On a pu dire, à propos d’Anne Serre, que ce qu’elle évoque peut plaire ou déranger (« What she evokes can delight, or disturb. », John Taylor, Narratives of Mood and Movement (Anne Serre), in : John Taylor, Paths to Contemporary French Literature, 2011, p. 55, publié originalement sous le titre « Anne Serre. Weaving together deep reflections, eventful plots. », paru dans l’édition Automne 2007 du France magazine). Cette phrase, énoncée il y a cinq ans, est particulièrement pertinente quand on l’applique à son dernier texte, Petite table, sois mise !, paru le 22 août 2012 aux Éditions Verdier, et dans lequel elle touche à deux des plus grands tabous en matière sexuelle du XXIe siècle, à savoir l’inceste et la pédophilie (curieusement, cette deuxième notion est absente de la quasi totalité des articles que j’ai pu consulter, avec l’exception notable de celui d’Éric Chevillard dans Le Monde). Et encore, le mot « touche » peut paraître bien faible, car la première partie de ce court texte (une bonne cinquantaine de pages au total) met en scène de véritables orgies au sein d’une famille qui réunit : un père qui aime se déguiser en fille, une mère la plupart du temps nue et les trois filles (parmi celles-ci la narratrice) dont se servent à tour de rôle les parents et les habitués de cette maison très peu ordinaire (l’auteur elle-même parle d’une « orgie familiale permanente » dans un vidéo où elle présente son texte).
Avant de poursuivre, une remarque s’impose. J’ai été amené à parler de ce texte suite aux agressions tout à fait infondées qu’a dû subir une consœur, une amie, l’écrivain Anne Bert, suite à son article pour le Salon littéraire : « Anne Serre, Petite table, sois mise ! : Une vision solaire de la vie. » Les lecteurs de cet article, contrairement à une grande partie de ceux qui en ont parlé dans la blogosphère et la Presse, ont clairement vu dans le livre en question la pédophilie qui, bien plus encore que l’inceste (qui peut se passer entre adultes), provoque un rejet brutal, rendu plus virulent encore par les faits divers que tout le monde connaît. C’est un sujet dont, on le comprend, on ne peut parler avec bonhomie ou légèreté, voire avec complaisance, et il faut chercher (et peut-être expliquer) les raisons de sa présence au cœur du roman. Mais il ne faut surtout pas oublier qu’on est ici dans le domaine de la littérature à qui, d’emblée, rien n’est interdit, et qui a le droit de s’emparer de n’importe quelle matière. Pour le dire avec Franck Spengler, fondateur des Éditions Blanche : « [eroticism is a] space of freedom and rebellion, liberated from moral criteria » (souligné par moi). Et j’arracherais volontiers cette liberté et ce droit à la rébellion au seul érotisme pour l’étendre à tous les domaines littéraires. Et ce d’autant plus que le texte dont nous traitons ici n’est absolument pas érotique, dans la mesure où il n’y a pas la moindre complaisance entre l’auteur et les actes des personnages. Et on ne peut absolument pas y voir une sorte d” « illustration et défense » de la pédophilie, loin de là. Mais l’ambiance qui règne actuellement en France et qui a permis de faire l’amalgame honteux entre le droit au mariage pour tous et la pédophilie est apparemment propice aux plus grossiers dérapages, un danger auquel, visiblement, même les habitués d’un forum littéraire n’échappent pas.
Revenons donc à l” « orgie familiale ». C’est en vain qu’on y cherche des traces du caractère sordide qui entoure les faits divers de pédophilie quand ceux-ci se produisent réellement quelque part, avidement relayés par les médias, et la première partie du texte est tout à fait remarquable par le décalage entre la nature des événements qui y sont rapportés et la façon dont le lecteur est amené à les considérer. Bel exemple d’ailleurs du pouvoir des mots qui, quand on sait les manier, font passer pratiquement tout, et on peut effectivement constater que, malgré l’énormité des transgressions, une bonne partie des articles consacrés à ce petit roman relève surtout la bonne ambiance qui règne dans la maison de la rue Alban-Berg, présentant à longueur de paragraphes la « joie qui baigne les participants dans une lumière » (Abeline dans les Chroniques de la rentrée littéraire), le « festin Fellinien » et les « corps qui exultent dans la bonne humeur » (Astrid, du collectif littérature), l” « aimante famille bourgeoise provinciale qui pratique avec allégresse l’inceste » (Fabienne Pascaud sur télérama.fr), ou encore le « monde sans trouble, sans contrainte, sans interdit ni conflit » (Julien Pessot sur ActuaLitté).
Mais ce n’est pas le seul décalage que celui entre le signifiant et le signifié. Il y a aussi celui entre, d’un côté, la petite communauté qui s’adonne joyeusement à ses pratiques et, de l’autre, la société, aux représentants anonymes (la camarade qui vient jouer à la maison, les voisins, l’assistante sociale, les passants), qui considère tout simplement comme criminel ce qui se passe derrière les murs. Et les adultes au moins ont gardé la conscience de cette rupture de l’interdit, de l’abîme qui les sépare de leurs semblables, d’une profonde altérité par rapport à cette société qu’ils voudraient pourtant exclure en veillant par exemple à ce que les rideaux soient toujours bien tirés, parce que
nos parents n’étaient pas sots au point de s’imaginer que tout le monde aurait approuvé notre mode de vie (1, II)
En même temps, si la société représente le dehors potentiellement dangereux auquel la mère ne s’expose que très peu souvent – ce qui tranche avec ses habitudes exhibitionnistes qu’elle réserve à la compagnie de ses habitués ! – son existence est néanmoins nécessaire, ne fût-ce que pour permettre à l’altérité de se manifester. Si Anne Serre met donc en place une sorte de communauté de l’interdit, dont les membres les plus jeunes évoluent dans la joie et la bonne humeur de leur inconscience, c’est bien une communauté dont le propre n’est pas tellement de subir l’exclusion, mais qui se définit en premier lieu en excluant de leur vie quotidienne et de leur foyer la société ceux qui l’entourent et la cernent, tout en continuant à entretenir des liens ambigus avec ceux-ci, parce que la rupture complète signifierait en même temps la fin de la spécificité de la petite communauté et par là sa fin tout court. Une ambivalence dont le père est pleinement conscient, lui qui aime parader son déguisement dans les rues de la ville et qui y aborde volontiers les passants comme pour s’assurer que ceux-ci ont bien réalisé sa transgression.
Mais quand l’extérieur y pénètre enfin, sous forme d’une assistante sociale venue pour vérifier des rumeurs comme quoi, dans cette maison, l” « intimité [serait] peut-être trop grande entre les membres de votre famille » (1, X), le bonheur cesse pour céder la place au mensonge et à l’hypocrisie. Et c’est par la même occasion que la mort se glisse dans un territoire jusque-là réservé à Éros :
Ces deux mois d’abstinence et de prudence avaient cependant porté un coup peut-être fatal à notre mère. Elle était désormais vraiment malade… (1, XIII)
Ce n’est que peu après, au tout début de la deuxième partie du livre, qu’on apprend la mort de la mère, dans une étrange absence de compassion. Pareil pour la nouvelle de la mort du père deux ans plus tard, accueillie par la narratrice dans l’indifférence la plus parfaite (2, III). Aux relations bien trop étroites de la première partie du récit, celles de l’enfance, s’oppose, à partir de la deuxième partie, qui coïncide avec la fin de l’enfance, une sorte de non-relation. À partir du moment où la narratrice sort définitivement du giron familial, elle consomme donc en quelque sorte la rupture, condamnant par là sa propre famille, le noyau dont elle est issue, à disparaître. C’est pour cela que, après la mort des parents intervenue très vite après son départ, elle constate, à son très bref retour, qu’il ne reste rien de la maison de son enfance, remaniée de fond en comble : « Je ne retrouvai rien. » (2, IV). Une chose comparable se produit quand la narratrice rend visite, beaucoup plus tard, à une de ses sœurs. Celle-ci, gardait
une certaine distance, repoussant loin derrière nous toute allusion au passé, faisant fuir derrière elle et imploser dans les ténèbres, au fur et à mesure qu’elles surgissaient, les images du passé que ma présence ressuscitait. (3, I)
C’est donc le passé qui dérange, dont on doit se garder, qui doit être tenu à l’écart, devenu proprement indicible. La narratrice l’exprime très clairement : « Il était bien qu’il ne reste plus de traces de notre passé. » (2, IV). Mais, en même temps, c’est elle, sorte de rescapée temporelle, qui confronte sa sœur à ce temps pas si révolu que ça, révélant par là qu’elle garde inscrite dans ses chairs les traces de la rupture originelle.
Quand, à 15 ans, la narratrice quitte définitivement la maison de ses parents, elle ne donne pas les raisons de son départ, les ignorant peut-être, tout comme d’ailleurs les voies qu’elle est appelée à suivre : « J’étais ici puis j’étais là : et comment ? je ne saurais le dire. » (2, I). Ce n’est que bien plus tard que la narratrice devenue adulte pourra affirmer :
Si j’ai quitté ma famille très tôt, c’est parce que j’étais prête à mener ma propre vie. » (2, I)
Au seuil de cette vie de nomade apparaît pourtant l’élément stable qui lui permettra de tenir le coup, « la fantaisie […] d’écrire des histoires » (2, I). Dans la vidéo déjà mentionnée plus haut, Anne Serres explique qu’elle conçoit son texte comme celui d’une « initiation qui conduit la narratrice à devenir écrivain », et son parcours est effectivement jalonné d’éléments qui peuvent corroborer une telle explication : les mensonges qui sont autant d’histoires qu’elle invente (2, I), la rencontre, à Rome, du compositeur Studi le bien-nommé (son nom signifiant études), dans la maison duquel on discute de Socrate et d’Aristote (2, VI), l’aveu à Leonella qui lui demande ce qu’elle veut être, question à laquelle elle répond « peut-être un écrivain », même si elle n’est pas encore sûre d’en avoir les capacités (2, VIII). Il faut croire qu’elle aura réussi à avoir raison de ces doutes quand elle affirme, dans une véritable apothéose qui clôture le livre
qu’il suffisait […] d’être extrêmement attentif pour que vivre vous procure une joie terrible, pour que se fabrique une œuvre d’art grâce à votre corps, à vos mains, à vos yeux, à votre pauvre cœur brisé. (3, II)
On peut donc effectivement trouver une certaine cohérence aux explications d’Anne Serre. Mais est-ce bien tout ? Il y a des éléments qui continuent à déranger. Qu’en est-il de la « joie terrible » et du « cœur brisé » ? Comment expliquer ce curieux renversement du passage de l’état d’enfant à celui de femme, qui d’habitude s’accomplit par l’épanouissement de la sexualité et la capacité de procréer. Tandis que, dans le cas de la narratrice, c’est pratiquement l’inverse qui se produit, et son enfance « trop visitée » est suivie par une longue abstinence (2, II). Est-ce qu’Anne Serre voudrait nous faire comprendre que la fertilité du corps est incompatible avec celle de l’esprit ? Et est-ce qu’un tel scénario pourrait expliquer les relations pédophiles et incestueuses de la première partie, par la volonté d’opposer aux joies de l’esprit celles du corps, dans un ordre temporel culbuté ? Il me semble qu’il faut creuser plus loin.
Mes lecteurs réguliers connaissent la véhémence avec laquelle je refuse d’établir une relation entre, d’un côté, un récit et ses protagonistes et, de l’autre, son auteur. Mais il me semble que, dans le cas actuel, on pourrait effectivement admettre que, pour une fois, des éléments biographiques ont investi le récit, que le vécu de l’auteur se mêle à celui, fictif pourtant, de la narratrice. Parce que, si Anne Serre confirme à Anne Diatkine, dans une interview pour Libération, d’avoir été « une petite fille normale », il y a pourtant des traits qu’elle partage avec son héroïne, comme celui d’inventer des histoires : « J’ai beaucoup aimé mentir. » Tout comme la narratrice qui précise que « rien n’est plus facile à un enfant que de mentir, c’est même son univers, celui où il nage avec le plus d’aisance et de succès » (1, IV). Et comment lire ce passage de la même interview où l’on apprend que Mme Serre a renoncé aux enfants et à la conjugalité afin de se préserver pour « cette vigilance » sans laquelle l’écriture n’existerait pas, sans penser à la fin du roman et à l’importance primordiale que la narratrice accorde au fait « d’être extrêmement attentif » (2, II).
Voici un roman qui dérange et qui, en même temps, non seulement plaît, mais fascine. Qui dérange par la mise en scène de l’interdit, et qui fascine par la remise en cause de la sexualité en tant que pouvoir reproducteur et capacité de l’être adulte de s’affirmer comme individu. C’est dans la toute dernière phrase qu’est reprise, et expliquée, la rupture qui définit, qui fait naître l’auteur, en lui imposant le divorce entre le corps qui « fabrique une œuvre d’art » pendant que le cœur se brise. C’est cette rupture-là qu’on retrouve partout, que ce soit celle avec la société dont on ne respecte pas les tabous, celle du cœur de la petite fille sacrifiée sur l’autel de la rue Alban-Berg, celle entre l’enfance et l’âge adulte, et celle surtout qui se reproduit jusque dans la structure du texte, qui se présente donc lui-même comme une déchirure, une plaie ouverte, un cœur dont les « deux parties étaient soudain séparées, déchirées, arrachées l’une à l’autre » (2, IX). Rupture qui anéantit (les parents, la maison, l’enfance) et qui crée en même temps (l’écriture).

Anne Serre,
Petite table, sois mise !
Éditions Verdier, 2012
ISBN : 978−2−86432−688−5
ISBN : 978−2−86432−697−7 (ePUB)
2 réponses à “Anne Serre, « Petite table, sois mise ! » – la plaie au cœur de l’écriture”