite pas à qualifier l’exhibition d’un téton de Nipplegate, et où la présence d’un bout de peau fait débarquer les censeurs auto-proclamés, quel plaisir donc que de voir parader, sans le moindre complexe et les bites fièrement dressées, les véritables étalons de Nagarya, et de goûter à l’indécence toute innocente de la protagoniste, la plantureuse Anny, qui s’expose dans le but pleinement assumé de se faire enfiler illico presto, quelle joie troublante que de sentir les poils se hérisser devant la sensualité des indigènes dont l’approche serpentine rappelle celle d’un fauve à l’élégance mortelle. Et voici un des points les plus forts de cette BD : Riverstone excelle dans l’art de transformer en dessin les manipulations charnelles avec une sublimité toute physique que très peu seulement arrivent à maîtriser. Rares sont les pénétrations aussi intenses dans leur beauté toute charnelle, les seins manipulés de façon aussi crûment sensuelle par des mains avides, les culs aussi insolemment dressés. Et que dire des sexes féminins, dessinés avec une passion et une attention aux détails que cet organe est loin de susciter, même chez les amateurs qui, s’ils ne sont pas rares, se contentent trop souvent d’allusions ou de représentations à caractère d’ébauches ?

Et n’est-il pas amusant au plus haut point de constater à quel point Riverstone pousse loin le vice en sculptant son protagoniste masculin comme s’il voulait incarner le cliché d’un acteur du X ? Est-ce moi ou est-ce qu’on décerne une certaine ressemblance entre Jean, le leader de l’expédition de Nagarya, et John Holmes, l’acteur réputé pour la taille hors commun de sa bite ?

Si la pornographie est bien l’élément prépondérant de cet opus, on y trouve aussi un certain nombre d’éléments mythologiques inspirés de la bible, de la légende dorée ou encore de l’antiquité classique : Adam et Ève (p. 27) et le mythe de la création y côtoient Saint Georges et le Dragon (pp. 28 – 30) (à moins que ce ne soit une variante particulièrement atroce autour du récit d’Andromède), drôle de mélange auquel un centaure (pp. 31 – 32) vient apporter sa dose de bestialité. Cette inspiration mythologique a laissé des traces jusque dans le style de certaines planches, un style qui rappelle celui d’un Redon qui aurait choisi de laisser guider son pinceau par le fantôme de Renoir.

L’intrigue de Nagarya reflète – peut-être un peu trop – le caractère épisodique et quelque peu fragmenté du travail de Riverstone, et le lecteur risque parfois, à l’instar des personnages, de se perdre dans les méandres du récit. Mais cet inconvénient est largement compensé par l’effort artistique de Riverstone dont la plume oeuvre à dégager la sensualité des corps et des gestes, une sensualité dont la richesse a’apprécie dans les détails des manipulations, dans les replis de la chair fouillée et les mouvements tour à tour langoureux et puissants des corps qui se dégagent des ténèbres.

Un mot avant de conclure cet article : Tout le monde sait que le Sanglier adore la littérature numérique. À moins qu’il ne faille dire : la littérature au format numérique. J’ai, depuis le temps, lu un certain nombre de BD aux formats PDF et EPUB et j’ai toujours été très satisfait de la qualité – et surtout de la lisibilité des textes. Cette fois-ci, l’expérience n’a malheureusement pas été concluante, les dialogues étant parfois assez difficiles à déchiffrer (voire presque indéchiffrables). J’ai failli chopper une belle migraine en usant mes yeux à l’exercice. Il aurait sans doute mieux valu, au lieu de conserver le lettrage original de Riverstone, de l’adapter aux exigences d’une édition numérique. Il ne me reste donc plus qu’à conseiller à celles et à ceux qui aimeraient se laisser séduire par les planches superbes de Riverstone de donner la préférence à l’acquisition d’un exemplaire papier de Nagarya. Il me semble que l’expérience n’en sera que meilleure. Et si jamais la belle Anny arrivait à vous soumettre à ses charmes au point de faire de vous un accro à son univers et à ses formes opulentes, je vous signale l’existence d’une édition au format A3, limitée à cent exemplaires numérotés et disponible aux Éditions AAR (Association des Amis de Riverstone). Cette édition comprend un dessin original de l’auteur, ce qui justifie largement son prix de 250 €.
Nagarya – prolifération de parutions
Il n’est pas facile de dresser l’historique des éditions de Nagarya, d’autant plus que certaines éditions ne sont pas pourvues de date. Le propos de cet article n’étant pas d’épuiser ce sujet, je me contente de donner ici quelques détails glanés au cours de mes recherches sur la toile. Si celles-ci sont loin d’être systématiques, elles permettent quand même aux lecteurs de se faire une idée à propos de la jungle foisonnante que peut être l’édition d’une bande dessinée érotico-pornographique.
D’après la bibliographie assez sommaire dressée sur le site de l’auteur, Nagarya a d’abord été publié en feuilleton, de 1985 à 1987. Ensuite, il y a eu la publication en album en deux volumes, le premier, Aux premiers temps, en 1987 chez CAP, le second en 1997 chez IPM, CAP et IPM étant des éditeurs regroupés sous la marque BédéAdult. Des rééditions de ces albums ont eu lieu le long des années 90 jusque dans la première moitié des années 2000. C’est vers la même époque, entre 1993 et 1994, que paraissent des traductions anglaises, allemandes, espagnoles, italiennes et néerlandaises dont voici le tableau :
- Anglais
- Nagarya part I, In the Beginning, Last Gasp, 1994
- Nagarya part 2, The Lost Continent, Last Gasp, 1994
- D’autres éditions chez Cha Cha Comics (1993) et Priaprism Press, San Francisco (1998) (tous les deux des éditeurs du groupe Last Gasp)
- Allemand
- Nagarya, Teil 1, Hofmann, 1993
- Nagarya, Teil 2, Hofmann, 1994
- Nagarya, Buch 1, « Zum erste Zeinten », International Presse Magazine Verlag, 1998 (une édition sans doute non-autorisée avec des fautes de traduction jusque sur la couverture)
- Espagnol
- Nagarya, Ediciones La Cúpula, X 53 (sans date)
- Nagarya II, Ediciones La Cúpula, X 67 (sans date)
- Italien
- Nagarya Vol. I, E così fu all’inizio, B&M EDIZIONI (EroticArt), 1999 (?)
- Néerlandais
- Nagarija (sic), Deel 1, Zwaarte Reeks 066, 1992
- Nagarya, Deel 2, Zwaarte Reeks 108, 1994
Nagarya – galerie de couvertures













Références
↑1 | p. 137 |
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