En attendant d’être grande, c’est un long texte de Théo Kosma consacré à la découverte des sens par les enfants, au passage à l’âge adulte, au réveil de la sexualité – des sujets qui, s’ils continuent à séduire les artistes, risquent aussi d’être épineux, de déranger, voire de fâcher, et de remonter les chiens de garde d’une certaine moralité.
La toute première fois que j’ai entendu parler de ce texte, c’est grâce à un article d’Anne Bert qui, avant de devenir celle qui veut mourir, a été une écrivaine et une chroniqueuse de talent qui n’a pas eu peur d’aborder les sujets difficiles et de défendre les autrices et les auteurs qui, à leur tour, s’en emparent pour construire des textes autour de l’érotisme [et] de l’enfance. Cela a été le cas, en 2012, à propos d’un roman d’Anne Serre, Petite table, sois mise !, quand son article dans le Salon littéraire a soulevé un véritable tollé – et Anne Bert ne se dément pas quand, deux ans plus tard, elle analyse le texte de Kosma et le rapproche de ses écrits proprement érotiques :
« Théo Kosma ne prend pas la plume juste pour parler de cul mais il nous embarque dans des tranches de vie, au plus proche de l’intimité de ses personnages. En attendant d’être grande est du même acabit. Le sujet est tout aussi délicat puisque l’auteur conte l’éveil à la sensualité et à la sexualité d’une fillette. » [1]Anne Bert, En attendant d’être grande de Théo Kosma
La sexualité ne tarde effectivement pas à pointer le bout de son vilain nez, et le fait que l’héroïne est née en 1969, année érotique par excellence selon les soupirs mêlés de Gainsbourg et de la Birkin, la place dans les meilleures conditions pour devenir, comme elle l’explique dans le Préambule, une « salope » :
J’en déduisis que les salopes étaient des jeunes filles classes, élégantes, jolies, gentilles comme tout, pleines de grâce, et pris dès ce jour la résolution de tout faire pour en devenir une moi aussi.
Il s’agit bien sûr d’un malentendu, mais le ton est donné, et la sensualité qui se glisse dans le récit prend dès le départ des connotations sexuelles, même si, à la différence de bien d’autres, Kosma aborde les choses du point de vue des enfants, un univers d’où les adultes se trouvent presque exclus, ce qui a le mérite de remettre les choses en perspective – à savoir celle des enfants.
Il y a donc effectivement dans le récit de Chloé un côté ouvertement – et ouvertement réclamé – sexuel. Ce qui peut amener à se poser des questions. Et n’est-ce pas vrai que le sujet, chaque fois que des adultes (et l’auteur en reste un, malgré tout) s’en mêlent, a presque systématiquement des connotations d’abus ? Comment ne pas penser à l’affaire tout ce qu’il y a de plus actuel en ce début d’automne 2017 du consentement supposé qui implique une fillette de onze ans (l’âge de la protagoniste du roman au moment de sa première relation sexuelle) et un adulte de dix-sept ans son aîné ? Une affaire qui a d’ailleurs déclenché des discussions à propos d’une « présomption de non-consentement » au-dessous d’un certain âge, notion qui pourrait bientôt entrer dans la loi.
Dans le récit des aventures de Chloé, la narratrice met en garde ses lecteurs contre celles et ceux qui
tentent de normaliser les rapports sexuels entre adultes et enfants, soutenus par des quotidiens comme Libération et des personnalités comme Jack Lang, Daniel Cohn Bendit ou Françoise Dolto. [2]Première Partie, Chap. Dix ans – Le premier jour du reste de ma vie. Il y a sans doute beaucoup de choses à redire là-dessus, mais je me contente de citer l’extrait sans prendre parti.
Et la protagoniste, adepte pourtant du nu intégral et du frottement des corps à chaque fois que l’occasion se présente, insiste sur sa volonté de se tenir loin des adultes et des regards trop appuyés quand ceux-ci lui sont lancés par des personnes que l’âge exclue du troupeau des enfants. Une mise en garde d’ailleurs récurrente, témoignage sans doute des précautions, de la part de l’auteur, pour se protéger contre le reproche vite dégainé de pédophilie, mais preuve de sa volonté aussi de sonder la sensualité entre enfants, dans un jeu régi par l’égalité entre les participants.
Il y a donc, d’un côté, le fait divers sordide qui laisse sans voix, comme dans le cas déjà cité du consentement supposé, mais le sujet a aussi séduit un grand nombre d’artistes, et un regard sommaire sur l’histoire des Lettres et des Beaux Arts suffit pour se rendre compte qu’il y est bien présent. Il y a, bien sûr, le cas mille fois cité de Nabokov, de sa Lolita et de son amant Humbert Humbert, un texte capable de soulever un nombre infini de considérations – et de poursuites judiciaires. Mais on oublie bien vite, face au scandale régulièrement décrié, que l’une des amantes les plus célèbres de l’histoire littéraire n’a pas eu quatorze ans au moment de consumer son mariage :
« On Lammas-eve at night shall she [i.e. Juliet] be fourteen ; » [3]Shakespeare, Romeo and Juliet, I, 3
Et qu’en est-il de toutes ces très jeunes filles que les peintres se plaisent à faire défiler ? Le cas de Balthus et de ses « nymphettes » est notoire, ces filles (pré-)adolescentes peintes dans des poses faites pour attirer les regards qui ensuite se baladent avec un plaisir coupable sur les sexes glabres et les seins qui pointent, glissant le long de courbes parfois à peine sensibles. Et Louise O’Murphy, immortalisée deux cents ans plus tôt dans une pose qui ne laisse subsister aucun doute à propos de ce qu’elle vient de consentir à son amant, n’a-t-elle pas, au moment de languir sur la couche royale, à peine quelques mois de plus que l’héroïne de Shakespeare ?

Ces quelques exemples ne sont qu’un très petit échantillon du potentiel érotique – avec son cortège de charmes troubles et de remises en question – que les artistes ont su tirer de ces très jeunes corps, un sujet exploité avec assiduité et qui suscite ce mélange drôlement délicieux de désir mêlé de culpabilité et de transgression.
Et maintenant, c’est donc au tour de Théo Kosma de rédiger un texte pour explorer la dimension sensuelle de l’enfance et de la pré-adolescence, ce sujet si difficile qui oscille, comme on a pu le voir, entre le fait divers et les plus hautes expressions de l’Art, sujet qui perturbe et qui en même temps séduit. Et qui ne laisse jamais indifférent. Il sera intéressant de voir de quelle façon Kosma l’aborde, et s’il réussit le tour de force de naviguer entre Scylla et Charybde sans échouer corps et âmes.
En attendant d’être grande consiste en cinq parties, et on constate très vite une différence de traitement capitale entre la première partie et toutes celles qui vont suivre. Si la première, Vêtue de regards, donne une sorte de condensé de la vie et des expériences de Chloé étalé sur dix ans, le thème majeur étant l’éveil progressif de sa sensualité (la découverte de la nudité, des morphologies masculine et féminine, du plaisir des caresses, etc.), les quatre parties suivantes couvrent à peine deux ans, le récit se terminant à la veille des douze ans de la protagoniste. La différence est de taille : Une première partie qui couvre presque dix ans pour un quart du total – contre deux ans et trois quarts pour les parties 2 à 5.
Il y a évidemment une explication qui semble évidente, et on peut considérer que l’enfant, en grandissant, fait un plus grand nombre de rencontres et accumule les expériences – la matière première de la narration, en quelque sorte. Surtout dans le cadre d’un texte destiné à raconter le réveil de la sensualité et les premiers pas vers la sexualité. On constate ainsi sans surprise que les dernières parties sont beaucoup plus détaillées, contenant des épisodes qui auraient sans doute justifié un traitement à part : la rencontre avec Carl, le copain de la mère, figure masculine qui oscille entre père et amant inaccessible et qui focalise le désir (unilatéral) de la fillette ; les vacances à la plage et leurs péripéties ; le séjour aux Trois Chèvres, communauté hippie comme les années post-68 les ont vu fleurir un peu partout, et surtout dans les coins les plus reculés de l’espace hexagonal. C’est d’ailleurs ce dernier épisode qui prend une importance capitale dans le texte, fournissant près de la moitié des pages à lui tout seul, au point de soulever la question si le texte entier n’y perd pas de son équilibre. Il est vrai que c’est aux Trois Chèvres que Chloé vit « sa première fois », un événement qui en quelque sorte marque un premier point culminant de sa progression sensuelle, et que c’est le terrain de véritables « expéditions voyeuristes » montées avec une rare énergie par Chloé et sa meilleure copine Sandrine avec comme but de guetter les ébats des ados. On y trouve des pages tellement bourrées d’énergie sexuelle qu’on en oublierait presque qu’on est censé être en présence d’enfants de onze ans. Encore heureux que la narratrice est là pour nous le rappeler.
Mais il convient aussi, pour expliquer la différence de traitement entre les différentes parties, de considérer l’historique du texte. La première partie a été publiée en janvier 2014, sous le titre En attendant d’être grande. Souvenirs interdits d’une éducation à la sensualité. Ensuite, la publication a connu une pause avant de reprendre en mars 2016 et de se clore au mois de décembre de la même année. Cette longue mise entre parenthèse s’explique sans doute par ce que la première partie a été pensée en solitaire, et que c’est sous l’impulsion d’Anne Bert seulement que Théo Kosma a pris la décision de poursuivre dans sa route à peine tracée. C’est au moins ce qu’on peut lire dans le journal en ligne de l’autrice, Impermanences :
Je l’ai encouragé à poursuivre et à étoffer cette histoire d’éveil enfantin … [4]Anne Bert, En attendant d’être grande, de Théo Kosma
Quoi qu’il en soit, on constate, entre la première partie et celles qui vont suivre, un changement de procédé assez radical, changement qui ne peut rester sans conséquences pour la narration qui désormais progresse à une allure très différente, conférant une importance toute particulière à cette période dans la vie de Chloé, période gonflée au point de perdre de vue toutes celles qui l’ont précédée dans la première partie. Une perspective renforcée encore par la narratrice, qui conclut le texte en soulignant qu’elle « approchai[t] d’un âge de maturité » :
« D’ici peu, mon anniversaire. Seigneur, c’est que je prenais de l’âge… Je me sentais vieille, si vieille… Mon dieu, douze ans ! »
Pour ce qui est du récit, c’est la protagoniste qui, une fois lancée, raconte ses propres expériences et qui, dans la première partie, prend le lecteur par la main pour l’accompagner à travers les années, dans un ordre chronologique assez strict. Mais la narratrice se permet assez souvent des sauts en avant pour rapporter des bribes de sa vie d’adolescente ou d’adulte, sans doute dans un souci d’alléger le récit ou pour mettre en relation les germes de l’enfance avec les fruits de l’âge adulte. Un procédé assez habile, mais qui parfois cause un certain trouble quand des détails de la vie de l’adulte, de la « baiseuse » que la petite Chloé est devenue, débordent du cadre et viennent contaminer le monde de l’enfance. Comme par exemple quand la fillette de trois ans, en train de découvrir les joies de la nudité, un état qui lui permet de pleinement profiter des « premiers éveils à la sensualité », se trouve soudain en présence de son double futur, l’adulte en « tenue de baise » [5]Chapitre Trois ans – Ça y est, je suis une fille !.
Procédé à double tranchant donc, responsable d’une certaine difficulté, de la part du lecteur, de démêler les voix et de savoir qui lui adresse la parole. Chloé enfant ? Chloé adulte ? L’auteur lui-même ? C’est cette difficulté qui peut parfois faire hésiter le lecteur, et on peut se poser la question s’il n’y a pas parfois un trop grand rapprochement entre les phases de la vie de Chloé. À moins que cette hésitation ne fasse comprendre que la Chloé adulte est issue de celle qu’on voit grandir, et qu’il faut connaître l’une pour comprendre l’autre. Et que la sensualité est ici une sorte de colle entre des sphères qu’on pourrait être tenté d’imaginer comme strictement séparées. Encore que cette séparation est des plus artificielles, comme Anne Bert tient à le rappeler en dénonçant
l’hypocrisie actuelle qui nie toute sensualité enfantine, comme si la sexualité des garçons et des filles apparaissait miraculeusement à 16 ans, âge légal.[6]Anne Bert, En attendant d’être grande de Théo Kosma
Dans les parties suivantes, le récit s’étoffe, et on voit l’auteur prendre plaisir à s’attarder auprès de ses personnages. Mais, s’il est vrai qu’il y a plein de choses à raconter et un nombre infini de détails à fournir, j’ai parfois eu le réflexe de regarder combien de pages il me restait à parcourir avant de voir, enfin, la conclusion. Ce qui est particulièrement vrai pour l’épisode des Trois Chèvres, épisode qui, à mon avis, aurait profité d’un travail éditorial très strict. D’un autre côté, il est vrai que c’est précisément cet épisode-ci qui contient quelques points culminants du récit, comme la première relation sexuelle de Chloé, ce qui, par un certain côté, peut ressembler à une conclusion de ce qui a précédé cet acte. Qui signifierait donc la fin de l’enfance et le début de l’adolescence ? À moins que ce serait concéder beaucoup trop d’importance à un acte somme toute très – physique ?
Il y a beaucoup trop de détails dans ce long texte pour en donner ne fût-ce qu’un résumé, mais il y a une chose que je peux affirmer avec conviction : Théo Kosma excelle à rendre des ambiances, surtout dans des situations qui impliquent un tête-à-tête entre un petit nombre d’individus, des situations qui, au fur et à mesure que les enfants grandissent, se présentent de plus en plus souvent. Et le ton du récit est particulièrement bien adapté au récit, Kosma maîtrisant l’art du récit au long cours, un récit qui progresse tout à son rythme, et qui met en valeur tous les personnages, de la protagoniste aux seconds rôles qui doivent se contenter, eux, de quelques lignes.
Malgré quelques longueurs, j’ai apprécié le texte et la façon de l’auteur d’aborder un sujet aussi délicat. Et c’est grâce à son style calme, dépourvu de toute chaleur mal placée et des vocables qui souvent défigurent les rencontres charnelles, que l’auteur réussit à ouvrir une fenêtre vers ce monde qui, si on l’a tous connu, se trouve aujourd’hui si loin de nous, au bout des années qui s’accumulent et qui enfouissent les souvenirs, que c’est comme un monde enchanté qu’on découvre pour la première fois, à travers les yeux d’une fillette qui, si elle fait assister les lecteurs aux actes les plus intimes, n’a strictement rien d’impudique.
Ce qui m’a quelque peu gêné, c’est un certain côté « passéiste » que l’auteur exprime parfois à travers la narratrice qu’il rend pour l’occasion pourfendeuse d’un présent rendu moins beau, par rapport au présent de la narratrice-enfant, par la remise en question des sexes :
On est encore loin de la théorie du genre, du « troisième sexe » et de l’hyper-sexualisation infantile, toutes ces saloperies qui envahiront peu à peu les années deux mille.
Mais bon, si c’est le prix à payer – plus ces quelques longueurs mentionnées plus haut – pour s’embarquer en compagnie de Chloé et de ses copains copines, je m’en affranchis avec plaisir.
En guise de conclusion, je m’interroge à propos du titre. En attendant d’être grande, qu’est-ce que cela implique, au juste ? Comment est-ce qu’on remplit cette attente ? Est-ce une période qui doit être vécue ? Soufferte, comme dans une salle d’attente d’une gare SNCF, avant de pouvoir – enfin – s’embarquer ? Avant de commencer – pour de vrai – le voyage à travers les années qui nous sont comptées ? Je pense que le texte de Théo Kosma, avec ses centaines de pages, et son amour du détail, est, par cela même, un témoignage du contraire, l’illustration de la valeur de toutes ces années qu’il faut vivre – qu’on peut vivre – avant de compter parmi les grands. Des années dont il faut profiter pour jeter les bases de ce qui va suivre, des années qui, peut-être – sans doute – décident de la couleur de nos futures expériences.
Théo Kosma
En attendant d’être grande
Auto-édition
ASIN : B01NBPSY0P
Références
↑1, ↑6 | Anne Bert, En attendant d’être grande de Théo Kosma |
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↑2 | Première Partie, Chap. Dix ans – Le premier jour du reste de ma vie. Il y a sans doute beaucoup de choses à redire là-dessus, mais je me contente de citer l’extrait sans prendre parti. |
↑3 | Shakespeare, Romeo and Juliet, I, 3 |
↑4 | Anne Bert, En attendant d’être grande, de Théo Kosma |
↑5 | Chapitre Trois ans – Ça y est, je suis une fille ! |