Michel Torres, La Meneuse. La Saga de Mô, t. 1

L’é­té avec ses Lec­tures esti­vales, c’est déjà presque de l’His­toire ancienne, mais voi­ci que l’au­tomne com­mence sur les cha­peaux de roues avec un texte superbe que nous devons à la plume de Michel Torres et aux ambi­tions édi­to­riales de Publie.net, édi­teur de renom et de qua­li­té qui s’est lan­cé dans un pro­jet ambi­tieux en nous annon­çant rien moins qu’une série de six titres, La Saga de Mô, inau­gu­rée par le volume que nous pré­sen­tons aujourd’­hui à nos lec­teurs, La Meneuse. Il faut sans doute pré­ci­ser que le titre est déjà sor­ti au joli mois de mai, et que j’ai été quelque peu retar­dé par mon amour de la plage (ou devrais-je dire par mon amour de l’a­mour à la plage ?), mais peu importe, il m’a nar­gué pen­dant de longues semaines, et je me suis jeté des­sus à la pre­mière occa­sion. Et je ne l’ai pas regret­té, bien au contraire.

J’ai l’ha­bi­tude, chaque fois que je reçois un nou­veau titre, de jeter un coup d’œil dans le pre­mier cha­pitre, de gla­ner quelques phrases par-ci, par-là, au gré des diva­ga­tions de mes doigts sur le cla­vier, et j’a­vais gar­dé, de La Meneuse, le sou­ve­nir d’une écri­ture aus­si vivace et sin­gu­lière que je me suis déjà sérieu­se­ment deman­dé si le texte avait seule­ment des chances d’être à la hau­teur de mes attentes. Com­ment vous dire ? Je n’ai pas seule­ment pas été déçu, j’ai lit­té­ra­le­ment été ravi par la force brute de cet auteur qui a su, avec une griffe impi­toyable, déchi­rer le voile de l’His­toire et me trans­por­ter dans un temps si peu dis­tant et si pro­fon­dé­ment révo­lu pour­tant qu’on se croi­rait reve­nu à l’âge des légendes. Le tout s’ouvre sur un cor­tège qui n’a rien à envier à celui qui tra­verse le chef d’œuvre d’Ing­mar Berg­man, Le sep­tième sceau, cor­tège intem­po­rel de tous les car­na­vals du monde où la mort se frotte aux vivants, où le gro­tesque ré-intègre, le temps de quelques heures, de quelques jours tout au plus, la cara­vane des mor­tels qui s’a­che­mine, inexo­ra­ble­ment, vers la fin de toutes choses. C’est le temps des ven­danges, dans un domaine du sud de la France, près de Mar­seillan et du bas­sin de Thau, mais l’a­ven­ture qui vient de s’ou­vrir ne tar­de­ra pas à sor­tir de ce cadre si pré­cis et si bien ancré dans le ter­roir pour gui­der le lec­teur vers un ren­dez-vous des plus impi­toyables avec l’His­toire et les bles­sures que cette garce-là tend à infli­ger à celles et à ceux qui sont obli­gés de la faire, la subir, la vivre et – fina­le­ment – d’en crever.

À lire :
Colin Manierka, Dix jours, dix heures, dix minutes

Au cœur de tout cela, un gamin, Mô, quelque part entre enfance et ado­les­cence, déjà suf­fi­sam­ment atti­ré par les charmes des filles pour se perdre dans ses rêvas­se­ries, mais assez enfant encore pour se lais­ser englou­tir par les récits et les légendes pui­sés un peu par­tout, dans les rayons des biblio­thèques, dans les colonnes du jour­nal et sur les lèvres des vieilles et de des vieux. Ces récits, il s’en gave tel­le­ment qu’il doit les faire sor­tir, et il pro­fite pour ce faire des nuits, temps pré­cieux où le monde adulte s’en­dort pour lais­ser en liber­té les enfants qui, eux, prennent le large, s’en­gouffrent dans les marais avec leurs les bas-fonds où pour­rissent les légendes et les siècles, pour en tirer les cadavres mal décom­po­sés. Et quand ils reviennent vers les rivages du pré­sent char­gés de ce poids immonde, c’est pour décou­vrir que d’autres cadavres s’y pro­mènent en liber­té. Dou­ce­ment, un monde rem­pli de dou­leur se révèle devant les yeux écor­chés, et les vers de Bau­de­laire trem­pés dans le sang et le vin sonnent la cadence de cette des­cente aux enfers.

Tout ça se passe en 1960, quatre ans seule­ment avant ma nais­sance, mais le par­fum que res­pire ce récit pour­rait être celui de la prise de Jéru­sa­lem par les croi­sés ou celle de Constan­ti­nople par les Otto­mans. Michel Torres s’empare de nos mains pour nous emme­ner vers des terres traîtres où les pieds s’en­foncent dans la vase. Où les relents d’un pas­sé en décom­po­si­tion s’é­chappent en bulles puantes qu’on est for­cé à res­pi­rer sous peine de cre­ver asphyxié, mais il ne faut pas espé­rer de se réveiller des cau­che­mars qu’elles font ger­mer dans nos cer­velles empoi­son­nées. La ren­contre que pré­pare le récit si bien construit du pre­mier volume de la Saga de Mô se révèle fatale non seule­ment pour la Meneuse, mais aus­si et sur­tout pour les illu­sions et les rêves enfié­vrés de l’en­fance, une enfance pro­mise à se dis­soudre dans l’u­ni­vers des adultes qui se dévoile si impi­toya­ble­ment devant les yeux mêmes de celui qui est obli­gé de mettre tout ça en récit, Mô.

À lire :
Anne Bert, Perle

On sait que le numé­rique ne suit pas les mêmes lois que l’é­di­tion clas­sique avec ses évé­ne­ments com­mer­cia­lo-lit­té­raires pré­pa­rés de longue date, et ne jouit sur­tout pas de la même atten­tion de la part des médias absor­bés par le cor­tège des ren­trées – lit­té­raires ou autre, mais Publie.net n’au­rait pu choi­sir un meilleur moment que le prin­temps pour révé­ler un auteur comme Michel Torres avec ses textes qui font res­sus­ci­ter un monde en pleine fer­men­ta­tion, un monde où les fleurs plongent les racines dans les eaux des cadavres, un monde qui engendre la beau­té en se décom­po­sant. Parce que, si les para­dis ne sau­raient être qu’ar­ti­fi­ciels, la réa­li­té, ô lec­teur, te fra­casse la gueule au-delà de tout espoir sauf celui de t’embarquer pour l’hi­ver pour y cacher tes misères au fond du froid et de l’obscurité.

Pro­chain ren­dez-vous avec un auteur à ne pas rater : Aris­tide, tome 2 de la Saga de Mô, dis­po­nible à par­tir du 01 décembre, dans toutes les bonnes librai­ries numériques.

Michel Torres
La Meneuse
La Saga de Mô, t. 1
Publie.net
ISBN : 9782371710054

Dessin d'une femme nue debout, vue de profil. Elle tient un gode dans la main droite qu'elle est en train de s'introduire dans le vagin.
Dessin réalisé par Sammk95

Commentaires

10 réponses à “Michel Torres, La Meneuse. La Saga de Mô, t. 1”

  1. Mer­ci. Michel Torres

    1. Mer­ci à vous pour ce très beau texte :-)

      1. De la folie ? L’ar­ticle ? Le texte ? Votre pré­sence par ici ;-) ?

  2. Quel beau texte qui m’a don­né envie de décou­vrir ce roman :)

    1. Très content d’a­voir sus­ci­té des envies littéraires ;-)

  3. Lu sans pou­voir m’en arrê­ter, un roman noir qui se passe « chez nous » à une époque où j’é­tais gamin comme cette fière équipe de Mö ; Je vais m’at­taque au second, puis un troi­sième qui devait sor­tir en Sep­tembre der­nier… Michel Torres puise dans ses racines les plus pro­fondes pour nous envou­ter dans un style qui lui appar­tient. Merci

    1. Enchan­té d’a­voir acquis un lec­teur sup­plé­men­taire à cette saga extra­or­di­naire. Il y a effec­ti­ve­ment un troi­sième volume, L’é­tang d’encre, que j’ai lu il y a quelques semaines et dont je vais par­ler très bien­tôt. Assez dif­fé­rent des deux pré­cé­dents, plus « lit­té­raire » sans doute, il s’en dégage une volon­té d’en découdre avec les spectres du pas­sé – ceux du pas­sé vécu et ceux de l’hé­ri­tage littéraire.