Julie Derus­sy, Par­ti­tion pour un orgasme

Par­fois il m’ar­rive, mal­gré la faim de lit­té­ra­ture qui me pousse à four­rer le groin un peu par­tout, de tout sim­ple­ment perdre un texte des yeux, de l’ou­blier sous le flot de mails qui, cer­tains jours, arrivent par dizaines et recouvrent, tels des sédi­ments s’amoncelant au-des­sus d’un cadavre pro­mis à la fos­si­li­sa­tion, un joyau qui échappe ain­si à l’at­ten­tion du San­glier. C’est ce qui a failli arri­ver à Par­ti­tion pour un orgasme, novel­la de Julie Derus­sy, parue dans la col­lec­tion Sexie des Édi­tions La Musar­dine et gra­cieu­se­ment mise à la dis­po­si­tion de votre ser­vi­teur par l’at­ta­ché presse de cette mai­son jus­te­ment célèbre pour la mul­ti­tude d’ac­ti­vi­tés déployée dans le domaine éro­tique – lit­té­raire et autre. Fort heu­reu­se­ment, l’his­toire d’É­lie, créa­ture indé­cente à la cri­nière flam­boyante, a échap­pé à ce sort grâce à quelques heures per­dues pas­sées à plon­ger dans le pas­sé tel qu’il se cris­tal­lise dans ma boîte mail.

Pour l’a­ma­teur de lit­té­ra­ture éro­tique, Julie Derus­sy n’est point une incon­nue. Col­la­bo­ra­trice régu­lière des Édi­tions Domi­nique Leroy et de la Musar­dine où elle a signé plu­sieurs nou­velles parues dans le cadre de la série « Osez… », on peut même se deman­der pour­quoi elle n’est pas encore entrée dans la Bauge. Sur­tout que j’ai l’hon­neur de la croi­ser de temps en temps sur les réseaux sociaux où on a déjà eu l’oc­ca­sion de dis­cu­ter lit­té­ra­ture suite à ma décou­verte de cette auteure grâce à un article de Cho­co­lat­Can­nelle, blo­gueuse éro­tique ayant consa­cré un article à un des textes de Julie (Pia­no, nou­velle ultra-courte parue chez l’Ivre-book). Quoi qu’il en soit, son petit roman de chez la Musar­dine, que je viens de décou­vrir un peu à l’im­pro­viste, m’a four­ni l’oc­ca­sion de fina­le­ment com­bler une lacune.

Après Femme de Vikings, texte de Carl Royer qui n’a pas pro­vo­qué l’en­thou­siasme du San­glier, Par­ti­tion pour un orgasme est le deuxième titre de la col­lec­tion Sexie, lan­cée par la Musar­dine en 2015, à tom­ber entre les pattes du San­glier. Après l’ex­cur­sion au fond de la nuit médié­vale tom­bée sur l’Eu­rope après la chute de Rome, Julie Derus­sy emmène ses lec­teurs dans une pro­me­nade dans le Paris moderne, un des foyers de la civi­li­sa­tion occi­den­tale, en com­pa­gnie d’une musi­cienne et d’un expert de la lit­té­ra­ture – médié­vale. L’in­trigue n’a d’a­bord rien de spec­ta­cu­laire : Phi­li­bert Roland, expert ès amours adul­tères incar­nées par Tris­tan et Yseult, ren­contre Élie, une beau­té à la cri­nière flam­boyante, musi­cienne et prof de pia­no, et suc­combe à ses charmes. Ce qui incite celui-ci à faire une mise au point et à se sépa­rer de sa femme. Tout est donc savam­ment pré­pa­ré pour que se déroule le scé­na­rio d’un clas­sique Boy meets girl. Sauf que… Sauf que Julie Derus­sy se révèle une véri­table magi­cienne de par la maî­trise du voca­bu­laire et de l’a­gen­ce­ment des phrases, et qu’elle fait de ce scé­na­rio vieux comme le monde un véri­table délice de lec­ture. Et mal­gré l’in­dé­cence de la jeune femme, sa glou­ton­ne­rie sexuelle qui ne dédaigne ni les hommes ni les femmes, et sa volon­té cla­mée haut et fort de ne pas se lais­ser enfer­mer dans une rela­tion exclu­sive, le texte garde, à tra­vers la finesse des mots qui sent son Bon Usage, une fraî­cheur revi­go­rante et une cer­taine inno­cence déniai­sée que la pro­ta­go­niste a su pré­ser­ver d’un quo­ti­dien pas tou­jours facile.

À lire :
Annie May, Dr Medusa

Quant à l’in­trigue, elle fait son bon­homme de che­min, à tra­vers obs­tacles (dont une queue déses­pé­ré­ment flasque), rebon­dis­se­ments et remises en ques­tions, et les occa­sions ne manquent pas, pour les deux pro­ta­go­nistes, de se frot­ter l’un contre l’autre, de se décou­vrir jusque dans les pro­fon­deurs des ori­fices et de s’of­frir au plai­sir né par la contem­pla­tion de l’autre et des pro­messes tenues par deux corps vigou­reux et en chaleur.

Et ensuite, c’est un week-end en Nor­man­die qui amène la pro­ta­go­niste, la rouge Élie, à enta­mer la course vers le som­met éro­ti­co-ver­bal en pro­non­çant cette phrase qui n’ar­rête pas de reten­tir dans ma tête tel­le­ment elle m’a fait rigo­ler par la jux­ta­po­si­tion d’un nom des plus inusi­tés, vieille France, d’un côté, et d’une indé­cence aus­si franche qu’exem­plaire, de l’autre :

« Encule-moi, Phi­li­bert ». [1]Cha­pitre 28, Nor­man­die

La scène condui­sant à ce paroxysme est tel­le­ment bien décrite que le lec­teur croit voir de ses propres yeux la déli­cieuse jeune femme, cou­chée sur le ventre, se tour­ner vers son amant avec sur les lèvres un sou­rire tel­le­ment espiègle et tel­le­ment lubrique qu’on se demande com­ment celui-ci a pu avoir l’in­dé­cence de sur­vivre à cet ins­tant qui doit comp­ter par­mi les plus beaux qu’on puisse ima­gi­ner. Drôle de rémi­nis­cence lit­té­raire d’ailleurs qui me fait pen­ser au pacte faus­tien qui sti­pule que le célèbre doc­teur doit céder son âme au diable à l’ins­tant même où il vivrait un ins­tant tel­le­ment beau que l’i­dée même de conti­nuer à vivre serait une pure absur­di­té : « Ver­weile doch ! Du bist so schön ! » [2]« Reste donc ! tu me plais tant ! » J. W. Goethe, Faust, dans la tra­duc­tion de Ner­val.

Il convient d’in­di­quer que cette his­toire n’a rien de facile et qu’il ne faut pas faire confiance à l’au­teure pour un hap­py end. Il est vrai qu’à la fin tout reste comme sus­pen­du et le lec­teur est libre d’in­ven­ter la fin qui lui convient, mais il peut s’a­vé­rer utile de prendre en compte la nar­ra­tion elle-même : L’au­teure a choi­si de lais­ser s’ex­pri­mer ses pro­ta­go­nistes l’un à la suite de l’autre, en fai­sant alter­ner les voix qui se relayent de cha­pitre en cha­pitre. Ce qui peut paraître comme une façon de les mettre sur un pied d’é­ga­li­té mérite quand même une inter­ro­ga­tion plus appro­fon­die. Et on se rend compte que tan­dis qu’É­lie s’ex­prime à la pre­mière per­sonne, Phi­li­bert est relé­gué à la troi­sième. Ne pour­rait-on pas pen­ser, par consé­quent, qu’il s’a­git ici du récit d’É­lie dans lequel Phi­li­bert n’est qu’un invi­té, un hôte de pas­sage voué à dis­pa­raître ? Ce pro­cé­dé, ne serait-il pas choi­si pré­ci­sé­ment pour mieux cloi­son­ner les mondes res­pec­tifs des pro­ta­go­nistes qui, s’ils font un bout de che­min ensemble et par­tagent leur inti­mi­té, res­tent fon­ciè­re­ment sépa­rés, enfer­més dans leurs bulles respectives ?

À lire :
Christy Saubesty, Tout feu, tout flamme

Quoi qu’il en soit de la fin du récit et de l’a­ve­nir qu’on peut ima­gi­ner pour Élie et pour Phi­li­bert, il y a quelque chose qui leur res­te­ra, une inti­mi­té par­ta­gée, inti­mi­té ayant engen­dré des ins­tants inou­bliables, comme celui de l’or­gasme accom­pa­gné par le chant d’É­lie, sans aucun doute une des plus belles scènes d’a­mour que j’aie eu l’oc­ca­sion de lire :

Ce fut comme s’il péné­trait sa voix, comme s’il pre­nait pos­ses­sion d’elle tout entière. Il s’en­fon­ça dans son sexe ruis­se­lant, et les notes se refer­mèrent autour de lui. Il ne se retint pas, plon­gea loin en elle ; l’a­ria s’en­tre­cou­pa de gémis­se­ments. Les yeux fer­més, elle chan­tait tou­jours, et l’ex­tase, comme une pointe aiguë, trans­per­ça son chant. [3]Cha­pitre 22 : La voix de la Soprane

Julie Derus­sy
Par­ti­tion pour un orgasme
La Musar­dine
ISBN : 9782374020006

Julie Derussy, Partition pour un orgasme

Réfé­rences

Réfé­rences
1 Cha­pitre 28, Normandie
2 « Reste donc ! tu me plais tant ! » J. W. Goethe, Faust, dans la tra­duc­tion de Nerval.
3 Cha­pitre 22 : La voix de la Soprane
Dessin d'une femme nue debout, vue de profil. Elle tient un gode dans la main droite qu'elle est en train de s'introduire dans le vagin.
Dessin réalisé par Sammk95